« Ici », le mot est bref comme un soupir, comme l’instant dont les sagesses orientales valorisent l’expérience, et que Pierre Dhainaut regarde assurément comme un accomplissement. Mais « ici » résonne également comme un cri au son aigu, car ici peut aussi être, est le lieu des souffrances, dont la rudesse ne saurait être édulcorée quand même le poète entend la traverser.
De fait, ce recueil de Pierre Dhainaut est non pas sombre, mais grave et âpre comme la lucidité, plein de résistance, même si, en définitive, les pas, les mots, les vers vont en direction de ce qui les fait « jubiler » : « la lumière », l’« esprit de fête ».
La nuit, l’épreuve néanmoins jalonnent les pages. C’est d’abord l’épreuve du corps malmené et hospitalisé, qui a « mal » sur le « brancard » et dans les « couloirs ». Mais c’est aussi la nuit d’une âme à laquelle ses viatiques font défaut désormais, qui a quitté son « Âge d’or », ce temps où « tout s’appelait (…) par des noms d’arbres / ou des prénoms d’enfants », qui doit se résigner à un certain épuisement spirituel. De ce tarissement, estime le poète, les « regards », non les circonstances, sont « responsables », qui depuis longtemps n’ont pas vu les « arbres », qui manquent d’attention comme l’ardeur fait défaut à l’âme : « Ni les événements, ni les émotions ne manquent. (…) Le fonds est intact, où puisent les poèmes, mais une lassitude envahit l’esprit avec le corps : (…) la vieillesse ou le reflux de l’énergie vitale dont la poésie est l’un des noms. » Être d’ici, c’est donc ne pas se voiler la face ; se tenir « face à l’instant qui vient » exige d’en accepter l’amertume, la conscience douloureuse.
Pierre Dhainaut, Ici, éditions
Arfuyen, 2021, 12 €.
Il n’y a pas jusqu’à la croyance en la vertu secourable de la poésie qui ne doive céder ; du moins le poète émet-il des réserves sur la capacité du sens à nous ranimer quand nous sommes jetés bas ; du pouvoir de la musique des mots, en revanche, il ne doute pas : « Les patients eux-mêmes, livrés à la douleur, n’ont-ils pas oublié la poésie ? Ils s’en souviendraient, de quel secours serait-elle ? La question est affreuse pour qui, avant qu’il ne soit hospitalisé, la situait à la source ainsi qu’à l’horizon de son être. Une fin de vie s’en passe. Mais de la musique, au plus intime, subsistent des sons ou des souffles qui nous enchantent encore. » Et c’est assez finalement pour que la foi en le poème demeure, lui qui ne parle « que de naître », renaître.
Pierre Dhainaut dit donc dans ce recueil la sensation éprouvante du vide et de l’exil, pour avoir été déserté par « le mot unique / inspirant les poèmes ». Ce mot, on imagine qu’il puisse être celui de « ferveur », « le seul sacré » comme il l’écrivait naguère, et qui de fait n’apparaît pas dans ce recueil. Pourtant, si la ferveur n’est pas nommée, le poète a bien été traversé par elle, comme en témoignent précisément les poèmes du recueil. Sans doute Pierre Dhainaut regrette-t-il un temps qui n’est plus, temps prodigue, où la confiance (autre nom, ou sœur plus modeste de la ferveur) était sans doute intermittente mais aisément renouvelée. Toutefois, l’effort même du poète vers l’ouverture appelle la confiance :
Ouvrir
les poings, la porte,
l’espace,
ouvrir la nuit.
Plus aléatoire, plus rare, la confiance n’a pas disparu. Elle n’est certes pas donnée ; elle est plutôt une source qui se travaille et s’entretient, comme le révèle la répétition d’un poème qui en fait son objet, et qui est significativement répété. Il se trouve en effet placé au début et à la fin d’une suite de quatrains, « Prises d’air », que la confiance, précisément, semble innerver :
Donner encore
quand on a tout donné,
confiance au temps,
confiance.
La confiance en somme est un courage autant qu’une générosité qui se nourrit elle-même, une audace, d’autant qu’elle a non seulement pour corollaire mais pour condition peut-être l’effacement de soi :
Oyats, noroît,
prendre plaisir
à rester anonyme
en les nommant.
« Les mots attendent » donc, « les mots fragiles, / que ne les embarrasse aucune entrave » ni aucun écran : « oublie-toi » s’exhorte le poète. Mais le vœu est évidemment d’autant plus difficile à exaucer que le corps crie, rappelle sa misère au cœur qui peut en venir à désespérer. Le mérite du poète confondu à l’homme cependant est d’avoir fait de l’épreuve l’occasion d’un approfondissement de sa conscience, partant l’occasion d’atteindre à une sagesse rien moins que théorique : « tu n’as rien vu encore, / tu n’as fait que passer, trop vite. Regarde. » Rien ne doit être fui, pas même l’environnement hospitalier ; il faudrait au contraire s’enfoncer dans l’instant et le lieu. Symboliquement, ces vers expriment le sentiment de n’être pas assez au monde, ils disent le désir de vivre et de connaître, de co-naître encore et encore au monde qu’on n’aura jamais assez regardé. Et le poète découvre, retrouve un moyen de compenser la raréfaction des viatiques, des ferments de sa confiance dont arbres et enfants sont les plus vifs représentants : il s’agit d’aimer davantage ce à quoi on s’est fié, qui nous manque ; l’amour comme substitut de l’absence, l’amour de ce qui manque : « les corps, / les corps et les mots ont conscience / qu’il n’y a plus d’enfants ni d’arbres, / l’espoir redouble, de les aimer sans faille. »
Ce recueil, le titre le suggère, est donc celui d’une acceptation qui libère en soi les sources : espoir, confiance et souffle. Mais cette acceptation se manifeste sans posture aucune. Adhésion, plutôt qu’acceptation, elle n’est d’ailleurs pas une décision, mais une expérience, la sensation de prendre part « au rythme universel des cœurs », à la « sève » continue autant qu’à la mort, autant qu’aux ténèbres à l’égard desquels ne sied « ni l’assentiment (…) ni le refus » ; car le fait est qu’ « on y prend part, on y emprunte / la vigueur du frisson, la fulgurance » et le désir de naître éphémère :
Avec les ondes
dès leur naissance
apprendre
à renaître éphémères.
Dans ces vers et d’autres l’idée du caractère éphémère de chacun ne suscite pas seulement le consentement du poète mais presque la jubilation d’un Saigyô, poète et moine japonais du XIIème siècle, qui écrivait :
Parmi les fleurs écloses
Sur la haie
Un papillon voltige
Ah ! l’envie d’être, avec lui,
Si éphémère.
Qui veut se tenir « face à l’instant qui vient », qui prend l’instant pour témoin et mesure de sa vie ne peut que se sentir éphémère et renaissant sans cesse. Mais il trouve sans doute aussi dans cette expérience et cet accord de quoi consentir à ses ultime limites. Pierre Dhainaut en effet exprime superbement dans un poème le point d’équilibre auquel l’épreuve et l’amour ensemble l’ont placé : « Oscillation de la cime d’un frêne / en hiver comme à l’heure où le feuillage / est délaissé du vent, cris de mouettes / qui s’accentuent, il y en aura jusqu’au soir, / tu te tiens à distance égale / du sentiment d’appartenir et de celui / de perdre ».
Il y a là, sous la forme du constat, une leçon à laquelle la vie se charge, se chargera de nous ouvrir, que préparent certains livres, des livres tels qu’Ici.
Présentation de l’auteur
- Pierre Dhainaut, Ici - 21 septembre 2021
- Anne Dujin, L’ombre des heures - 20 décembre 2019
- François Debluë, Pour une part d’enfance - 4 septembre 2018