Avec l’entretien accordé par Gili Haimovich à Marilyne Bertoncini, s’ouvre la nouvelle rubrique de Recours au Poème, où nous souhaitons présenter des auteurs traduits, et parler des problèmes (et des joies) de la traduction. Le titre “Ping-pong” est né de l’effet ludique de la correspondance entre auteure et traductrice, où les mots et les idées passent d’une langue à l’autre, se répondent, se réverbèrent, en joyeuses paraboles, dans un jeu de questions/réponses qui ne trouve sa fin que par la nécessité de publier le texte. Puissiez-vous trouver, à lire ces entretiens, autant de plaisir que nous avons eu à les faire.
*
- Merci, Gili, d’accepter de répondre à quelques questions, choisies par toi, pour donner à nos lecteurs une idée de ce que signifie pour toi écrire de la poésie, en tant que poète israélienne, et poéte écrivant dans deux langues. Peux-tu d’abord nous parler de tes débuts en poésie, et de la façon dont tu écris?
En un sens, j’ai commencé à écrire de la poésie avant d’être capable d’écrire. Du moins selon ma mère, qui écrit des livres pour enfants. Dans l’un de ses premiers poèmes, elle me cite disant que “les boucles blondes de mon frère illuminent notre chambre la nuit”. L’éditeur refusa de publier le poème, expliquant qu’il était improbable qu’une fillette s’exprime si poétiquement. Au cours préparatoire, j’écrivais mon premier poème, et en un sens, je n’ai pas cessé depuis. Bien que d’une certaine façon, j’aie tenté de résister. Ecrire venait si naturellement que je n’en mesurais pas la valeur. Peut-être était-il aussi difficile parfois d’affronter les choses que cela me renvoyait. J’ai choisi d’étudier le cinéma et non pas une activité liée à mon écriture. Mais l’écriture me poursuivait. Je me suis concentrée sur l’écriture scénaristiques en plus de la réalisation, mais je n’arrivais pas à créer des récits traditionnels. Par exemple, mon film de fin d’études tournait autour des mots. C’était le dictionnaire cinématographique d’un personnage inventé. Quand j’étais étudiante, j’avais aussi commencé à travailler comme journaliste, développant mon propre style dans une rubrique personnelle sur l’art. Puis j’ai commencé à m’éloigner du journalisme, j’avais l’impression qu’il déteignait sur mon écriture, et je voulais aussi travailler dans une profession qui aide directement les gens. J’ai commencé à étudier l’art thérapie, et publié mon premier livre “Contact Glue” en 2001. Bien qu’ayant des années d’expérience d’écriture journalistique et que je continue alors de travailler comme critique littéraire, je n’ai publié aucun poème avant que mon premier livre ne soit entièrement terminé.
Je ne pense pas avoir une organisation particulière pour écrire. J’essaie d’avoir toujours avec moi un carnet afin de saisir les vers qui me viennent n’importe quand. Puis je les copie dans un dossier sur mon ordinateur et je les retravaille si nécessaire. Les saisir à l’ordinateur aide également à comprendre la structure que requiert chaque poème. Je les abandonne ensuite dans le dossier, je retourne rarement vers eux après la première saisie, quand je les ai copiés dans l’ordinateur. Qhand j’ai l’impression qu’ils constituent un ensemble qui peut devenir un livre, quand un thème et un style les relie, je les retravaille, ainsi que l’ordre dans lequel ils seront insérés dans le livre, les connotations qui naissent des liens entre eux.
- Si tu devais donner une définition de la poésie en quelques mots, quels seraient-ils?
La poésie, pour moi, c’est une sorte de scalpel de vérité, qui peut, par son exactitude, créer de la beauté. Ces vérités qu’elle crée moulent les mots dans la forme la plus proche des premières empreintes que les expériences, les sentiments etc. ont sur nous. La poésie peut exprimer des choses qui souvent sont non-verbales ou tues, et le fait pourtant en utilisant des mots. C’est une forme d’art qui a la capacité de rester très près des “choses” en elles-mêmes, sans rien y ajouter avec le langage, sans les éloigner de l’expérience initiale elle-même. Sa tendance minimaliste et sa structure claire sont une tentative de créer de l’ordre à partir du chaos.
- Baudelaire a écrit : “Vous pouvez vivre trois jours sans pain – pas sans poésie ; ceux qui disent le contraire se trompent ; ils ne se connaissent pas eux-mêmes.” Est-ce que tu considères la poésie à la façon de Baudelaire?
Absolument. Je pense que l’écriture de la poésie est un outil de survie, même s’il est en un sens inefficace. C’est ce qui donne son urgence à la poésie. J’ai eu la possibilité de le sentir avec plus de force quand je me suis installée au Canada au début de ma carrière. Quand je suis arrivée à Toronto, j’avais déjà commencé à être une poète reconnue en Israël. Je n’avais aucun désir d’écrire en anglais. J’avais espéré travailler dans mon domaine professionnel, comme art thérapiste. En fait, “le pain” manquait. J’ai dû accepter des travaux pour “immigrants” au début. Toutefois, je me suis immédiatement mise à écrire en anglais. Des poèmes m’arrivaient tout simplement en anglais, pas en hébreu. Cela pourrait ne pas sembler la chose la plus raisonnable à faire mais c’était une façon pour moi d’explorer et d’intégrer mon nouvel environnement, et de communiquer avec lui. C’était une façon de m’enraciner dans une réalité étrangère, un façon de me reconnaître dans un nouveau miroir. Ce n’était pas facile, j’avais besoin de demander conseil à des collègues dont l’anglais était la langue natale, mais il ne fallut guère de temps pour que mon nouvel environnement réponde en conséquence, et pour que naisse ma poésie en anglais.
- Est-ce que la nature t’inspire? Tu n’écris pas unr poésie élégiaque dont un paysage soit le décor.
Si je parle d’un paysage directement dans mon travail, en utilisant un élément spécifique ou une description de ce qui m’entoure, c’est très probablement un paysage urbain, car c’est ce décor qui entre en résonnance avec moi. Le paysage, ou plus justement le cadre, dans mon cas, m’inspire davantage comme paysage émotionnel ou politique, ce qui signifie que le décor me sert de métaphore. Les différents lieux que j’ai connus m’ont influencée et m’ont permis d’explorer ma gamme de poète, de découvrir les différents aspects de mes expériences. Ainsi, par exemple, lorsque j’écris sur les chaînes de supérettes 7–111 d’Amérique du Nord, et sur les immigrants qui y travaillent, cela me permet d’explorer les émotions liées au déracinement, et à ses conséquences politiques. Et quand j’écris une série de poèmes en anglais sur les arbres que je vois de la fenêtre de mon bureau en Israël, j’explore les thèmes qui sont intimement liés au fait d’être déraciné, mais d’un autre point de vue que vous. Je suis la seule à me rendre compte que percevoir ainsi les arbres est le fruit de mon expérience canadienne, et que ma sensibilité aux minorités, comme celles qui sont exploitées dans des lieux comme les 7‑Eleven, provient de mon expérience de vie en Israël.
- Recours au Poème défend l’idée que la poésie est à la fois une action politique et une métapoétique révolutionnaire. Qu’en penses-tu?
Je suis tout à fait d’accord et je pense que j’ai ma propre version de cette idée. D’abord, sur un certain plan, la poésie concerne toujours la langue, les possibilités qu’elle offre, etc. Et oui, en même temps, c’est un acte politique, comme bien des arts, liés à l’éthique et à l’esthétique, utilisant sa capacité à observer la langue elle-même, et la façon dont elle construit des relations avec le politique.
En tant que poète israélienne, que je veuille ou pas me référer, directement ou indirectement, à la politique, l’acte même d’écrire de la poésie a ses propres caractéristiques d’acte politique. Dans un état comme Israël, où l’occupation de l’espace est un problème dramatique, occuper l’espace sur la page pour écrire de la poésie est en soi une déclaration. Rien d’étonnant à ce que j’aie intitulé mon premier recueil en anglais “Living on a Blank Page“2. Je crois que les poètes israéliens de ma génération tendent à explorer par l’écriture des domaines plus intimes que nationaux, ce qui semblerait différent des générations précédentes. Mais c’est toujours une protestation politique contre le fait de vivre en un lieu où l’état nationalise l’individu, où la réalité ne cesse de vous extraire de votre vie privée vers celles de la nation, comme si on essayait de vous recruter pour le programme national de l’état. La vie privée, en Israël est toujours “interrompue” par une guerre, un bombardement, une exploitation des Palestiniens, si vous faites partie de ceux qui s’en inquiètent. On le ressent partout, dans la culture, dans la rue même, ce sentiment qu’il n’y a nul respect pour votre espace personnel et même vos droits d’être humain, et même plus, en tant que femme, dans mon cas. Cela peut être trompeur, parce que c’est en apparence un pays démocratique, mais la culture de guerre et de lutte pour la survie est toujours latente. Dans cette lutte de pouvoir entre l’individu et le pays, la poésie a beaucoup à dire, même tout simplement en choisissant d’être écrite.
(traduction : Marilyne Bertoncini)
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Gili Haimovich interviewed by Marilyne Bertoncini
- Thank you, Gili, for accepting to answer a few questions you have chosen, to give our readers an idea of what writing poetry means for you, as an Israeli writer, and a poet writing in two languages. First, tell us about your debut in poetry and how writing is organized for you:
In a way, I started to write poetry before being able to write. At least according to my mother, who writes children’s books. In one of her early poems, she quoted me saying that “my brother’s golden curls light up our room at night.” The editor refused to publish the poem, explaining that it unlikely that a child would express herself like that, so poetically. In first grade, I wrote my first poem, and, in a way, I just haven’t stopped since then. Though at some point, I tried to fight it. Writing came naturally to me, so I didn’t appreciate it. Maybe it was also hard sometimes to face the things it mirrored. I chose to study cinema and not to do anything with my writing. But writing chased me. I focused on screen writing in addition to directing but I couldn’t really create mainstream narratives. For instance, my graduation film revolved around words. It was a cinematic dictionary of a character I invented. While I was a student, I also started to work as a journalist and developed my own style writing in a personal column about arts. After a while, I started to remove myself from journalism, I felt it tainted my writing and I also wanted to work in a profession directly supporting people. I started to study arts therapy and published my first book, “Contact Glue” in 2001. Even though I had years of experience working as a journalist and to this day still work as a book critic in different capacities, I didn’t publish a single poem before my first book came out as a whole.
I think my writing isn’t particularly organized. I try to always have a notebook with me so I can capture the lines that come to me at any moment. Then I’ll copy them onto a file in my computer and work on them some more, if needed. Typing them also helps in understanding the structure each poem requires. For a while I’ll just dump poems in this file, hardly going back to them after the initial editing I did when copying them there. When I feel that they make up a body of work that can become a book, when they have a theme and style that connects them, I’ll work on them closely and also on their order in the book, the connotations they create in relation to one another.
- If you had to give a definition of poetry, in few words, what would it be?
For me, poetry is some sort of a scalpel of truth that with its accuracy can create beauty. These truths created by it mold words into a form that is the closest to the primary imprint experiences, feelings and such have on us. Poetry is able to express things that are often nonverbal or unsaid, and yet do it by using words. It’s an art form that has an ability to stay very close to the “things” themselves as they are, not titling them with words or distancing them from the initial experience itself. Its minimalistic tendency and clear structure is an attempt to create order out of chaos.
- Baudelaire wrote: “You can live without bread for three days – not without poetry; those among you who pretend the contrary are wrong: they don’t know themselves.” Do you consider poetry the way Baudelaire did?
I do, I think writing poetry is a survival tool, even if it’s sort of an ineffective one. That’s what gives poetry its urgency. I had an opportunity to feel it with greater vigor when I moved to Canada earlier in my career. When I moved to Toronto, I had already started to be an established poet in Israel. I had no aspiration of writing in English. I had hoped to work in my field as an art therapist. Actually, “bread” was limited. I had to work in some “immigrant” jobs in the beginning. However, I found myself starting to write in English almost right away. I just simply started to have poems in English, and not just in Hebrew, coming to me. Maybe it didn’t seem the most sensible thing to do but it was a way for me to explore and process my new surroundings and communicate it. It was a way to ground me in a foreign reality, a way to recognize myself in a new mirror. It wasn’t easy, and I needed to consult colleagues who are native English speakers, but it didn’t take long for my new surroundings to respond accordingly and for my poetry in English to come to light.
- Does landscape inspires you? — You do not really write elegiac poetry with a landscape in the background.
If I refer to landscape directly in my work using a specific or descriptive element from what is around me, it’s more likely to be an urban one, since this is the scenery that resonates with me. Landscape, or more correctly in my case, surrounding, does inspire me but more as an emotional landscape or political one, which actually means that the surrounding serves me as a metaphor. The different places I had experienced influenced me and allowed me to explore my range as a poet, to discover the different aspects in my experiences. So for instance, when I write about the 7–11 chain stores in North America and the immigrants who work there, it allows me to explore an emotional state of being uprooted and its political outcomes. And when I write a series of poems in English about the trees I see from my office window in Israel, I explore the themes that are closely related actually to being uprooted but have a different point of you on them. I am the only one who is aware that noticing trees to this extent is something I gained from my Canadian experience, and that being sensitive to minorities, such as the ones who are exploited when they work at places such as 7‑Eleven, is taken from having the experience of living in Israel.
- Recours au Poème defends the idea that poetry is at the same time a political action and a revolutionnary metapoetics – what do you think of this position ?
Yes, I agree with this idea and guess I have my own version of it. First of all, on some level, poetry is always about language, the possibilities it can offer and so forth. And yes, at the same time, it is a political act as many of the arts are, dealing with ethics and aesthetics, using its ability to look closely at langue itself and how it constructs relationships with the political.
As an Israeli poet, whether or not I want to refer to politics directly or indirectly, the act of writing poetry itself has its own characteristics of a political act. In a state such as Israel, where occupying space is a sorrowful issue, occupying space on the page for writing poetry is itself a statement. No wonder I titled my English poetry chapbook Living on a Blank Page. I feel that Israeli poets of my generation tend to take their writing to more intimate territories than national ones, which might be different than the generation before us. But it is still a political protest against living in a place where the state nationalizes the individual and the reality draws you time and again from your private life to the nation’s ones, as if attempting to recruit you to the national agenda of the state. Private life in Israel is always “interrupted” by a war, a bombing, an exploitation of Palestinians if you belong to those who care about it. It is felt everywhere, in the culture, on the street even, that feeling that there’s no respect for your personal space and even your rights as a human being, and even more so, as a woman in my case. It can be deceiving because it is seemingly a democratic country but the culture of war and survival fight is always in the air. In this power struggle between the self and the country, poetry has a lot to say, even just by choosing to be written.
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