On ne cesse jamais d’écrire sur les mères.
Mères aimées, haïes, perdues et regrettées : inépuisable topos littéraire, que ce lien à celle qui nous donna la vie, et dont l’existence conditionne la nôtre.
L’originalité singulière du récit de Pierre Perrin tient au fait qu’il est tout à la fois un récit presque documentaire sur la vie familiale et rurale dans la première moitié du XXème siècle, une réflexion héraclitéenne sur l’être et le passage du temps — qui “coulent entre les doigts” — et l’oeuvre d’un poète interrogeant son écriture.
Du premier chapitre (dont le titre est frappé comme un alexandrin) au dernier, dont l’injonction, “Oublie la fosse”, clôt la boucle de sa quête, Pierre Perrin inlassablement reprend ses notes, ses photos, nous fait suivre le travail en cours et, dédaignant la chronologie, creuse ses souvenirs, comme on creuse une tombe, à partir du dispositif mis en scène dès l’incipit :
Les livres empilés de guingois retardent encore un peu le face à face dans la ténèbre. Avec les photos exhumées, triées parmi un petit nombre, et les papiers jaunis pieusement dépliés, le bureau est sens dessus dessous. Ma mère trône, à son corps défendant, sur un désordre qui l’épouvantait. Cependant je descends, la gorge sèche, dans le puits des années mortes. Pour peu que je ferme les yeux, des rats tout à coup couinent sous mes doigts et courent sur mes bras. Ils sautent sur ma tête. Parfois ils lèchent ma figure. La boue avec ses relents de charogne m’envahit les lèvres et les pieds, au sol, déjà font craquer des ossements qu’aucune lumière ne pourrait réanimer.
Exhumation cyclique, au rythme de l’écriture, et du style de l’écrivain, ici superbement proche de l’étymologie. De son style-scalpel Pierre Perrin fouille ses souvenirs, sculptant, remplaçant — par l’itération de ses boucles et reprises — l’éternité jamais atteinte de l’éternel retour. Par l’écriture, il redonne chair à un fantôme – et c’est la chair des ses mots. Par touches, comme un peintre (et la première macabre et forte image m’évoque L’Enterrement du Comte d’Orgaz et la peinture baroque d’El Greco) il recompose, recrée, exhume et ressuscite une femme, cette femme que fut sa mère. De belles pages évoquent l’enfance sacrifiée de cette fillette tôt enlevée à l’école, victime de cet “attentat à l’intelligence” qui frappe une moitié de l’humanité – privant celle-ci d’une partie de son génie, assigné à d’absurdes limites : Engluées de religion, ces filles à l’école arrachées ne manquaient pas de plume. C’est à reconsidérer jusqu’à l’exercice du talent. (p.21) Le fils n’en manquera pas – qui lui offre ici ses propres mots pour la “désincarcérer”.
Puis, on suit la femme amoureuse, la mère rude et travailleuse, aimante sans doute mais manquant des mots nécessaires à la sensibilité de son fils, à son insatiable besoin d’être aimé… — On suit l’auteur dans sa recomposition du paysage mental et des souvenirs maternels, dans un récit à la tonalité souvent élégiaque, où le décor vécu par le biographe souligne la mélancolie de cette vie qui a passé et dont il reconnaît si tard la valeur en soi, la valeur pour lui — à travers de magnifiques images, précises et précieuses dans leur rusticité:
Les dahlias que le gel a versés, émondés de leurs fanes noircies, enlevés de terre, semblent moins impénétrables que tes secrets (…) Et à travers les troncs et l’envol suspendu de leurs branches, comme si l’on écartait de l’intérieur les plumes d’un héron cendré, la lisière soudain céruléenne semble promettre la mer, quoiqu’il manque le sel, qui brasse les narines, et que les mouettes restent noires qui craillent par intervalle, tandis qu’aux derniers mètres, sous le soleil, se reposent les prairies, le mirage dissipé.” (p.25)
Tout comme ce mirage dissipé, ce corps de la mère, enveloppé du linceul de l’oubli, du suaire des mots, comme la mer entrevue – “comme si” : le poète qui parle connait “ce souffle coupé, ce tremblement, cette dilatation” de l’apparition poétique – épiphanie de sa muse. Et sa muse est sa mère, et cette muse est morte, incomprise “petite statue de mots tus”.
Une Mère est un chant d’amour triste et à jamais déçu. Le poète, inversant le mythe, a beau, nouvel Ulysse, tisser ses mots “orphelins”, tirer les “fils”, pour retrouver sa mère, il sait que “les retrouvailles n’auront jamais lieu”, quoiqu’il couse, à partir de ce travail de rapiéçage, de patchwork à l’envers, qu’il poursuit, sous l’égide de la machine à coudre de sa mère (p. 95) :
Encore cinq semaines sans une ligne. Ce livre aura décidément tout de la chaîne ou de la cotte de mailles ; ce ne seront que des trous mis ensemble, des lèvres sur des lèvres, des mots pour combler, conscient de l’impossible, le vide.
La dimension tragique de ce récit se double d’un portrait — sans concession — de l’artiste, usant à son propre égard d’une ironie mordante et cruelle, d’une constante et douloureuse auto-dérision. J’ai parfois pensé, à lire sa description de sa propre jeunesse, à la fustigation rousseauiste des Confessions. Les mots qui manquèrent jadis pour dire l’amour, désormais sont un silice pour l’écrivain, retraçant son parcours. Il porte le poids d’une faute qu’il ne peut racheter : je t’ai martyrisée sans y penser, sans réaliser que ton cancer m’était dû. Je te survis, dépecé. Comme Dyonisos, dieu-enfant dépecé et deux fois né, il reste au fils à assumer sa solitude, sa filiation d’ours, à poursuivre sa quête de lui-même. Il lui reste à assumer la Passion (au sens propre) vécue par cette mère, ignorée, reniée, trahie — figure christique à la tête flagellée, portant sa fourche comme une croix (p.98) dans une inversion des symboles — temps et fonctions s’emmêlant dans l’écriture — d’où sourd cette superbe image nervalienne : Eclôt dans la mort une rose trémière, et je dois me hisser sur la pointe des pieds pour l’embrasser enfin. (p.69)
On ne referme pas indemne le livre de Pierre Perrin : tous, nous gardons en mémoire, comme les fleurs séchées entre les pages, d’autres trahisons, d’autres oublis, auxquels il nous renvoie. Certes, comme l’écrit l’auteur : Ce livre aussi terminera sa course, mais peut-être restera-t-il à travers ces pages, comme un parfum qui s’étiole sans tout à fait mourir malgré la nuit, un peu des gestes, des lèvres, de l’âme de ma mère que j’aurai cette fois tenue entre mes bras, je crois, jusqu’à son dernier souffle.”(p. 140) On ne peut que souhaiter qu’un peu de ce parfum puisse atteindre encore l’âme de nouveaux lecteurs : dans un paysage éditorial où les titres s’effacent à mesure qu’ils arrivent, il me semble important de rappeler ce beau texte sincère, qui réalise sans doute ce que l’auteur, à qui nous laissons les derniers mots, évoque comme une hypothèse:
Il se peut que nous écrivions et que nous lisions certains livres pour devenir justement ce que nous sommes. (p. 150)
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