Philippe Madral et Alain Nahum, Swing
Philippe Madral et Alain Nahum connaissent et aiment le jazz. Dans leur petit livre Swing, édité par Chantal Giraud Cauchy, ils le montrent avec originalité.
Même si l’image de couverture est rectangulaire (comme le livre lui-même), on veut bien croire Alain Nahum lorsqu’il écrit que le format carré, celui des photographies intérieures, semble « mieux approprié à l’espace du jazz » (page 7) et offre une « grande liberté de composition » (idem). Ses photographies, « images mentales » (idem), deviennent, par un jeu de superposition et de composition, des collages mystérieux dans lesquels le jazz est exprimé de façon graphique et sensible, figurative aussi : ici la trompette de Chet Baker (page 29), là le piano de Bud Powell (page 37) ou le visage de Billie Holiday (pages 21, 22 et 23). Les images d’Alain Nahum ne relèvent pas de l’artifice, elles donnent à voir avec sincérité ce qu’il ressent dans et avec le jazz, qui est « pulsion », « liberté d’improvisation » (page 7). Il cherche aussi et surtout à construire un dialogue avec les poèmes de Philippe Madral.
Celui-ci recueille les « bribes de phrases », les « alliances de sonorités » (page 5) qui surgissent en lui et « frappent avec insistance à [sa] porte » (idem) lorsqu’il écoute les « géants du jazz » (idem), expression convenue pour qualifier les plus célèbres figures du jazz étatsunien au milieu du siècle dernier, majoritairement des hommes – car l’histoire de la musique, comme celle de l’art en général, est pesamment masculine au XXe siècle.
Philippe Madral et Alain Nahum, Swing, Éditions Ségust, collection Zaïn, 2020, 15 €, ISBN : 978-2-901145-05-9.
Doit-on croire Philippe Madral quand il affirme, dans son « Entrée de jeu » (pages 5 et 6), que pour lui « la poésie est une langue étrangère », et le jazz tout autant ? L’écriture claire de Swing, avec des éclats de mots et de sons, permet d’en douter : « La rue comme un trombone à coulisse » (page 16), « La musique pourrit debout/Mais ton saxo Bird/La renverse » (page 11)... Ses poèmes, qu’il écrit comme une sorte de transcription d’éléments offerts par des musiciens familiers (d’où, sans doute, l’usage systématique de leur seul prénom), sont composés avec subtilité.
Swing, qui fait appel, comme tout livre imprimé, au visuel (et un peu au toucher du papier), stimule pourtant le sens de l’ouïe grâce à ce que j’appellerais une forme musicaliste en noir et blanc, dont les accents rythmiques syncopés, ici devenus verbe et signe, sont propres au goût qui anime les deux auteurs. Swing ? Ce balancement rythmique et sonore, si caractéristique du jazz, est presque impossible à expliquer. Mais une définition est-elle nécessaire ? Il suffit pour l’entendre (dans les deux acceptions du terme) de lire les poèmes de Philippe Madral, de regarder les photographies d’Alain Nahum, en écoutant jouer John Coltrane.
Si je n’adhère pas à tous les choix poétiques et plastiques des deux auteurs, dont quelques images m’échappent (comme : « Jusqu’à présent personne/N’avait réussi/A faire entrer un rond/Dans un carré/Ni un carré dans un rond », page 40, qui semble oublier les Carrés avec cercles concentriques de Vassily Kandinsky en 1913, un peintre considérant la musique comme essentielle dans son travail), j’apprécie néanmoins leur travail passionné.
De la première phrase énigmatique qui ouvre le recueil, « Douce ton épée perce l’œuf » (« All the things you are », poème consacré à Charlie Parker, page 11), à la photographie qui le clôt (« ‘Round midnight », avec un poème consacré à Thelonious Monk, pages 42 et 43), se déploie une partition cohérente, écrite avec des sensations fugitives. Hommage intimiste rendu à des musiciens disparus mais inoubliés, Swing diffuse une certaine mélancolie teintée de nostalgie.
Le recueil comprend douze poèmes qui pourraient être comme les douze mesures d’une grille de jazz ou de blues, voire les douze titres d’un album idéal. Dans le livre de Philippe Madral et Alain Nahum, l’énergie du jazz donne du rythme à la poésie et la photographie. Le lire invite à poser sur la platine, un à un, les 33 tours de Miles, Charlie, John, Billie, Nina et les autres, pour se laisser emporter, encore et encore, par le swing.