J’ai rencontré l’œuvre de Pierre Dhainaut dans la revue Voix d’encre. C’était en 2005 et le texte s’intitulait « Toujours à l’avant du jour », une suite de notes dans lesquelles il définissait la poésie comme une architecture de souffles et déclarait que si les poèmes ont une fin, celle-ci n’est jamais définitive. Depuis, j’ai lu Dhainaut à maintes reprises, et si je partage toujours sa définition de la poésie, j’aime surtout sa formulation toute personnelle, car dans ce nouveau livre comme dans les précédents, son écriture est simultanément poésie et réflexion sur la poésie.
Pierre Dhainaut- Et même le versant nord,
Éditions Arfuyen 2018, 88 pages, 11 €
Le recueil comprend quatre parties introduites par un poème évocateur de l’enfance et dans lequel très vite les sons prennent le pas sur les images. De la vasque où flottaient quelques morceaux d’écorce/ornés de voiles de papier ou d’oriflammes, /l’eau s’écoulait […] Mais en profondeur le silence, c’était le bruissement du lierre, le tumulte/du torrent…
À l’orient de la musique (titre de la première partie) nous donne à lire deux poèmes, écrits à l’issue de concerts, circonstances favorables à la prise en compte de la prédominance du souffle et des sons. Si le poète est en proie à la solitude au milieu du chaos, sa peur de la mort s’efface devant une attitude d’écoute créatrice de liens. Ainsi, s’adressant autant au double de lui-même qu’au lecteur, il nous affirme : « rien ne s’éteindra tant que tu t’accordes. » Et c’est sur un très bel aphorisme (de ceux que l’on pourrait lire sur un vieux cadran solaire) que s’ouvre le poème qui suit : Oui, la vie n’est qu’un souffle, il passe/quand nous croyons qu’il meurt.
Vents et Lumières constitue la plus grande partie du recueil. Il y est question de voix, d’arbres, de neige, de nuit, de mort, et très souvent d’enfants, de l’enfance en général, de ses petits-enfants, mais aussi de l’enfant qu’a été l’auteur et dont la voix persiste : La voix n’a pas vieilli, la voix augurale/chante au pied des arbres.
Pierre Dhainaut nous fait entrer dans un monde où le souffle qui maintient la vie permet d’outrepasser le visible, où la voix remplace la mémoire. Tu appartiens à l’air, à son écume envahissant la gorge écrit-il. L’air impalpable, invisible, s’oppose ainsi aux images. A quoi bon s’attacher à ce qui n’est point son essence ? On mutile une vie en se préoccupant/du sort de la fumée, écrit-il (p.50).
Sa poésie nous transporte au cœur des mots, voire dans leur âme, car le mot est beaucoup plus qu’un vocable. Les mots sont vivants. Les mots s’évadent de leurs traces. Ils nous ouvrent au monde en nous emportant au-delà du signifié. Il suffit de passer « outre à la clôture » et le poème crée cet espace favorable aux arbres et à la neige.
La troisième partie, Dits de reconnaissance est formé d’un poème versifié suivi d’un texte en prose. On y lit les recommandations du poète induites par sa relation aux mots : « Remercie les poèmes, ils te comblent/en n’étant qu’une promesse. » et, en écho au titre des textes parus en 2005 dans la revue Voix d’encre, il réaffirme l’idée que, semblable à l’oiseau qui chante avant l’aube, le poème est toujours devant toi (p.56).
Apparaît ensuite le « versant nord » qui donne son titre au recueil. Élément central de ce dernier, il sert de transition à la dernière partie. Dhainaut y définit la poésie comme une absence d’écriture, ce qui n’est pas sans rappeler René Char, mais alors que ce dernier reconnaissait le poète au nombre de pages insignifiantes qu’il n’écrivait pas, Dhainaut appelle « poésie » ce que jamais nous n’écrirons (et qui justement nous fait écrire avec les vents porteurs de lumières en mouvement comme en enfance).
Prélèvement à la source, la dernière partie, nous emporte à travers une succession de courtes proses qui interrogent la relation entre le poète et son œuvre et nous montre la poésie comme un but jamais atteint, le poème n’étant qu’une approche, un prélude à la poésie : Il n’y a pas de poèmes à proprement parler, il n’y a que des avant-poèmes en permanence réécrits, revécus. Le poème s’engendre lui-même : Le poème qui ne savait pas qu’il est un poème s’incarne en incarnant la poésie. Il se garde d’en prononcer le nom, à son tour il deviendra une source. Le sens en est toujours provisoire.
Si Pierre Dhainaut continue à donner un titre à ses recueils, s’il emploie toujours les majuscules en début de vers et les points en fin de phrase, s’il prend soin de préciser les dates de création de ses poèmes dans des notes (dont il justifie la présence) en fin de livre, il n’en avertit pas moins son lecteur de sa conception contraire à ces usages : « Est-il indispensable de mentionner les dates entre lesquels les poèmes ont été composés ? » « La majuscule est inutile au début des poèmes, inutile le point à la fin. » « Les poètes devraient pouvoir présenter leur recueil sans titre. »
Enfin l’auteur nous rappelle que le poème ouvre un dialogue avec le lecteur lequel « convoque tous les poèmes qu’il connaît. » Ainsi, aucun poème n’est solitaire (p. 65). Avant une dernière allusion à l’enfance, le recueil s’achève sur une affirmation d’une grande humilité : pour Dhainaut, les poèmes devraient être écrits sur des feuilles volantes que des passants découvriraient au hasard. Peu importe le nom de l’auteur, les poèmes n’appartiennent à personne : Les livres entretiennent cette illusion qui fait de nous des propriétaires, nous disons « nos poèmes » alors que l’acte qui leur a donné naissance est le moins cupide et le plus incertain. Il met au monde ce qui nous met au monde.
Et même le versant nord est un livre écrit entre vigilance et abandon, à la limite entre le monde extérieur et le monde intérieur du poète, une poésie qui pense et se pense elle-même dans une remarquable mise en abîme qui suscite chez le lecteur écoute et méditation. La vie ne se résume-t-elle pas à la lente extinction du mot ?
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