Pierre Gabriel fut un poète dis­cret qui, né à Bor­deaux en 1926, vécut dans le Gers à Con­dom où il exerçait la pro­fes­sion de dis­til­la­teur. Il ne fréquen­ta pas les céna­cles, se ren­dit rarement à Paris, mais, fidèle à un esprit arti­sanal, pub­lia des années durant une revue de poésie qu’il impri­mait sur sa presse à bras : Haut Pays. Il mou­rut en juil­let 1994 : il n’eut pas le plaisir d’aller recevoir le Grand Prix du Mont Saint-Michel qui lui avait été attribué pour l’ensem­ble de son œuvre. Aupar­a­vant quelques prix avaient récom­pen­sé son tal­ent: le prix Voron­ca ( 1958 ) pour Les Voix per­dues ( Subervie ), le prix Artaud ( 1967 ) pour Seule mémoire ( Rougerie ) et le prix Apol­li­naire ( 1983 ) pour La Sec­onde porte ( Rougerie ).

L’œu­vre de Pierre Gabriel, dont il faut bien s’ac­corder à dire qu’elle sonne humaine­ment juste, est jalon­née de recueils aux accents sin­guliers mais que l’on peut scinder, pour la com­mod­ité, en deux par­ties. La pre­mière com­porte des poèmes de fac­ture clas­sique qui dis­ent l’en­fance per­due, le passé encore proche, la soli­tude, ain­si que l’amour, enfin, à par­tir de 1972, avec La Main de bronze, se con­stru­it une philoso­phie de la des­tinée. A cette époque, s’éla­bore égale­ment une écri­t­ure qui manie l’an­tithèse, la dual­ité dans les ter­mes et qui révèle un homme tour­men­té mais refu­sant le pathé­tique, adop­tant une atti­tude stoïque en face de notre con­di­tion. Cet homme sans Dieu, mais qui, sou­vent, se réfère à des dieux anciens, livre sa pen­sée, dit l’am­biguïté de notre des­tin partagé entre l’ab­surde d’une mort envis­agée sans crainte et le désir que nous avons de main­tenir au plus près la vie, une vie qui aspire à l’é­ter­nité. Ce désir d’être au monde, Chris­t­ian Hubin, dans l’é­tude qu’il a con­sacrée à Pierre Gabriel et parue aux édi­tions Subervie, le souligne par ces mots : Cha­cun des poèmes de Pierre Gabriel tente de préserv­er une lueur que déjà la nuit guette, une flamme qui, à peine allumée, vac­ille sous un souf­fle noir, mais s’ob­s­tine et s’acharne à sur­vivre. Dès lors, com­ment ne pas suiv­re l’it­inéraire de Pierre Gabriel au long des recueils qu’il a patiem­ment confectionnés.

       Dans Les Voix per­dues sont con­tenus les thèmes à par­tir desquels Pierre Gabriel dévelop­pera plus tard ce que l’on peut appel­er sa philoso­phie exis­ten­tielle. Par ces poèmes est traduite sa nos­tal­gie pour une enfance vers laque­lle il voudrait revenir :

 

De tous les sen­tiers que la neige efface,
Sauras-tu trou­ver, au bord du matin,
Le seul où tes pas lais­seront leur trace,
Le sen­tier secret par­mi les jardins
Où l’en­fant per­du te pren­dra la main ?

 

De même transparaît le goût pour rap­pel­er les priv­ilèges de la mémoire, alors que l’on note, déjà, la présence de la mort çà et là évo­quée, un thème qui hantera son œuvre et, avec elle, la fuite inex­orable du temps : J’in­ter­roge le temps per­du, écrit Pierre Gabriel et cette inter­ro­ga­tion n’au­ra de cesse.

       Avec Seule mémoire, une voix plus assurée s’élève et une quête com­mence. Dans ce recueil, la mémoire appa­raît comme le fac­teur qui per­met de met­tre en lumière des pans d’une exis­tence qui n’ap­par­tient plus à l’homme. Avec les rap­pels par­fois dra­ma­tiques de la mémoire, Pierre Gabriel s’ef­force de nom­mer ce qui l’en­toure, comme pour ne pas dis­paraître de sa vue, pour ne pas que la nuit l’en­ferme défini­tive­ment. Pour­tant c’est bien la mémoire qui con­duit le poète vers l’aube et repousse les ténèbres. Instant qua­si mirac­uleux que celui où le présent, qui est la parole dans son immé­di­ateté, et la mémoire se ren­con­trent. A par­tir de ce moment, la vie tou­jours pos­si­ble, l’amour à venir, sont à la portée du regard :

 

                   Je par­le, et te par­ler me suf­fit à survivre
                  
Si ma vie naît enfin de ta seule mémoire.

 

Avec la mémoire s’ef­fectue le retour inat­ten­du aux sources de l’en­fance et, par con­séquent, dans des zones que le temps n’at­teint plus, à tra­vers un pays que Pierre Gabriel n’a jamais aban­don­né et dont la per­ma­nence le ras­sure. Dans ces instants d’ex­cep­tion où, pro­vi­soire­ment, est exclue l’idée de la mort, le lyrisme de Pierre Gabriel témoigne d’une fer­veur envers la vie et la terre, d’un bon­heur pré­caire certes, mais con­quis dans son éphémère durée :

 

                   Je t’of­fre ce pays, son poids de grappes mûres,
                   L’om­bre d’un homme seul, ici, porte trop loin
                   Je te fais aujour­d’hui le don joyeux du vent.

 

Mais de tels instants sont rares et le retour à soi fait resur­gir la présence de la mort et de ses mys­tères, tan­dis que s’af­firme la pen­sée d’un monde privé de Dieu. « …je sens je rôder la mort / Et j’ap­pelle au sec­ours, mais Dieu n’est pas d’i­ci ». Ce recueil, autant que les suiv­ants, met­tent en lumière la quête d’une parole qui nom­merait tout, d’un silence qui recou­vri­rait tout et livr­erait la clef de l’énigme en don­nant nais­sance à cette parole. Dès lors on note de nou­veau une con­struc­tion duelle : parole et silence, de même que voisi­nent l’e­spoir et la douleur. Cette notion de « dou­ble » tra­verse une grande part de son œuvre, traduisant l’in­cer­ti­tude qu’éprou­ve Pierre Gabriel, le doute qui le car­ac­térise et qu’il n’hésite pas à nommer.

Avec La Main de bronze s’im­pose une œuvre fondée sur l’in­ter­ro­ga­tion d’un homme sur la des­tinée, en même temps qu’il recourt à des poèmes aux allures de fables, de réc­its en prose, un genre qui per­met de savoir que Pierre Gabriel fut aus­si l’au­teur de deux romans: L’Ormeau et Une vie pour rien, ain­si que d’un livre de nou­velles: Le Ser­pent bleu  (Prix Prométhée 1988). La Main de bronze est un des livres majeurs de Pierre Gabriel. Il y décrit le sort de l’homme pris dans un univers qu’il ne com­prend pas tou­jours, un monde dans lequel le juste est aban­don­né à son sort, enfer­mé dans un labyrinthe qui ressem­ble à une prison, mar­tyrisé, con­damné à mort : Sur la vit­re battue de pluie grondaient de funèbres tam­bours. Une porte claque. On venait le chercher. On traîn­erait son corps vidé de sang sur les lieux du sup­plice. Dès l’abord est dénon­cé le sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité qu’en­tre­tient cha­cun de nous et la révéla­tion de notre faib­lesse. Quant à la soli­tude qui s’af­firme, elle provoque la crainte, l’in­com­préhen­sion au détri­ment d’une force imposée en face du monde. Il y là des accents pas­caliens pour exprimer une philoso­phie de l’ab­surde, alors même que Pierre Gabriel avoue que la joie doit être préservée : Taisez, par pitié, cette joie, et ce bruit déchi­rant du sang qui reprend vie, du monde qui bat la chamade. Au regard lucide du poète n’échappe pas l’il­lu­sion de la lib­erté : Encore quelques pas, et je serai sauvé. Que je parvi­enne au bout de ce chemin, et je me croirai libre, écrit-il. Mais, dans un dernier sur­saut, il refuse de s’a­ban­don­ner au dés­espoir et l’in­ter­ro­ga­tion qui clôt le dernier poème de ce recueil en témoigne : Encore un pas. Vers quelle autre lumière ? Cha­cun répon­dra à sa con­ve­nance selon ses croyances.

       Lumière natale con­tin­ue d’ex­pliciter la philoso­phie de son auteur et, dans l’ex­pres­sion de sa pen­sée, on note de nou­veau le recours à la dual­ité qui traduit sa volon­té de faire la même part à cha­cune des propo­si­tions. S’in­scrivent égale­ment dans ces poèmes la man­i­fes­ta­tion de la mort et la lutte entre­prise con­tre celle-ci, mais aus­si la vic­toire de la vie avec l’ac­cep­ta­tion d’une fin qui serait en quelque sorte l’at­tente de l’éternité :

 

                   A chaque souf­fle, à chaque mot
                   Notre sur­sis s’accroît
                   D’un même écho, d’un souf­fle égal
                   Au seuil d’un jour qui n’au­ra pas de fin. 

 

Pierre Gabriel instau­re un monde où il est ques­tion d’un dieu ou de dieux mais pas de Dieu, ce que l’on avait déjà noté, alors qu’il s’ef­force de préserv­er la lumière, de savour­er l’éphémère, de pari­er en faveur d’une renais­sance pour un cycle sans fin.

       Dans La Sec­onde porte, la médi­ta­tion de Pierre Gabriel s’ap­pro­fon­dit, tan­dis qu’il pour­suit son inter­ro­ga­tion sur le sens de la vie et que son écri­t­ure devient plus dense, chargée d’un mys­tère sol­idaire de sa démarche. De nou­veau on note cette dual­ité de la pen­sée qui s’ex­prime par des antithès­es : vie-mort, céc­ité-lumière, mots-silence… Cette dialec­tique se charge de plus de poids au moment où le poète essaie de con­cili­er, dans une même unité, ces deux formes con­traires, de même qu’il s’ef­force à l’ap­pren­tis­sage du temps. Dans la fusion de l’éphémère et de l’é­ter­nité à laque­lle l’homme est promis se résout le dilemme :

 

                   Le temps ne brûle que le temps,
                  Toute parole est sans limites,
                  L’é­ter­nité passe par nous. 

 

Extrait de la nuit ini­tiale, l’homme naît désor­mais au monde, ébloui par cette nais­sance qui passe par les mots. Cette révéla­tion de l’u­nité devant laque­lle le mys­tère demeure, con­duit Pierre Gabriel à dévoil­er sa vision d’un monde où s’im­pose l’ab­solu. Par une poésie ouverte, fidèle à la lumière qui le guide depuis longtemps, Pierre Gabriel situe l’homme au cœur de l’u­nivers, dans l’at­tente d’une révéla­tion au-delà des temps, cer­tain que rien n’est jamais per­du des paroles, des ques­tions posées.

       La Route des Andes a été écrit à la suite d’un voy­age au Pérou, terre d’une civil­i­sa­tion qui a con­sacré la mort des dieux. Au cours de ces errances dans des lieux où per­dure encore le sou­venir des Incas s’ex­prime une leçon de vie. Certes la mort est tou­jours présente, rap­pelée à plusieurs repris­es, mais tou­jours en par­al­lèle avec la vie qui la précède et lui succède :

 

                   Un seul éclair désigne ici
                   L’éphémère brasier
                   D’où renaî­tra de toute éternité
                   L’ét­in­celle qui porte vie.

 

Ce va-et-vient entre absence et présence est inces­sant, de même que s’af­firme le désir de décou­vrir l’énigme d’une exis­tence jusqu’à présent réduite à des incer­ti­tudes. Ce qu’il faut retenir aus­si de ce livre, c’est l’évo­ca­tion de la puis­sance de la nature qui entre­tient avec les hommes des liens d’ex­cep­tion. Ain­si la forêt, le fleuve affir­ment leur grandiose suprématie :

 

       Une autre sai­son nous enclot dans la touf­feur de la forêt qui parle.
       Ici, notre enfance renie ses rites, ses mirages, ses chemins s’as­tres fabuleux.
       Entre ciel et désir, le fleuve s’ou­vre à l’é­trave des songes,
       Son haleine embue notre regard, efface notre voix.

 

Au cœur de ces paysages Pierre Gabriel com­prend que la vie et la mort se con­fondent et que pareils lieux s’ou­vrent sur l’é­ter­nité, tan­dis que la notion de sacré s’im­pose avec force. Au cours de ce par­cours, le poète guette avec espoir l’ap­pari­tion de la lumière parce que le soleil a tou­jours été vénéré comme une divinité et égale­ment parce que cette lumière est aus­si le véhicule de la parole. Dans les villes aban­don­nés, ruinées qu’il tra­verse, Pierre Gabriel voit la mort s’ef­fac­er au prof­it d’une renais­sance tou­jours atten­due. Sa marche le con­duira à la décou­verte d’un lieu véri­ta­ble chargé de mythes déten­teurs de la vie. Ce sera devant la con­tem­pla­tion des som­mets habités par les anciens dieux qu’il com­pren­dra que s’ac­com­plit l’in­car­na­tion du temps et de la parole :

       Chaque heure naît de notre sang, chaque heure d’a­vant nous, d’a­vant même le monde.
      
Midi aveu­gle règne. En toute chair vont s’ac­com­plir le temps pré­caire et sa parole.

Après une ascen­sion à la fois physique et spir­ituelle, l’homme peut enfin se dépouiller du super­flu, accéder à sa délivrance et par­venir à la con­quête de soi :

 

       Tu as gravi l’in­vis­i­ble paroi,
       Mais la cime se tient au-delà, étince­lante et pure à l’in­stant de la foudre,
       Plus haute encore,
       Cime plus que jamais.

 

Dans ces poèmes, Pierre Gabriel exprime avec fer­veur l’e­spoir qui ne l’a jamais quit­té de voir resti­tuée à tout être humain la dimen­sion qu’é­tait la sienne. Entre l’homme mythique des Incas et l’homme con­tem­po­rain s’ac­com­plit une admirable fusion grâce au regard que porte le poète sur cette terre où souf­fle encore l’e­sprit de ses anciens habitants.

       Le par­cours poé­tique de Pierre Gabriel s’achève avec La Cinquième vérité, recueil posthume, qui reprend les poèmes de La Main de bronze, mais qui con­tient de nom­breux inédits, beau­coup d’en­tre eux aux allures de réc­its, de paraboles. Dans ces derniers les sym­bol­es employés accentuent une impres­sion d’é­gare­ment, le sen­ti­ment que tout être humain est con­duit à sa perte, tan­dis que sont soulignées l’ab­sur­dité des cou­tumes, la haine à l’é­gard des autres: Rien n’a changé en apparence. Ma mai­son reste ouverte à l’ac­cueil. Mais on m’évite désor­mais. Je sens peser la haine aux yeux glacés. De même la mort se con­fond à la vie bal­bu­tiante et sans cesse Pierre Gabriel oppose le feu à la cen­dre afin de sug­gér­er le con­traste entre l’il­lu­sion pré­caire et la réal­ité : Mais de quel feu s’al­i­mente le feu quand toute soif avive notre soif, quand notre chair déjà porte le nom de cen­dres. Aus­si, au cours de ce voy­age involon­taire, l’homme con­state-t-il son désar­roi : le monde lui demeure étranger même si les choses s’of­frent à lui dans leur frater­nelle con­nivence. Il pèse sur cha­cun d’en­tre nous des men­aces insoupçon­nées qui s’im­posent dans leur évi­dente clarté. Reste la quête de la lumière, frag­ile espoir entretenu et exprimé sobrement :

 

                   Je ne sais rien de la lumière
                  
Qui se cache sous la lumière.

 

Dès lors, la vie étant ce peu de cen­dres entre les paumes de la mort, quelle autre solu­tion reste-t-il sinon l’ac­cep­ta­tion de sa pro­pre fin sans renon­cer pour cela à l’e­spoir, sinon les mots aux­quels le poète s’at­tache et se rat­tache avec nos­tal­gie, man­i­fes­tant une atti­tude digne à l’im­age de ce qu’il fut tou­jours envers l’existence ?

       Tout au long de son œuvre Pierre Gabriel a su appro­fondir sa médi­ta­tion, éten­dre son regard dans un dou­ble mou­ve­ment où la présence et l’ab­sence se côtoient. Toute­fois il aura fal­lu que lui soit révélée la des­tinée de l’homme pour que la vie et la mort se décou­vrent l’une à l’autre par le biais de la pen­sée et des mots. Grâce à eux, Pierre Gabriel accé­dait à un temps pri­mor­dial. La poésie l’en­traî­nait alors sur des chemins jusqu’à présent inter­dits vers lesquels il con­duit le lecteur avec lucid­ité et courage.

 

                                                                             

       Bib­li­ogra­phie sommaire

      

Les Voix per­dues ( Subervie, 1958 )
Seule mémoire ( Subervie, 1965 )
La Main de bronze ( Cham­bel­land, 1972 )
Le Nom de la nuit ( Rougerie, 1973 )
Lumière natale ( Rougerie, 1979 )
La Sec­onde porte ( Rougerie, 1982 )
La Route des Andes ( Rougerie, 1987 )
La Cinquième vérité ( Rougerie, 1994 )
L’Amour même ( Voix d’en­cre, 1997 )

 

Arti­cle paru dans le numéro 54 de Aujour­d’hui Poème, octo­bre 2004

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