Nous voici sans doute avec Portes de l’anonymat de Pierrick de Chermont en présence de la parole la plus remarquable de l’année 2012 sur le versant du poème.
Dix portes, comme dix arches, forment le plan de ce temple de mots, et nous pourrions penser nous tenir auprès d’une incarnation de la Jérusalem céleste s’il ne manquait, peut-être, deux entrées portant à douze le seuil du paradis. Dix stèles, comptant chacune cinq poèmes composés en versets.
Il est rare que la forme du verset soit employée aujourd’hui, la prose poétique lui étant largement préférée, et le vers libre presque communément. Le choix du verset — si choix il y a car il s’impose finalement de lui-même — nous renseigne sur la portée métaphysique du poète. Il faut se souvenir de ces mots de Oscar Vanceslas de Lubicz Milosz, qui, se piquant “d’écrire avec l’âme des mots”, affirme que la Poésie est “la poursuite passionnée du Réel… cet art sacré du Verbe, par cela même qu’il jaillit des profondeurs secrètes de l’Etre Universel, apparaît plus rigoureusement lié qu’aucun autre mode d’expression au Mouvement spirituel et physique dont il est le générateur et le guide. (…) La poésie de demain naîtra de la transmutation scientifique et sociale qui s’accomplit sous nos yeux.” Et la forme de cette poésie nouvelle sera “une large prose martelée en versets”.
Milosz pense à son poème Les Arcanes, sans précédent dans ce que l’on pourrait appeler l’histoire littéraire, poème daté de 1926. Sans précédent. Et jusqu’ici sans successeurs. Car Milosz, avec les Arcanes, sait qu’il entre dans un nouveau rapport au Verbe ainsi qu’il le dit, intégrant les avancées scientifiques et sociales comme il n’y en eut jamais avant lui, dans une œuvre renouvelant le Verbe. Ses Arcanes commencent ainsi :
“1. — Comme la montagne m’emportait dans son vol, tout à coup je vis s’ouvrir devant moi sur l’autre espace la porte d’or de la Mémoire, l’issue du labyrinthe.”
Choisir le verset, qu’on le veuille ou non, c’est emprunter le chemin métaphysique fondé par Milosz afin de redéfinir le Poème par rapport aux bouleversements du monde induits par l’avancée supersonique de la science et la dilatation moléculaire de la suprématie sociale. Le verset, pour Milosz, c’est la forme initiale du Verbe transposé par les Ecritures, et c’est tout naturellement que le verset s’impose à lui pour actualiser la parole en intégrant les bouleversements fondamentaux opérés par la modernité antinomique d’avec le sacré.
Y a‑t-il un rapport d’essence entre Les Arcanes de Milosz et Portes de l’anonymat de Chermont ? Le premier poème de la première Porte du Midi cache somptueusement son déroulé cosmique qui attache l’anonymat à la porte d’or de la Mémoire miloszienne. De nombreuses correspondances s’y font signes, et, dans une toute autre langue que celle de Milosz, et peut-être dans l’ignorance de leur proximité, Chermont commence par là où Les Arcanes nous laissent. Il y a bientôt un siècle de l’un à l’autre. La voix doit donc se prolonger.
Nous ne nous étendrons pas sur une lecture comparée des deux poèmes mais établir un lien précis engage la bonne compréhension du superbe livre de Chermont. Milosz, à travers Les Arcanes, remonte jusqu’à la mémoire d’Adam pour établir une lecture des premières pensées du premier homme, et ce faisant nous livre une exégèse répondant aux avancées violentes de la partie de la science moderne fascinée par le néant. La fin du livre de Milosz nous laisse ainsi : “Et sous les pieds d’Adam, les pierres étaient chaudes du merveilleux midi”. Adam ayant mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, brisé par la conscience de devenir conscient de lui-même quand il n’était jusque là, songeant à ce Rien qui le séparait de Dieu, conscient qu’ ”Eve était en Adam, confondue avec sa conscience, avec sa connaissance, avec sa prière : Adam prononçait le mot rien pour lui-même et pour Eve, mais lorsqu’il disait moi, il ne pensait qu’à Eve.”
Chermont commence son livre par la Porte du Midi, ce même midi qui est la conscience de la mort d’Adam, de la mort de l’homme libre, heure du jour de pleine conscience où le soleil physique de la lucidité efface le soleil ontologique de l’adoration.
Notre poète nomme son livre Portes de l’anonymat, c’est à dire Portes sans nom. Qu’on s’attache à remarquer que le poète, au premier poème évoquant le “rien”, a écrit ceci : “rien y fait”. Et non pas, comme c’eut été grammaticalement correct : rien n’y fait. Détail indicateur car ce “rien” renvoie au rien des Arcanes de Milosz. Ce rien, c’est l’anonymat, le sans nom, le lieu dans lequel Dieu s’incarne, ce lieu dans lequel la substance spirituelle prend chair, se risquant à devenir voyant en même temps qu’objet de vision. Ce rien, c’est ce que l’homme doit retrouver pour passer la porte de la relation, c’est l’univers en l’homme, son sang, c’est Dieu en l’homme et non le rien nihiliste issu du pêché d’Adam ne disant plus moi que pour parler de lui-même, et non pour parler d’Eve. Au Rien ontologique et extérieur qui était le Lieu d’incarnation de Dieu en l’homme, l’homme a substitué le rien de l’infini, extérieur à l’homme lui-même.
Cet axe établi, nous pouvons lire le poème de Chermont comme un prolongement des Arcanes de Milosz. Adam était vivant. Il est devenu un homme mort. Chermont reçoit une parole qui lorsqu’elle dit JE se reconnait comme morte, et en prenant conscience suscite la voie d’une marche vers la résurrection.
Dix Portes, et nommons les : Porte du Midi, celle de la mort de l’homme ; Porte des Ouvrages évoquant l’œuvre qui ouvre ; Porte des Villes où les Justes ouvrent l’œil ainsi que l’Adam originel faisant corps avec son créateur avant qu’il ouvre un autre œil pour y gagner la cécité ; Porte des Pluies, Porte des Verrous, Porte des Intérieurs, Porte des Poètes menant au savoir que les mots ne sont que des outils, Porte Etroite, celle de la piété au lieu de celle de l’individualité rationaliste, Porte du Jardin menant vers la verdeur des arbres refleurissant, Porte du Milieu.
Dix Portes, et non pas douze comme la Jérusalem céleste, car comme l’affirme Milosz après “le Un céleste, le Deux spirituel qui se transmue en lumière et sang ; le Trois, Maître du grand rituel de réciprocité” arrive le “Dix du retour du fils prodigue à la Maison du Père”.
Citons maintenant des bribes du Poème de Chermont, au hasard lançons nos filets dans l’océan de ses versets, ça et là, comme pour en faire maladroitement respirer la puissance :
“Ne suis que du néant prodigue et pourtant, tel un chasseur, j’espère un prochain passage”
“Pourquoi la fraternité est-elle si fragile ?”. “Il ne sera plus possible de supporter, même par l’honneur et la souffrance, d’être si peu en vie.” “La vie nous attend. Elle chante et nous appelle. Ô Dieu, descends jusqu’à nous, chante encore.” “Il s’agit de ne pas sacrifier des hommes, mais de préparer la maison de pensée pour accueillir les suivants.” “Il n’est pas nécessaire de désespérer pour vivre”.
Ces vérités ne sont pas des pensées, ce ne sont pas des avis ni des encouragements mais ils sont issus de la Loi initiale et à ce titre encouragent tout fils prodigue à retrouver le chemin de la maison paternelle.
“Pourquoi es-tu au monde si tu feins d’y vivre — tout va plus loin que toi.”
“La nature n’est-elle pas sacramentelle tant elle ouvre à l’action de grâce et fonde en nous la fraternité.”
“En sortant de la maison de servitude, qu’avons-nous fait d’autre qu’y retourner ?”
“Se mettre à nu ne suffira plus. Il y aura encore ce soleil à affronter.”
C’est à dire : retrouver l’innocence originelle ne sera pas suffisant car l’astre physique de la conscience humaine a vu l’effroyable déchirement du Fils sur la Croix. Et ce soleil là, comment le transmuer, après la vision cauchemardesque, en l’état d’amour qui unissait l’image à son objet, Dieu à sa créature, le voyant à la vision, Adam amoureux d’Eve préexistante ?
“Je confesse mal distinguer Dieu de toi que j’aime.”
“Croire en la Méditerranée”,
c’est à dire croire en l’épopée qui a construit un monde à dimension d’homme avant de couper le lien entre le siècle et le Temple, c’est à dire la mer intérieure, c’est à dire la plaque tournante qui a fondé le monde.
“C’est aujourd’hui que se plaide notre innocence.”
“A quoi bon le Dieu de nos pères si la nuit tombe dessus.”
“Bientôt le soleil sera si gros que ses rayons fleuriront jusqu’à la lisière de Vénus”
Cette parole semble une prophétie. Elle signe l’acte de l’affrontement au soleil chanté dans un verset antérieur. Ce soleil là retrouvera l’innocence originelle. Innocence qui termine la Porte des Intérieurs, de l’homme reconcentré, universalisé, originalisé.
Jusqu’aux derniers versets, comme une remontée de l’homme mort vers l’entrevue de la porte, ici jamais nommée, des Victoires, ou du Salut :
“Tu voudrais chanter des vers qui reverdissent les mots et donneraient force aux paroles”
“Tu fus et tu demeureras inaccessible à la mémoire des vivants”
“Bon sang, mais où se tient donc la sainteté qui porte Dieu ?”
“Expulsés de nous-mêmes”
Ce poème écrit par un homme dénommé Pierrick de Chermont, ce poème de l’anonymat reçu par un homme dénommé Chermont, prolonge le grand Poème du monde, et suggère que la vie est une volonté en quête de sa forme. La vie est amour, cherchant sa forme accomplie. Pour l’incarnation de la charité terrestre conduite par l’amour spirituel.
Ce livre, qu’on le veuille ou non, qu’on le voit ou pas, est une réponse. Il est une œuvre.
La voix qui parle ici via le poète Pierrick de Chermont, a pris ses responsabilités.
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