« Delu­sione ? Il est malaisé de trans­former la désil­lu­sion en force stim­u­lante. » : c’est sur cette inter­ro­ga­tion sous la plume du rédac­teur en chef, Karim De Brouck­er, que s’ouvre ce Numéro 38 de la revue Phœnix. Son dossier élaboré par Franck Merg­er et Lui­gi Sanchi con­sacré au poète ital­ien Gian­ni D’Elia fait le lien entre l’héritage de la pen­sée de Pier Pao­lo Pasoli­ni, écrivain du célèbre arti­cle du 1er févri­er 1975 d’ Il Cor­riere del­la Sera ré-inti­t­ulé « La dis­pari­tion des luci­oles » et le réin­vestisse­ment de la cri­tique de Georges Didi-Huber­man, auteur de l’ouvrage philosophique titré, quant à lui en écho, « Sur­vivance des luci­oles ». Comme si le pas­sage des « illu­sions per­dues » réson­nait en exhor­ta­tion à repren­dre le flam­beau de l’écriture, ce à quoi s’est tou­jours appliqué le dis­ci­ple pasolin­ien Gian­ni D’Elia dans la fréquen­ta­tion de l’œuvre du maître avec lequel il a partagé les luttes sociales des années soix­ante-dix, ce qui n’a jamais empêché chez lui par ailleurs l’ouverture au présent, à l’accueil, à la rencontre.

Réitérant sa ques­tion en présen­ta­tion : « Mais enfin, à quoi ça sert, la Poésie ? », Franck Merg­er donne quelques clés au lecteur : « On glan­era dans ce dossier quelques élé­ments de réponse : à ressen­tir, à exprimer avec un lan­gage par­ti­c­uli­er et à faire ressen­tir ce qui autrement serait au mieux froide­ment analysé ; à créer une com­mu­nauté humaine unie par une expéri­ence et un lan­gage com­muns ; à unir les vivants à leurs morts et à leur présent ; à per­me­t­tre qu’adviennent la musique ou un peu de silence… »

À cette « com­mu­nauté humaine », les pages suiv­antes dévoilent l’entretien pré­cieux de Gian­ni D’Elia et Lui­gi Sanchi, traduit par ce dernier. Elles évo­quent tant la nais­sance de la voca­tion lit­téraire que les lec­tures fon­da­tri­ces, la con­cep­tion pro­pre à l’auteur de la poésie, le tra­vail de l’écriture, les engage­ments poli­tiques et les expéri­men­ta­tions styl­is­tiques… Tel « Un incroy­able cadeau », le texte qui l’accompagne n’est autre que la tra­duc­tion par Filomène Giglio d’un entre­tien que Gian­ni D’Elia don­na en novem­bre 2015 au jour­nal Il Resto del Car­li­no. Il révèle l’importance d’une pho­togra­phie extrême­ment chère à celui qui l’a reçue, trou­vée « dans le porte­feuille de Pasoli­ni le jour où il a été assas­s­iné »… Le témoignage de la liai­son entre Ninet­to Davoli et Pier Pao­lo Pasoli­ni, tel un cri d’amour dans cette nuit atroce !

Revue Phoenix — N° 38, hiv­er 2022, 14 €.

S’inscrivant ensuite dans La lit­téra­ture de ma patrie, la Brève rhap­sodie civile de l’Italie Poé­tique d’après Dante, Cam­panel­la, Leop­ar­di, Saba, Pasoli­ni et Rover­si démon­tre com­ment depuis le mythe du com­bat entre les frères Romu­lus et Rémus, l’Italie dès lors « frat­ri­cide » a été jusqu’à présent inca­pable d’une révo­lu­tion véri­ta­ble qui sup­poserait une destruc­tion de l’ancien, autrement dit un « par­ri­cide », mais le poète ital­ien ne renonce pas cepen­dant à « L’écrin du rêve » : « Pour­tant, nous avions un rêve, / non seule­ment jouir / du jour présent, mais / la joie aus­si de le partager avec les autres, / avec les com­pagnes et com­pagnons de lutte, / tu te sou­viens ? » Signe égale­ment d’un com­pagnon­nage artis­tique, la Let­tre à Gian­ni D’Elia de Mario Richter fait vibr­er la for­mule affectueuse de son adresse en frater­ni­sa­tion véridique : « Très cher Gian­ni, ». Reprenant par la suite à son compte la ques­tion ini­tiale, Filomène Giglio se demande à son tour : « Mais enfin, à quoi ça sert, traduire la Poésie ? ». Elle sous-tend sa volon­té de « ressen­tir, penser, tiss­er : traduire la poésie de Gian­ni D’Elia ». Enfin, le dossier s’ouvre sur deux poèmes inédits de Gian­ni D’Elia, traduits par Filomène Giglio et Franck Merg­er, faisant de la fig­ure du « Poète » « Le ver­sifi­ca­teur / Du futur antérieur » et évo­quant com­ment « La musique du temps » « Ramène à l’inachevé… »

Dans le « Partage des voix » entremêlant para­graphes en prose et stro­phes en vers,  Fab­rizio Bajec, Mar­i­lyne Bertonci­ni, Alain Bris­saud, Aodren Buart, Alain Fab­re-Cata­lan, Christophe For­geot, Christophe Frion­net, Myr­to Gondi­cas, Bernard Gras­set, Pierre Lan­dete, Claude Tuduri  tis­sent les fils  de leurs textes respec­tifs…  Ain­si dans deux poèmes, « Poète-cor­moran », en hom­mage à Tris­tan Cabral, et « Pal­ingénésie », sur les œuvres croisées de la sculp­trice Michèle Bron­del­lo et du pein­tre  Mar­cel Allo­co, Mar­i­lyne Bertonci­ni inter­roge la matière des œuvres – mots, plâtre ou toile – et son impact sur la créa­tion artis­tique et sa final­ité : « La toile panse-t-elle aus­si l’imperfection du monde ? »

 Explo­ration égale­ment des arts plas­tiques, la prose poé­tique de Bernard Gras­set ques­tionne la démarche d’Aurélie Nemours, en emprun­tant des cita­tions à ses écrits pour nour­rir sa pro­pre pen­sée, son­dant l’énigme de la créa­tion : « « La vie est dans l’être ». Nuit et lumière. De l’éclat du silence jail­lit le sens. Jour de fête, de calme allé­gresse. L’expérience a le sceau du brasi­er. Pureté du ton, encre de l’aurore. « Il faut choisir le mystère. » »

Quête d’absolu qui ani­me égale­ment le par­cours de Maryse Gan­dol­fo avec Gérard Neveu dont Louis Rama donne « Éclairage » de « La cor­re­spon­dance inédite de deux jeunes poètes – Une décou­verte », de 1943 à 1944 ! D’abord sa cor­re­spon­dante émer­veil­lée, avant de devenir la com­pagne et la col­lab­o­ra­trice du pein­tre Pierre Ambro­giani, pen­dant 14 ans, puis col­lec­tion­neuse d’œuvres d’art, elle s’affirme non seule­ment fig­ure mar­quante du monde de la pein­ture à Mar­seille mais encore et avant tout poète ! En témoignage de cette pre­mière ren­con­tre qui restera néan­moins amour idéal­isé de Gérald Neveu pour sa jeune égérie, Maryse Gan­dol­fo com­pose des poèmes rat­i­fi­ant leur his­toire com­mune et traçant dans ce dernier un chemin nou­veau, celui d’un salut pos­si­ble au-delà de la sépa­ra­tion envis­agée : « les dés­espoirs sont inutiles / une autre Vie / une autre Ville. »

Invité des « Voix d’ailleurs », Umber­to Pier­san­ti, présen­té par Cristi­na Biz­zarri, et traduit par Monique Bac­cel­li, dont les thèmes de prédilec­tion sont d’une part, le temps dif­férent, et d’autre part, les lieux per­dus. Du moment mag­ique de la con­tem­pla­tion d’un paysage après l’ascension d’une mon­tagne à celui d’un retour à un lieu de mémoire, chargé de l’histoire tant famil­iale que per­son­nelle du poète, son écri­t­ure con­den­sée à l’essentiel sem­ble graver, dans cer­tains des poèmes choi­sis, l’instant cré­pus­cu­laire, le soir d’une vie, ce retour aux racines : « ce sont les arbres secs, / douloureux, / seul qui a longtemps souf­fert / dans la vie / revient tou­jours ici / et tourne autour / avant que le soleil ne descende / et obscur­cisse tout »…

En écho dédou­blé, en dou­ble « génie du lieu », à juste titre, « Génie d’Oc », François Bor­des pro­pose dans « NOIR DE NUIT » le por­trait en miroir de « JOË BOUSQUET PAR JACQUES HENRIC » : « Le Sud. Aux con­fins de l’Occitanie, à quelques kilo­mètres des ter­res cata­lanes. Départe­men­tale 627. Un homme du Sud con­duit, seul dans la splen­deur. » : cet homme, c’est Jacques Hen­ric. Il aperçoit « la loin­taine masse des Cor­bières » : « Pays ascé­tique et pur, mys­tique et héré­tique, dis­si­dent en dia­ble qui a porté et vu vivre l’un des plus grands poètes du vingtième siè­cle » : cet homme, c’est Joë Bous­quet, « l’homme foudroyé, frap­pé par une balle sur le champ de bataille en 1918. », « l’homme fra­cassé, le poète à la colonne vertébrale brisée, au sexe inerte qui pour­tant, envers et con­tre tout réin­ven­ta un art de dire et de vivre l’amour. » Dou­ble vis­age dans la tra­ver­sée de cette nuit d’errance au cours de laque­lle Jacques Hen­ric ver­ra égale­ment sa vue se voil­er avant la guéri­son du regard, nuit com­mune, nuit en partage, nuit com­plice annon­ci­atrice de la lev­ée du soleil, œil réparateur !

Aube sur les presqu’îles d’une parole en « Archipel », les « Spo­rades » : Pas­cal Gibourg, « Besoin d’envol » où remonte sans cesse cette parole nais­sante : « Les mots vien­nent d’un lieu incer­tain, telle une eau souter­raine, une source inex­pliquée. »,  Jean-Paul Rogues, « La neige au cré­pus­cule » où l’expérience glis­sante au soir qui descend rend cette même parole rare : « Il est alors très dur de se met­tre à par­ler, de retrou­ver les mœurs d’un lan­gage qui sem­ble en état de fab­ri­ca­tion à côté de la con­sis­tance ter­ri­ble des choses. », Katia Bou­choue­va, « Petites criques de charme » où l’auteur con­fie : « J’y ai trou­vé aus­si de cour­tes et belles / paroles dans les pla­tanes / deux petits oiseaux per­dus (à qui ? à vous ?) », Maud Thiara, « Tu écris sur toile à cerf-volant » où s’entend « ta langue de pierre / où muer peut-être », Anne Mul­pas, « Ciel-qui-lit (lec­ture de Juin sur Avril de Elke De Rijcke) » où l’on perçoit : « L’émotion tisse les fils de la pensée. »

Jacques Luc­ch­esi, en cri­tique d’ « Arts », se livre, quant à lui, à un panora­ma de trois expo­si­tions récentes : Hôtel de Cau­mont : Raoul Dufy et l’ivresse de la couleur, Art-O-rama, 16ème édi­tion, Vues sur la mer au Musée Regards de Provence, où la sagac­ité du juge­ment se con­jugue à l’élégance du style, tan­dis qu’André Ughet­to s’exerce au « Grap­pil­lage N°7 » ren­dant tout le suc de sa récolte en grap­pil­lant des ouvrages récents : Arnaud Vil­lani, Petites vignettes éro­tiques, chez Unic­ité, L’Exigence de la chair, poèmes de Nathalie Swan, aux édi­tions de Cor­levour, Dits de la pierre, de Bernard Fournier, chez La Feuille de thé, et enfin, Vers l’apocalypse, de Jean-Luc Stein­metz, au Cas­tor Astral… La revue PHŒNIX N°38 s’ouvre alors aux divers­es autres « Lec­tures » par leurs mul­ti­ples lecteurs avisés : Eti­enne Fau­re, Gérard Blua, Philippe Leuck, Murielle Com­père-Demar­cy, Michel Ménaché, Franck Merg­er, Karim De Brouck­er, Nel­ly Car­net, Anne-Lise Blan­chard, Jean-Pierre Boulic, Nico­las Rouzet, Claude Berniolles, André Ughet­to, Nico­las Jaen, Lénaïg Car­i­ou, Anne Gou­rio, Charles Jacquier, Jean-Paul Rogues… À tra­vers cet amour partagé de la poésie, ouvrons encore le partage par la for­mule con­clu­sive de l’avant-propos de Karim De Brouck­er : « Dif­fi­cile de pra­ti­quer la poésie sans amour, ou d’aimer sans poésie… Paul Élu­ard lui aus­si voy­ait les deux ne for­mer sur ces cartes que le flux d’un unique océan : « L’amour la poésie ». »

 

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.