L’écriture de Sudeep Sen est à l’opposé de la profusion de son c.v. et de la surabondance qui, aux yeux de l’Occidental, caractérise l’art indien. Comme d’autres auteurs du sous-continent, Sen refuse d’être enfermé dans un quelconque exotisme, malgré la forte présence d’une indianité revendiquée dans sa personne et son discours, de couleur locale et d’une forte charge sensorielle dans sa poésie. C’est un artiste (il a, d’ailleurs, plusieurs cordes à son arc : la photographie, entre autres) international. Originaire du Bengale, il vit à Delhi et parcourt la planète d’Est en Ouest, et vice versa : il traîne ses guêtres de l’université de Columbia à Amsterdam, en passant par Shanghai, Edimbourg ou Struga. Partout, il collectionne prix et résidences, et les traductions de ses poèmes s’accumulent, d’Estonie en Macédonie. C’est un auteur moderne, si cela signifie, d’une part, que sa thématique est « globale » et, d’autre part, que les mots que, parcimonieusement, il choisit, résonnent chaque fois dans un silence qui en accentue la portée. À l’image de l’architecture contemporaine, sa poésie pose un a priori : le vide.
Pour son traducteur (Sen comprendra le souci de ce dernier puisqu’il l’est lui-même, en outre, traducteur, comme on l’est aisément dans un pays où cela fait partie de la fibre langagière), quand le nombre de syllabes d’un vers est très réduit (as phrases fold/ so do veils), la marge de manœuvre est réduite. Entre la proximité de sens et la fidélité au rythme, que choisir ? Whisky, whisk away…
Je ne crois pas, néanmoins, que la poésie, ainsi qu’on le rabâche, soit plus difficile à traduire que la prose. C’est autre chose, voilà tout. Et la même. La musique y sonne encore plus fort, certes. Et le vide, donc, ce silence qui entoure le dit ? Comment parle-t-il, comment se transcrit-il ? Sans cesse, entre deux virgules : cette double et trouble question.
Valse hésitation, toujours, lorsqu’il s’agit de présenter un auteur qui sera nouveau à des locuteurs étrangers, entre, d’un côté, une approche pédagogique qui consisterait à prendre en compte la méconnaissance, par ce nouveau lectorat, à la fois du poète et de son contexte, et une autre, qui en ferait fi. Tout est là.
On doit trouver les mots qui clarifient/éclairent un texte qui est loin d’être évident, en raison d’un hermétisme qui n’est pas le fait du seul auteur mais également de l’ignorance, par le nouveau lectorat, du contexte dans lequel il compose. Contrairement à une autre idée reçue, la poésie n’est pas universelle même si, dans le cas de Sen, elle s’inscrit pleinement dans notre monde globalisé (Gaza, New York, un tableau de Cézanne). Le traducteur est, malgré tout, porté par le style même de Sen : une avancée posée, contemplative des mots qui très vite créent un paysage émotionnel directement accessible.
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