Ping-Pong : LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS de Marilyne Bertoncini
ICI UNE LECTURE PERSONNELLE
UN BROUILLON SUR PAPIER BLANC
« Nous avons l’art pour ne pas mourir
de la vérité. »
NIETZSCHE
« Je sens qu’il va falloir s’occuper
de quelque chose d’élevé. »
GOGOL
Lire fait écrire, mais quoi ? Une avenance, une innommabilité.
Un pas devant, un pas de côté, et j’avance
Fantôme radieux
Le poème seul sait faire tourner la tête du lecteur. Le poème déjà – le même – est
ailleurs à accomplir un autre travail. Et je lis en lui. Vers contre vers, c’est cela. À ne
pouvoir conclure, on poursuit. Et ce matin, le camion démarre en trombe. Petit
camion d’épicier.
C’est un film assurément : apercevoir un lecteur de si près s’éloigner. C’est un film
pour moi. Je ne vois pas autrement ni ne lis sans voir, sans aller quelque part,
bienvenue l’infini. Je me voyage beau temps, mauvais temps.
Ici, non pas comme je l’ai pensé, mais comme je le vivrai : lire un livre avec son
immense.
Puisqu’ils vivent en dehors de moi, les mots se cherchent un corps pour y semer leur
âme et y cohabiter, escorté de voeux.
*
C’est assis au volant que je mets la lecture en voie
Je ne lis jamais seul, je lis le devant
Le paysage dépassé, je relis
Si le ciel est droit, la route trouve le chemin fin
Il n’y a pas d’habitude à prendre avec une lecture : s’assoir, et filer avec son fonds
Jamais le même lieu, la même neige près d’un arbre d’hiver
Si je lis, je parle des objets, des images, des lettres
Surtout la langue française, je conçois à la réapprendre
Avec les mots du poème
J’en accepte les défauts, leur génie
Et votre Phidias, Marilyne, attend d’être aperçu pour faire entendre sa voix
Il ne le savait pas, qu’il passerait à l’écrit privé, à l’éphémère à l’éternel
Il lisait, lui, dans les veines du marbre, les veines de l’eau ne brouillaient rien
Il a connu les pluies pleines, les longues marches au désert
En fait, on ne sait pas
Un jour, il a perdu la vue, il a touché l’instant avec ses mains, et il a sculpté là
Dans le blanc
L’adorable beauté
[...]
Le camion, tiens
Il s’arrête
J’observe à droite les traces laissées par une question : Et pourquoi la poésie ?
Et pourquoi celle-ci, et pourquoi pas celle-là ?
Je réponds : pour nous tenir droit
Dans l’obscurité
Pour être la colonne qui prend racine dans l’air
D’une même coulée que l’élan
Du marteau du burin
[...]
Le camion, tiens
Il repart
Tranquille
Je me lasse de réfléchir
J’entreprends ma lecture au plus près du vide
Je pose un doigt lent sur le commencement, et je lis ici :
Phi-dias
Dans l’îlot clair découpé par la lampe
au creux de la ténèbre où ma pensée te cherche
Je trace la caresse
de ton nom
Nuit, la nuit
Dès alors, je sais
Que la suite s’écrira au moment de la lecture en ces pages d’un livre :
LA DERNIERE OEUVRE DE PHIDIAS
[...] [...]
Et le camion se remet en route
Il ne gêne rien de l’instant lent, il file toute allure
Je suis libre enfin, je ne crains guère la magie des mots
Je suis parmi les morceaux choisis d’une biographie
Dont on ignore presque tout
Sinon les siècles qui en ont fait un parmi les siens
Je vogue tout autant que je marche avec la vitesse atteinte du véhicule
Au loin, l’histoire déploie ses images reines – ô mes Reines !
Et se déplie dans mes mains encore je touche la paume fine d’Athéna
Je vois – ô je vois ! – mon dieu en exil, il est pour moi
Pourquoi celui-ci et pourquoi pas çui-là ?
Celui-ci puisque je l’imagine
Je le lis ainsi
Je me lie à lui
C’est moi qui vois parmi les noms cités tout au long du récit
Les années gagnées, fournies en éternités, ceux-ci :
Pline l’Ancien, Pausanias, Zeus, Olympie
Il n’y a pas d’image sans nom, pas d’amour sans histoire
Et tout sculpteur aura aimé jusqu’à en être condamné, jusqu’à en être exilé
C’est ce qu’on lit dans les biographies, entrailles offertes aux pillages
Aux corbeaux, aux noirs pelages des nuits hantées
[...] [...]
Nuit, la nuit
Le camion s’élance de nouveau
Je ne sais rien de sa lancée, je me dirige, je crois, vers l’île de Lemnos
Je n’ai qu’un seul dieu, il me faut voir le plein des cieux
Le plein des visages roulant au-dessus des essieux du temps, et filant encore
Et bravant le mystère, vers ce qui me rendra à moi le réel
Taillé dans le marbre, Phidias achevant sa dernière oeuvre :
Mon propre visage de lecteur posé à portée de main
Souverain
[...]
Camion épicier
Il s’arrête, j’en descends, je ne suis plus le même, comment continuer ?
Je reprends ma lecture, aussi le paysage s’impatiente, une ombre face à la mer
Phi-dias ! Je t’aperçois dans le ciel palpitant
Je laisse le poème dire, je me tais, le camion s’éloigne, je suis le visage qui te cherche
des yeux, et serai celui qui te trouvera, car tu es déjà au creux de ma tête
...
...
La mer :
La mer :
Deux syllabes d’enfant
Je ne me souvenais plus
Je me retrouve ici je suis celui qui t’appelait
Depuis des siècles je suis celui qui était
Un enfant vivant
Parmi les siècles
Et l’enfant t’a reconnu
Tu es Phidias, moi t’appelant
Toi qui me nommes
depuis le plus lointain paysage
Phi-dias, deux ailes t’emportent et meublent ici mon ciel de Tourelle
mon fleuve de Gaspésie, ciel fidèle, mouettes au vent
Oh certes ! tu te prendras au piège des signes de celle qui te crée
Qui te traque Phi-dias
Mer et falaises t’abritent
Entends celle vers qui tu t’amènes :
Toi – ô toi –, tu froisses la soie tiède de l’immense joue bleue du crépuscule
Tu touches ici à l’immensément
Et moi, je quitte tout pour te rejoindre
Je ne me perds jamais
Du fond des eaux, je suis celui qui relève l’obscur
Phi-dias ! rappelle-toi, je suis l’enfant qui n’a pas péri en son enfance
Je suis celui le terrifiant
Celui de tous les miracles
Je te suis à la trace, solitaire
Camion navire bateau croiseur
Je m’adjoins les hautes figures des dieux
Je suis d’eau tel je suis des fonds abyssaux
Et telle celle qui te crée, je suis celui qui te trouve
En mes mains familières comme des feuilles au vent
Phi-dias ! Phi-dias !
Quels cris sous la pierre, arbre ou oiseau
Aucun
Je suis là comme j’y étais
Elle et moi, auteur lecteur :
Précieux voyageurs
Témoins
*
Phidias, tes sculptures
Des noms comme des insectes, des fossiles
Des noms avec leur intime secret
On ne sait rien
Des sculptures disparues
Colonnes, merveilles du monde coupées au couteau
Qui sait ce qu’il faut oublier
L’enfant crie ce que le cri peut faire
Lui ici l’évadé du désastre
Des roses de mer, il en redemande sur un air de piano
Noir
Texte, poème, pages font lire en angle tout
L’oeil cubique
*
À propos
Il y a la sculpture s’il y a le marbre
Et les veinures du blanc
Et s’il y a le mouvement
Il y a les membres des corps à voir
À Pompéi
À la cime du cri
Et là, l’enfant se tient
Il est celui qui a vu
Enlacées, les amours éperdues
Celui qui a vu l’éternité se coucher à la vue
1969 est la date de son regard
L’enfant s’avance de près avec ses 19 ans
En poche : l’océan Atlantique et ses montagnes
Et derrière : le village : Les Éboulements
La baie des Escoumins, le golfe du Saint-Laurent
Encore, en poche : une pierre blanche des Amériques, une pierre innue
Et le voilà devant les murales de Pompéi
Il se penche sur le rose des chambres, sur le bleu des salons
Il regarde
Il voit les membres des momies, les baisers non encore achevés
Il le sait : les corps s’empoignent pour aimer l’Éternité
Par-delà la sculpture, le réel, la lave scelle l’instant
La mise à mort est accomplie
Pour l’enfant
Qui s’agenouille pour toucher le poème
Et Marilyne, vous l’écrivez :
Momies de Pompéi
Muettes abandonnées à la cime du cri
Dans la chambre murale
À la cime, oui
Couchés par terre les corps
L’âme intérieure
Et l’enfant venu de si loin, le ventre noué
Il dit : ils se sont aimés
Il dit : l’amour n’a aucun défaut
Et toujours, l’enfant entend la voix qui crie dans le marbre
Et pour toute sculpture, une voix
Il entend : « J’aimerai quiconque entendra que je crie que je l’aime. »
Membres et baisers cela lui suffit
À Pompéi
Et Phidias crie : Elle est annoncée
Quoi ?
L’Éternité !
C’est l’amour
Emmêlé au soleil !
*
Oh ! silencieux appels
L’histoire un pas [...] l’histoire un nom
L’enfant entend tout
Des grandes oeuvres sculptées
Il n’y a pas de silence sans bruit
Tu te nommes Loth
Tu te nommes Méduse, Orphée, Ménades
Et tous crient ton nom, Phidias
Sans se lasser
Car tu es celui qui fait, celui qui touche
Qui magnifie
Aucune île n’est sans toi, Phidias
Si l’on te cherche, on te trouve
Au café des aveugles, les chaises renversées sont du vacarme
Les regards jettent leur vision au-dessus des frontons
Des conversations se mirent dans la mer
Sur la plage les vents viennent pour repartir sevrés
Marée haute marée basse
On ne cesse de se rappeler
L’enfant à vélo
Et fleurs et ogives
L’enfant sème cruel, de l’inexorable
Mortel, il sème d’humides étincelles de doute
Ne reste que l’immortalité des voilures du marbre
Des gestuelles, des croyances
Des images, des dieux
Des prières adressées
Ô vie ! reste en moi !
Et l’enfant embrasse ses propres mots découverts au hasard des jours
L’enfant crie : je crois au matin ! je crois au midi ! je crois au soir !
Et devant les feux, pleine noirceur : je crois en moi !
Et Phidias le rejoint le prend dans ses mains
Le lave de la boue, le sculpte de tempêtes, de poussières
De mémoires
Qui es-tu toi qui lis le poème
Qui t’abreuves à la source des mots
Qui lis les dessins
À la conquête de la surface ?
Phidias présent
Phidias imaginaire
J’avance tremblant sur le sable
Je quitte l’île de l’exil
Je te sais ailleurs
L’exil n’est pas pour le juste
Phidias tous mes gestes sont appris de toi
Rien n’est si tu n’es pas dans ma lecture
Rien n’est si je n’écris pas te lisant
Et te lisant je te vois toi qui déjà est venu vers moi
Toi qui m’as touché de la main pour m’apprendre le dessin à signer
Si j’écris, tu te sers de ton souffle
Si j’écris, tu ne fuis pas aussi loin que je le crois
Si j’écris, rien d’autre
Les sons ne sont plus qu’indistinct crépitement d’insectes et jeu d’enfant
Phidias !
Je lis une seule la parole qui en appelle de toi
Je lis :
Saisis donc
Phidias
Le tronc tordu du pin
Phidias !
Hisse-toi vers la main
De l’enfant qui t’appelle
Je lis pour crier ton nom
LE CRIER !
Pour t’exhorter à être Phidias né de Phidias
Pour te rechercher sous le blanc de la page
dans l’évanescence de l’écran
Encore
Je suis libre
De te regarder, de te faire renaître
Et je te vois, visage devant
Nature-sculpture
Je te lis dans tous les temps d’écriture
T’observe travailler
Statuaire, tu donnes de l’élan aux Hommes-dieux
De la grâce aux Déesses vues, imaginées
Phidias, je t’imagine puisque je te vois
Dans le fin liséré d’or
De la porte entrouverte
Dans le fin réseau rouge
de la vigne de mer
Car te voir
C’est aussi savoir que
Les lieux m’échappent
Et que saurais-je si dans l’aujourd’hui
Ça ne saurait être
Ostende
Ou Brighton :
Je saurais l’absence
Et l’on me dira que l’eau trouve son chemin toujours
Et le chemin sa maison
Et lisons ici, telle :
cette maison surgie des valves de coquillages
dont l’escalier s’enroule
si étroit que des épaules on touche les parois
Encore quoi ? Le véritable fait :
Entre les pauses de l’écriture : quoi ?
De l’écriture
Ô EXIL !
Vers toi je file pleine allure
Côtoie jardin et dunes
Argent bleu et or vert
Qui meublent les phrases
En rires d’hirondelles
S’envolant
Ô EXIL !
Là où je vais je demeure
Là où je m’abandonne
Je nomme le mot dieu
Je nomme le mot humain
Je prends de vitesse le regard qui cherche paysage en train
Je ne cherche plus la matière, je suis
Matière
Dessin originel
En la ténèbre
Me voici :
remontant de la pierre
du fond des âges d’avant l’homme
d’avant toute chose
Je suis du plus tard
Du futur je suis signe[...]
Phi-dias ![...]
Phi-dias !
Toi qui exposes la lumière des mémoires
Le noir-nuit
beauté et magie
Femmes-ventres femmes-pleurs femmes-coeur qui accourent
Fil de laine et fil lien
Et matière et langage
Phi-dias ! Phi-dias !
Tu exposes toi dans l’enceinte, mage
Pour parler
En poésie
Et tu es partout en mouvement dans tes dessous
Tu racontes en robe-mots robe-images
Les marbres blancs des musées
Y montres ta modernité
Tissée d’heures à merveille
[...]
Phidias ! Phidias !
Puisque tu es écrit
Puisque tu es le lointain
Toi l’infime mouvement
Toi tu restes
Pour que je te rejoigne
Et que je sois celui que ne te servira pas
Et que je sois celui qui marche comme l’on danse
Phidias ! Phidias !
Tu te demandes d’où je viens
Et je suis celui qui va
Camion navire bateau vent voiles mots
Phidias ! Phidias !
Je viens de la Voix
De l’éclat de tes robes de marbre
Du dessous des poussières
et blanches et noires tes mains souillées
De l’odeur des images
Des pains, des pigments
Des outils, des ciseaux, du labeur
Je viens d’où je vais
Te rejoindre : exil et atelier
Je file, je voyage parmi les heures
Parmi les oracles que les dieux cachent dans la nature
Phidias ! Phidias !
Je t’attends, je t’attends !
au brûlant soleil
de l’été
[...]
Alors quoi ? [...]
Alors que tu enseignais les fils et les moies de la pierre
faisais toucher la chair au grain subtil des marbres
de Chio, de Penthée ou Paros
je dessinais des visages
j’avais 15 ans
tu étais là, et tes sculptures de l’île d’Égine
d’un atelier l’autre tu étais là
devant fées et chasuble d’enfant
fusain noir
à la main
*
Puis, il a été dit :
Un soir
On attendit en vain
le retour de Phidias
Puis, il est dit :
Sur l’arbre
une cigale
cisèle le silence
Encore, on l’attend
Et l’on se jette nu ainsi
Dans le bruit des choses vivantes
Un chant du monde
Ici un haïku
Monte
De la Provence
On l’attend ! On l’atteint ! On l’entend !
D’un seul mot, on entend le Monde rugir
On l’entend surgir
Il est à emplir l’air du ciel, les poumons des mers
Il est mot émanant des sculptures perdues – ô plaintes ô mélancolie
Mot à vouloir noyer
L’appel
du vide
Mot seul ici :
cri enfin
En choeur, hurlé du large
L’astre noir
celui-ci, sorti de la nuit, nécessaire :
PITIÉ !
PITIÉ !
PITIÉ ![...]
Pour l’Humanité
Alors [...]
À moi de n’ignorer rien
De me donner
À outrance
De m’épuiser
Dans l’existence même
Du poème
Et de sa mort
Pour l’Autre
Et encore, cette fois-ci :
Ô PITIÉ !
Ô PITIÉ ![...]
Pour les siècles
des siècles
Ô Mers !
Ô Montagnes !
Ô Volcans !
Ô Ténèbres
PITIÉ !
PITIÉ !
...
Pour le Vivant
Ardent
*
*
Phidias ! Phidias !
[...]
FIDIA ! FIDIA !
[...] [...]
QUE FAIRE MAINTENANT
NOTRE LECTURE TERMINÉE ?
Déposer des mots sur le silence sans le blesser
Exhiber le sublime
infiniment du dedans
infiniment du dehors
Parcourir le monde habillé d’une vie à vivre
Poursuivre le travail par le poème armé
des espérances inaliénables
Affirmer sa liberté
affranchie de son ombre
S’arrimer au souffle éperdu du verbe
Puis s’adjoindre les hautes figures du feu
Croire à la lumière des fonds noirs
Entendre le tout de toutes langues
Et se reposer une musique à la main
sûr de ses amours volées aux drames
aux meurtriers des corps ardents
aux paroles assassines
coeur souverain
Est ainsi toujours vivant
celui qui est à veiller.