Pierre Gondran dit Remoux, La Grande Guerre, extraits
La terre
La terre n’a plus ni de haut ni de bas
Tous horizons morcelés et retournés
Par le soc roulant des obus
La terre n’a plus ni de haut ni de bas
Les corps gonflés en émergent tels les fruits horribles
Du bêchage méthodique
Par le tranchant de l’acier
La terre n’a plus ni de haut ni de bas
Nulle strate, nul temps, nul ordre
Terre au passé effacé et au présent déchiré : la mort s’étale sans borne
Où les crânes des uns subductent les crânes des autres
Dans la boue
L’homme creuse de ses mains
L’argile froide
Et dégage son visage
Pâle et placide
Il est mort mais se rassemble
Un fémur ici, une cheville là
Il est mort mais se rassemble
Une pommette là, un doigt ici
L’homme creuse de ses mains
L’argile froide
Et dégage un visage
Qui lui ordonne de cesser
Il est mort mais se rassemble
Sous les cris jaloux des autres morts
Dispersés dans la boue
Qui hurlent seuls dans la nuit
Les fantômes
Les fantômes qui jaillissent des trous d’obus
Sont maintenant trop nombreux pour me faire peur
Régiments entiers de disparus
Qui errent entre les lignes
Je les vois le jour, figures grises démembrées soulevées par la poudre noire
Je les vois la nuit, halos pâles et fugaces virevoltant dans les déflagrations
Les fantômes qui jaillissent des trous d’obus
Sont maintenant trop nombreux pour te faire peur
Régiments entiers de disparus
Qui errent entre les lignes
Tu m’y vois le jour, accompagnant les plus intrépides
Tu m’y vois la nuit, consolant les incrédules
Le chapiteau
Ma tête gigantesque et évidée
Est comme un chapiteau posé dans la clairière
Une longue colonne d’estropiés
Y pénètre par l'orbite
Leurs lamentations résonnent
Sous ma voûte crânienne
Ils ressortent en rampant
Par ma tempe éclatée
Et s’éloignent en claudiquant dans la forêt
Cortex
Ils se tiennent debout dans le champ noir
Une blanche absence derrière leurs yeux apeurés
Ils ont perdu la raison
Emportée dans l’ombre par le fracas
Détachée d’eux, arrachée au loin, virevoltant dans la poudre
Ils ont perdu la raison
Comme ces arbres ont perdu leur écorce
Dénudés par le souffle des déflagrations
Qui se tiennent debout dans le champ noir
Troncs blancs et fendus, étêtés