Plantations – Constant Tonegaru

Par |2022-03-06T08:13:55+01:00 1 mars 2022|Catégories : Constant Tonegaru, Essais & Chroniques|

Trad. Stéphane Lam­bion ∙ Édi­tions Abor­do ∙ mars 2022

 

Con­stant Tone­garu naît en 1919 à Galaţi, au sud-est de la Roumanie. Sa vie est mar­quée par une oppo­si­tion poli­tique per­ma­nente, d’abord au régime fas­ciste d’Ion Antones­cu durant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, puis au régime com­mu­niste à par­tir de 1945.

En 1949, il est arrêté par la police poli­tique roumaine et il est accusé d’atteinte à la sécu­rité de l’État. Il est envoyé en prison ; sa san­té s’y dégrade jusqu’au point où, pour ne pas être accusées de sa mort, les autorités le ren­voient chez lui. Il meurt à Bucarest le 10 févri­er 1952, lais­sant der­rière lui une œuvre poé­tique d’une den­sité et d’une richesse rares.

Femeia Cafe­nie — Con­stant Tonegaru

∗∗∗

Rétro­spec­tion

J’attends que les vais­seaux par­tis vers un hori­zon de terre sans point cardinal
m’apportent l’image où ser­rant la crosse du fusil comme un violon
j’ai arrêté le boston dis­so­nant que je fai­sais valser dans ma tête
avec un petit bruit qui au-delà des lignes a éteint je ne sais qui avec sa cigarette.

Au moment où j’ouvrais des boîtes de con­serve à la baïonnette,
préoc­cupé par la faim, par des sur­faces de terre et des inten­tions mystiques,
je coupais des hommes banals de dimen­sions diverses
qui déser­taient vers l’inconnu sous la pres­sion des don­nées statistiques.

La nuit s’étalait comme un drap sur un bran­card avec un mourant
mais des flo­cons aux reflets de naph­taline se glis­saient quand même
à l’endroit où avec un petit bruit on éteint une vie et une cigarette
en atten­dant de détru­ire la dernière car­gai­son d’essence.

De l’absence de mes bateaux aux flancs oints de goudron
coulés peut-être sous l’effet de tant de neiges silen­cieuses, je n’ai crainte ;
sur mes boucles je garde encore quelques flo­cons d’une neige qui n’a pas fondu
assez pour écrire un poème.

 

 

∗∗∗

L’oiseau noir

Je ne sais com­ment dia­ble a fait l’homme au cha­peau melon,
il avait dans sa cabane une cage avec des tigres affamés
qui rongeaient à tra­vers les bar­reaux des os de vaches
et au fond il y avait encore un endroit de jaune drapé
où immo­bile le célèbre cor­beau croassait :

                                                             – Nev­er­more !

Sur la toile fig­u­rait quelque part Edgar Poe.
Une canaille te dis­ait à son sujet :
               – Edgar Poe ?… un ivrogne américain,
né en telle année et mort à l’hôpital
il a peut-être même été un gangster,
mais c’est vrai, il a édité « Graham’s Magazine ».

Le dimanche les gens sont malins,
ils se promè­nent sur les boule­vards, ils vont au cinéma,
quelques-uns à la foire vont voir des tigres du Bengale
nés en cap­tiv­ité à Huși ou à Focșani
et le cor­beau du poème qui a tra­ver­sé l’océan.

Une fois un fou enfui de l’hôpital
en tunique bigar­rée et avec un jour­nal pour chapeau
a voulu vol­er le corbeau.
                                              Il y eut bataille, com­mis­saire et scandale
et sans cesse à l’entrée t’invite un infirme,
le cor­beau étant empail­lé, l’homme au cha­peau mel­on était ventriloque.

 

 

∗∗∗

Un peu d’alcool

Com­ment les étoiles sont mon­tées au ciel, je ne sais pas,
mais la Lune, vrai­ment, je la met­trais sur un porte-manteau
pour qu’elle ne bouge plus, traditionnelle,
et je lui décharg­erais dessus une cara­bine Manlicher

Peut-être qu’après tout je resterai résigné
atten­dant que les loups se fau­fi­lent dans les congères
le ven­tre ren­tré et reni­flant dans le froid
pour manger, avec les édi­teurs, des poètes dans leurs assiettes.

Com­ment les étoiles sont mon­tées au ciel, je ne sais pas,
ni com­ment trois d’entre elles sont restées sur une étiquette ;
il est écrit : JAMAÏQUE vir­gule COGNAC IMPORTÉ
et sur la pho­to une créole sourit, coquette.

La bouteille est plate. Cela pour ren­tr­er dans la poche.
Main­tenant elle est vide. Quand les meutes aboieront sur la Lune,
– vrai­ment, elle avait embrassé des seins bruns de señori­tas –
avec soif, je boirai sa lumière à pleins poings.

 

∗∗∗

Compte ren­du d’automne

Messieurs,
j’ai voulu écrire quelque chose au sujet de l’automne aussi,
mais cet automne a été banal
car tous les automnes sont identiques
                             et je vous assure :
Aucun n’a de thème original.

J’habite près du cimetière
et je vois la ville de loin.
             Depuis des tuyaux de radiateur
ou peut-être même depuis les usines
             la fumée ressem­ble à de l’encens brûlé ;
quant aux morts, ils ne vien­nent plus ici depuis un an
             et les mis­éreux per­dent leurs aubaines.

Les croque-morts à la sol­de non payée
jouent un den­tier à pile ou face aux carrefours
pour acheter des boucles d’oreille de pacotille à leur bien-aimée.
Avec des chiens tachetés, à la déchet­terie, ils se lancent
des regards de napoléons affamés.

Messieurs, ça a été un automne misérable
et le Soleil ne ces­sait de refroidir comme les poêles en fonte.
Un cochon cri­ait comme une scie sauteuse.
                                        Depuis lors même
les grands fan­tômes ne veu­lent plus passer
en ten­ant par la main les fan­tômes plus petits

 

Plan­ta­tions, de Con­stant Tone­garu, paraî­tra début mars dans la col­lec­tion bilingue des édi­tions Abor­do, avec une pré­face de Lin­da Maria Baros. 

Présentation de l’auteur

Constant Tonegaru

Con­stant Tone­garu était le fils de l’of­fici­er de marine gali­cien, avo­cat et pub­li­ciste Con­stan­tin Tone­garo, et le petit-fils du pro­cureur général de la Cour d’ap­pel de Galati, Daniel Zorilă. La grand-mère du côté mater­nel, née Han­giof, était issue d’une famille aisée de Galati, qui pos­sé­dait notam­ment l’hô­tel Metropol. Le poète appar­tient à la “généra­tion per­due” des écrivains qui n’ont pas réus­si à se faire un nom, leur des­tin lit­téraire ayant été coupé par l’in­stau­ra­tion du régime com­mu­niste. Propul­sé dans le monde lit­téraire par Vladimir Streinu et son ami Bar­bu Ciocules­cu, il a été remar­qué et retenu par tous les grands cri­tiques lit­téraires qui se sont penchés sur son œuvre. Entre 1945 et 1949, il est mem­bre, avec Vladimir Streinu, l’écrivain saint-gal­lois Ior­dan Chimet, Pavel Chi­ha­ia et L. Bar­ral (secré­taire de la non­cia­ture papale à Bucarest), de l’as­so­ci­a­tion “Mihai Emi­nes­cu”, une organ­i­sa­tion clan­des­tine de défense de la cul­ture, un réseau de sauve­tage de l’élite intel­lectuelle roumaine. Sa vie de bohème est brusque­ment inter­rompue en 1947, lorsqu’il est arrêté pour “con­spir­a­tion con­tre la sécu­rité de l’É­tat”. Le poète a résisté à la tor­ture et au régime car­céral de la prison d’Aiud sans trahir ses amis, et n’a été libéré qu’en 1951. Un des­tin trag­ique qu’il traduit pleine­ment dans ses vers : ” Ain­si fut / un Ange rejeté et une malé­dic­tion : / “Tu seras gaspillé comme l’eau des sources…” “.
Pavel Chi­ha­ia évoque dans des pages d’une grande sen­si­bil­ité le por­trait physique et moral de l’écrivain : “d’une mai­greur et d’une taille imposantes, cou­vert d’un béret ser­ré et délavé sur une épaisse paire de lunettes, il tra­ver­sait les chemins comme un mât, avec un but pré­cis, imper­turbable face aux adver­sités et aux tem­pêtes de la vie. Sa fan­taisie sans fin, sa gai­eté, sa non-con­­for­mité aux fauss­es valeurs qu’on lui impo­sait, sa pureté d’âme, ce roman­tisme allié à une ironie sub­tile mais tran­chante, cachaient une intran­sigeance qui allait jusqu’au sacrifice”.
Dans une let­tre sui­cidaire adressée à Vladimir Streinu, Con­stant Tone­garu s’est ouvert : “mon cœur… bat­tait hon­nête­ment pour quiconque s’en approchait…”. Je ne voulais pas la faire pass­er en con­tre­bande par des con­vic­tions qui ne m’ap­par­ti­en­nent pas, c’est-à-dire qu’il n’é­tait pas dans ma nature de faire un cirque de la poésie pour gag­n­er mon morceau de pain”. Ce “Peer Gynt de la poésie”, comme l’a appelé plus tard Ion Var­tic, est mort peu après sa sor­tie de prison, ne lais­sant der­rière lui qu’un seul vol­ume de poésie sous le titre “Plan­ta­tions”, pub­lié en 1945 par la mai­son d’édi­tion des Fon­da­tions royales. Ce vol­ume a été suivi en 1969 par “L’é­toile de Vénus”, dont le man­u­scrit a été con­fié à l’im­primeur par Bar­bu Ciocules­cu, et en 2003 par “La plan­ta­tion de clous”, qui com­prend l’ensem­ble de son œuvre littéraire.
Au sous-sol du Musée de la lit­téra­ture roumaine, le masque mor­tu­aire, le moulage de la main du poète et un buste réal­isé par le sculp­teur Ion Vlad restent des sou­venirs. Le bâti­ment de Bucarest où le poète Con­stant Tone­garu a vécu et créé entre 1932 et 1952 porte une plaque com­mé­mora­tive en sou­venir de la dis­pari­tion du poète.

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Stéphane Lambion

Stéphane Lam­bion écrit et traduit de la poésie. Son prochain livre paraî­tra à l’été 2022 en col­lab­o­ra­tion entre les édi­tions de La Crypte et les édi­tions Hen­ry. Il tra­vaille sur les rap­ports entre mal­adie et poésie dans le cadre d’une thèse en recherche-créa­tion et tient un jour­nal sur remue.net. Site per­son­nel : stephanelambion.fr

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