En ce qui concerne ma poésie, j’ai principalement deux lignes : je passe d’une poésie presque classique à une poésie plus fracturée, concassée, broyée, bousculant la syntaxe à l’occasion. J’écris souvent autour du chaos, du non-dit. Mais je préfère me présenter avec les mots de Bernard Noël : « elle se caractérise par l’écoulement discret d’une blessure ». Quant à cet écoulement, je préfère qu’il dévale les pentes de la poésie avec légèreté, mine de rien. Parfois, j’aime dérouter le lecteur en disant des choses dramatiques de façon presque cocasse.
Pour ce qui concerne le bilinguisme et la traduction, il faut dire que j’ai grandi en me « babélisant » en italien et en français dans une grande maison (à Lyon) où vivaient mes parents, grands-parents et arrières-grands-parents. Mon arrière-grand-père (Toscan de Pise), avait fui le fascisme, entraînant toute la famille à Lyon. Mon père était chanteur, il remplissait la première partie du tour de chant de Charles Trenet (à l’époque, son rôle était celui de « chanteur fantaisiste » ). Ma mère (un temps, danseuse classique) est Lyonnaise ; de son côté on ne parle que le français. Je ne remercierais donc jamais assez mes grands-parents qui m’ont fait le plus beau des cadeaux : celui de deux langues maternelles, de deux cultures, de deux passeports. En plus, les trois mois d’été se passaient en Toscane, cette Toscane qui a toujours été mon « outil à percevoir » ! Puis, par amour d’un homme, je me suis octroyée le voyage inverse de mes grands-parents et je vis en Italie depuis le début des années soixante-dix, à Gênes, ville merveilleuse et tragique qui a vécu les enlèvements et les assassinats des Brigades Rouges, le G8 de toutes les violences, et dernièrement, l’effondrement du Pont Morandi avec 43 morts. Mais c’est aussi la ville des poètes Campana, Sbarbaro, Montale et Sanguineti, d’auteurs-compositeurs comme Lauzi, Bindi, Paoli et surtout de notre Brassens italien : Fabrizio De Andrè.
Habiter ces deux langues, ces deux cultures, m’a donc conduite sur les chemins de la traduction, de l’italien au français et du français vers l’italien. Contrairement à ce que beaucoup croient, il ne suffit pas d’être bilingue pour devenir traducteur, loin s’en faut. Cela peut aider, mais sans plus. Il y a constamment dans le sujet bilingue une appropriation et une désappropriation par l’autre langue, l’expérience de l’altérité du langage. S’il est vrai que la traduction ne rendra pas l’exactitude du texte original, elle met en contact des cultures parfois lointaines et cela a quelque chose de miraculeux. Lorsque je vois dans les festivals un poète palestinien se mettre à l’écoute d’un poète israélien grâce aux traducteurs, je me dis que là il y a sans doute quelque espoir dans le processus de paix. « Sans la traduction, disait George Sterne, nous habiterions des provinces aux frontières du silence ».
On me demande souvent si j’aime me traduire. Non, même si je le fais pour des questions pratiques, ce serait étrange pour moi d’avoir recours à un traducteur. Cela ne m’est arrivé qu’une fois, pour quelques poèmes en revue grâce à un excellent poète (Raymond Farina) qui me l’avait demandé. S’auto-traduire, disais-je, quelle expérience de dépaysement ! C’est comme répondre à l’invitation de son alter ego, on commet des petits crimes de dédoublement. Il faut plonger au plus profond de soi. Devenir un peu spéléologue ou si vous préférez psychanalyste allongé sur son propre divan !
Il m’arrive par exemple, comme dans mon dernier livre en version bilingue Du bleur autour / Azzurroattorno, édité chez Plaine Page, d’avoir quelques passages qui surgissent directement en français et bien sûr, en italien, tous les problèmes de la traduction se posent, y compris la question de son irréductible fragilité. Soudain, sans savoir pourquoi, d’autres passages demandent à être accouchés d’urgence in primisen italien et si quelque chose cloche en français (et les traducteurs savent qu’il y a souvent quelque chose qui ne « claque » pas assez dans l’autre langue) il me faut jouer d’astuce… changer ma peau de serpent, sauter dans l’autre rive et vite, et hop, ajuster, bidouiller un mot, prier saint Jérôme, jouer au chat et à la souris avec tel vers, tel autre.
Ah, quel beau tango entre la cible et la source ! Il m’arrive aussi de me trahir, de faire un pied de nez à l’autre moi qui parle dans ma tête comme un perroquet.
Quand le livre est terminé je ne sais plus à la fin sur quel bord j’avais commencé.
Poèmes Traduits de l’italien par l’auteure
Je sais que souvent
en compagnie de l’amour
nous comblons la gravité.
Je sais que notre voix
disparaîtra dans son double.
Je sais que ta bouche
est le refuge préféré
de l’alphabet silencieux.
Parle-moi comme au nuage égaré
écris-moi une lettre imaginaire.
Laisse tomber le sexe,
brise les chaînes.
C’est nous le feu.
InPerturbamenti, Ed. Joker
So che spesso
in compagnia dell’amore
colmiamo la gravità.
So che la nostra voce
sparirà nel suo doppio.
So che la tua bocca
è il rifugio preferito
dell’alfabeto silenzioso.
Parlami come alla nube smarrita
scrivimi una lettera immaginaria.
Lascia perdere il sesso,
rompi le catene.
Siamo noi il fuoco.
Les choses
Étrange que le monde soit là par hasard.
Un éclair de temps à autre
et combien de haies.
Les choses ne s’expliquent pas
tu les prends entre les mains
tu les nommes
tu les fais dormir
il te semble qu’elles respirent
– et peut-être qu’elles respirent –
mais elles ne s’expliquent pas.
Étrange que le monde soit là par hasard.
Le calme n’est pas son domaine
et si ce n’est le calme…
Les flammes, encore
comme matière de chaque enfer.
Les gens traversent les lignes du sommeil
ils vont outre les barrières de l’aube
plantent les clous du futur.
Les sirènes, de l’intérieur.
Une ombre arrive parmi nous, frissonne.
L’huile qu’elle renverse.
(Inédit)
Le cose
Strano che il mondo sia qui per caso.
Un lampo ogni tanto
e quante siepi.
Le cose non si spiegano
le prendi fra le mani
le porti a dormire
ti sembra che respirino
– e magari respirano –
ma non si spiegano.
Strano che il mondo sia qui per caso.
La quiete non è il suo ambito
e se non è la quiete…
Le fiamme, ancora
come materia di ogni inferno.
La gente attraversa le linee del sonno
va oltre le sbarre dell’alba
pianta i chiodi del futuro.
Le sirene, dall’interno.
Un’ombra arriva tra noi, rabbrividisce.
L’olio che rovescia
Svuotatemi
svuotatemi dall’oscuro (zac!)
svuotatemi dall’oscuro
come si svuota un pesce (zac!)
datemi cose semplici
corde per stendere
fiori modesti
parole di piccoli voli
ma di piccoli voli nell’intensità
fate che entri nella poesia
d’un paese di sorgenti
una poesia di calmo procedimento
libera da tutto
di pochi aggettivi
senza titoli né maiuscole
tagliatemi la lingua brava gente (zac zac!)*
suvvia tagliatela
quando mi disabito
– imbecille –
per qualche eccesso di grandiloquenza (e zac!)
Videz-moi
videz-moi de l’obscur (zac !)
videz-moi de l’obscur
comme on vide un poisson (zac !)
donnez-moi des choses simples
des cordes à linge
des fleurs modestes
des mots de petits envols
mais de petits envols dans l’intensité
faites que j’entre dans le poème
du pays des sources
un poème de calme procédure
libre de tout
de peu d’adjectifs
sans titre ni majuscules
coupez ma langue bonnes gens (zac zac !)
allez allez coupez coupez-là
quand je me déshabite
– imbécile –
pour quelque excès de grandiloquence (et zac !)
Anthologie Voix Vives 2017, Ed. Bruno Doucey
ombre de mots
profonde semence
semis de mots
n’est plus ombre
que vaillent les mots en ombre
pour semer au plus profond
profonde semence le mot
mot sème mot
sème mots de mots
que toujours vaille le mot
mot après mot
sème-le toi-même le mot
sème-le toi-même semeur si tu m’entends
sème mot profond
sinon le silence
est plus désirable
Anthologie Voix Vives 2018, Ed. Bruno Doucey
Ombra di parola
ombra di parola
semina profonda
seme di parole
non è più ombra
valgano parole in ombra
per seminare nel profondo
profonda semina la parola
parola semina parola
semina parola di parola
valga sempre la parola
valga parola dopo parola
seminala tu la parola
seminala tu seminatore se mi senti
seminala profonda
se no il silenzio
è più desiderabile
Parole di schiena
nutrono al di dentrole parole poiché dentro
è meno che al di dentro
sei l’oste delle parole ardono l’ossa loro (oh)
disponi le parole di schiena o in piedi ma in piedi contro (quel)
pronunci parole meno infingarde come agire (tu)
agisci attraverso parole agenti (tu)
metti i tappi auricolari alle parole (tu)
goffe parole spezzano le catene dell’essere (e)
una poesia è un pube arruffato di parole sonore (che)
le parole tue viaggiano di contrabbando nella nullafacenza (o)
scrivi caos ma caos tuttavia senza pathos eccessivo (poi)
dici questo dici io dici tu dici come forano gli occhi le parole (ahi)
e il mare magari tesserà parole come tragedia (come)
accade tuttavia che un’antica notte di parole (molto)
malattia crisi sintattica dici guarda di’ le parole (c’è)
sogni parole che scorticano spolpano attingono il reale (behlì basta una parola per ingozzarsi l’anima (ahhhh)
quando credi d’aver detto tutto la porta sbatte dietro le parole
sbatte dietro le parole sbatte dietro le parole fa
CLAC !
Mots de dos
ça nourrit au-dedansles mots car dans
c’est moins qu’au-dedans
tu es l’hôte des mots leurs os brûlent (oh)
tu disposes les mots de dos debout mais debout contre (ce)
tu prononces des mots moins mollassons comme agir(tu)
agis à travers des mots agissants (tu)
mets des boules quies à tes mots (tu)
des mots gauches peuvent briser les verrous de l’être (et)
un poème est un pubis ébouriffé de mots sonores (qui)
tes mots voyagent-ils dans la contrebande la rienfoutance (ou)
tu écris chaos mais chaos toutefois sans pathos excessif (puis)
tu dis ça tu dis je tu dis tu mince ça pique les yeux les mots (aïe)
et la mer peut-être tisse-t-elle le mot tragédie (comme)
il se trouve toutefois qu’une très ancienne nuit de mots (très)
maladie crise syntaxique tu dis tiens dis-donc les mots (y a)
tu rêves de mots qui égratignent balafrent atteignent le réel (bon)
et là il suffit d’un mot pour se goinfrer l’âme (ahhhh)
quand tu crois avoir tout dit la porte claque derrière les mots
claque derrière les mots claque derrière les mots ça fait
CLAC !
(in Domande Minime Risposte, Ed. Le Mani, Recco )
Quando arriva arriva. Non cammina corre paesaggio in lei diretto. Prova del respiro votata alle partenze nessuna smorfia di disgusto per le lontananze da dove veder scendere la pelle. Che ritorno nei luoghi del non detto e si nota non c’è che dire eh già. Commenti rimandati è evidente che scintilla ovunque quando infila gli scivoli della sera. Ma quella porta in fondo al corridoio bisogna che pensi a evitarla. La stanza ha dichiarato guerra: Troppo fisse le parole d’amore troppe e incerte sul lenzuolo non quelle nate dalla bocca del tuono oppure solo il tempo d’una notte poi c’erano tutte quelle da dire ad occhi aperti senso delle proporzioni non salvato.
Quand elle vient elle vient. Ne marche pas elle court paysage dans elle directo. Pratique du souffle abonnée aux départs sans moue de dégoût pour les lointains d’où voir la peau descendre. En voilà un retour aux lieux du non-dit et ça fait du bruit oh ça. Commentaires pour après il est évident que ça scintille partout quand elle glisse dans les toboggans du soir. Mais cette porte-là au fond du couloir faut qu’elle pense à l’éviter. La chambre a déclaré la guerre : Trop figés les mots d’amours trop flous à même le drap pas ceux qui naissent dans la bouche du tonnerre ça marchait une nuit et encore il y avait tous ceux qu’il aurait
fallu dire yeux ouverts sens des proportions qu’elle ne sauve.
(Fragment d’après Du bleu autour / Azzurro attorno, Ed. Plaine Page)
***
2 Poèmes audio performés
le ore
Lamiere copertoni / clacson / l’autunno di ascoltarenel fitto del fogliame bagnato nel groviglio banda larga web / clacson / calo degli zuccheri treni in arrivo intera vita di treni cento piccoli fari / clacson / birre computer tua carne incerta Dylan Bob lingue bingo banche banche banche l’economista Peter Pan spiega: il mix trarischio e rendimento è tutto sommato alquanto scoraggiante tam tam perfetto paesi in rovina epoca di atleti in provetta / clacson / frantumi / clacson / certi vuoti d’incontri s’invita a rimuovere si scorta il variare / clacson / il tutto tra riti e simboli non più di moda oggi clacson / clacson / clacson…
les heures
Tôles pneumatiques / klaxon / lambeaux de écouterdans l’épaisseur du feuillage mouillé dans le fouillis haut débit web / klaxon / manque de sucre trains en gare vie entière de trains cent petit phares / klaxon / bières ordinateurs ta chair incertaine Dylan Bob langues bingo banques banques banques l’économiste Peter Pan explique : l’union entre risqueet rentabilité est somme toute plutôt décourageantetam tam parfait pays en ruines époque d’athlètes en éprouvette / klaxon / débris / klaxon / on fait de ces vides de rencontres on invite à zapper on accompagne le changement / klaxon / le tout entre rites et symboles plus tellement à la mode aujourd’hui klaxon / klaxon / klaxon…
(in Aria e di terra, Ed. Fili d’Aquilone, Rome.)
1.
L’orizzonte — è — un — frammento — di— poesia— in— eccedenza —
l’horizon — est — un — fragment — de — poème — en — excédent —
2. le ore
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(in Aria e di terra, Ed. Fili d’Aquilone, Rome).