Le sentier du Train Jaune (extrait)
Croisé ombres furtives, entendu coups de pattes pour fuir, compris lapin sans voir personne. Le cœur palpite. Le corps rebrousse chemin devant trois possibilités de lapins.
Hier soir, sur un verglas inattendu, vers le nœud angoissant de l’être, des cris animaux, végétaux, minéraux. Indistinctement.
Le bourdonnement d’un silence.
Trois sons de cloches animales remontent le pré jusqu’au ruisseau.
Poursuivi tout droit jusqu’au croisement.
Pris en face, senti traces de tracteur, terre humide.
Vu aucune montagne, aucun ruisseau, aucun chemin.
Cherché Scorpion.
Trouvé Grande Ourse, trouvé Orion et Chevelure de Bérénice.
Lu dans les étoiles comme dans un livre, allongé dans le pré, abandonné à mon corps. Dormi avec une nuit dans la nuit habitée. Autour, les formes de l’égarement.
C’est un chemin parfait où l’homme puisse s’enfoncer en lui-même.
Etre seul ici et voir ce qu’il y a dedans.
Voir que quelque chose se brise. Que les murs tombent. Que le réel et l’imaginaire coulent l’un dans l’autre. Que les monstres et les désirs jaillissent, tout à fait là, debout, bien droits et bien réels, bien plus que beaucoup de fausses présences.
Vacillement au cœur de la nuit.
Il faut venir ici le soir, après dîner, goûter le ciel étoilé et la profondeur du monde.
On voit les fantômes et les loups monter lentement vers la maison.
On ne les voit pas vraiment, mais ils apparaissent au fond, quelque part. On ne peut pas réellement dire où.
L’image est là comme sur une paroi.
Il ne reste qu’à la dessiner.
Eloigné du village, on glisse dans l’infinie petitesse des surfaces. Les ombres nous parlent, l’église sonne au loin. Tout ce qui est enfoui marche et broute dans le pré. Tout ce qui n’existe pas laisse enfin dépasser sa tête du terrier, et voyant qu’il fait noir, commence à sortir.
Le lieu, abandonné un temps, nous abandonne.
C’est cela, l’espace : l’oubli du lieu.
***
Vision de Naxos (extrait)
Nos yeux écarquillés à notre arrivée dans l’île. A notre arrivée dans toute île. Un soir.
La mer est noire et sans lumière.
Restons assis. Que la nuit passe et que le reste continue.
L’eau n’a pas beaucoup monté cet après-midi-là.
La plage est restée la même. Barques amarrées et craquantes.
Le soleil a disparu derrière la falaise du Cap Pounta.
Te dire que j’aimais le chemin.
Bordant la plage, un bruit de dents quand les galets furent pris par les vagues.
Il y avait des lumières la nuit. Les bateaux. Les restaurants.
Et derrière, tout au fond, l’obscurité. Celle où nous marchions.
Où nous parlions.
Nous nous asseyions dans le sable.
Un bateau apportait des pastèques et des journaux.
Le vent soufflait dans les citrons vivants.
Nous ramassions sans raison un caillou plutôt qu’un autre.
Nous voulions saisir un objet, une idée et c’était comme les saisir en rêve : nous nous réveillons les mains vides, et surpris.
*
Il y avait une crique sans nom. J’aurais voulu qu’elle n’en ait pas.
Il y avait des angles, dans les rochers, qui n’avaient pas de nom.
Des rideaux qui volaient aux portes.
Des choses pour lesquelles il n’y a pas de mots.
Il y avait des algues noires qui te faisaient peur.
Elles étaient au fond de l’eau.
Des masses sombres et qu’on n’identifiait pas. Le flou. Le vague.
Le bord du discernement.
Il y avait au bout une petite plage de cailloux puis de sable.
Dans la baie.
On s’est déshabillés. Nus, on s’est assis.
Ta peau s’est assise contre les choses. Sur les choses.
Il y avait le retour à la nage. La mer entre nos jambes.
Les poissons invisibles.
Il y avait ce chemin et cette femme. Ce creux. Ces bateaux.
Je m’endormais au soleil.
Dans mon repos se consumaient de lointaines inquiétudes et je les oubliais en brûlant avec elles.
Je formulais en mots les sons qui m’environnaient et en dressais intérieurement la liste, celle d’un paysage exquis de figuiers, de vagues, d’insectes et d’oisiveté.
J’oubliais ma joie à travers elle, je nageais dans le bruit même de l’eau s’abattant sur les galets.
Les bavardages tranquilles, la chaleur, les montagnes, les bruits de tout cet espace ouvert et vivant, je les entendais, passif.
Il me semblait que je mourais d’un excès de musique.
Naxos était en face, à quarante kilomètres.
Quarante kilomètres de quoi ? D’eau. De mer. De sel et de poissons. Quarante kilomètres de questions et de bateaux. De nage. D’amour. Ce que voulait dire quarante kilomètres.
***
L’atelier le dehors (extrait)
1.
Il soupçonne secrètement les mots de lui ôter une part du visible. Dessous, lui semble-t-il, est un monde plus large, sans limite.
Il ne le dit pas mais pense le langage comme une obstruction.
Il étouffe dans les mots.
2.
Pour éprouver le lieu, le mot est un obstacle, croit-il.
Mais qui n’a jamais cherché, face à un paysage, à en formuler l’infinie étendue ? Et le langage ne peut-il pas, lui seul, rendre visible les puissances mêlées de l’instant et du lieu ?
3.
Lorsqu’il voyage en train, la traversée des petits villages le laissent sans voix. Dans les hameaux entourés de terre, dans les espaces tendus entre églises et mairies, il interroge l’esprit du lieu, fugitivement. Déjà le train l’a amené ailleurs.
Mais quand il lui arrive d’apercevoir, sur un panneau proche de la voie, le nom d’un village qu’il aurait volontiers dit sans nom, n’est-ce pas comme s’il l’empoignait, comme si le village, insaisissable tout à l’heure, tenait maintenant dans sa main ?
4.
Son irruption (brisait-il, malgré lui, la tranquillité du lieu ?) dans un café d’Istanbul, avait un jour retenu son attention. Outre cet espace presque flottant, fumant au-dessus du Bosphore, ce qui l’avait intrigué surtout, c’était d’être à ce point incapable de nommer les objets, les formes, les matières qui composaient et habitaient le lieu. Etait-il autant interpelé par le lieu qu’il l’était par son incapacité à le dire ? A dire ce lieu ?
5.
Il n’emporte jamais son appareil. Ce qu’il a longtemps cherché à comprendre dans la photographie l’interroge encore.
A quoi bon, se demande-t-il ; les cartons remplis d’images et de négatifs s’amoncellent. Ce qu’il croyait tenir n’a jamais cessé de lui échapper.
Mais, il le sait aujourd’hui, ce qu’il espérait alors, c’était que parlent les images, qu’elles lui permettent, autant que possible, d’échapper à sa propre parole.
6.
De ses promenades le long des quais, des après-midi de printemps, allongé dans le pollen, de l’odeur des figuiers, il garde des souvenirs exquis. Mais le plus grand plaisir à l’oisiveté n’a jamais pu l’arracher à un sentiment plus profond : qu’entrent dans le livre les paysages où il marche, et que le lieu du livre devienne leur seul lieu.
***
Epiphanies (extrait)
L’heure de l’ouverture approche ; sur le trottoir du cabinet médical, le nombre de patients, remarque une femme, ne cesse d’augmenter. C’est son premier rendez-vous ; elle ne connaît ni le médecin ni les lieux ; elle attend, comme chacun, que le médecin arrive.
Dans la rue en face sort soudain d’une voiture un homme d’une cinquantaine d’années, portant des lunettes et un sac en cuir usé. Il marche en direction du cabinet. La femme l’observe un instant, écrase sa cigarette, se recoiffe et commence à s’avancer vers la porte. L’homme arrive près du cabinet et, sans même y jeter un œil, poursuit sa route.
Au loin, la femme aperçoit maintenant un nouvel homme : plus détendu, sifflotant même, l’allure légère, il est néanmoins d’une apparence sérieuse. C’est notre médecin, pense-t-elle, presque sûre d’elle quand elle le voit, non loin de là, sortir de sa serviette noire un trousseau de clés.
L’homme arrive près de la porte, ralentit et, comme le précédent, dépasse l’attroupement pour ouvrir, à quelques pas, une autre porte.
Et rapidement, chaque homme qui apparaît et s’approche du cabinet devient le médecin que tout le monde attend. Dans chaque visage, dans chaque détail, elle finit par voir un médecin, des vêtements de médecin, des lunettes de médecin, une démarche, une coiffure, une silhouette de médecin.
L’expérience se répète, et le médecin n’arrive pas, quand, comme pour la surprendre encore, on entend une clé ouvrir la porte de l’intérieur.
*
À un repas de famille, une jeune femme se souvient à haute voix de son chat qui, alors qu’elle n’était encore qu’une petite fille, était parti, un jour, et n’était jamais revenu. Elle se souvient avoir passé les jours suivants à regarder sur les chemins, entre les rangs de vigne, si elle n’apercevait pas sa petite moustache et son doux pelage noir taché de blanc. Elle avoue même que des années après, presque par simple curiosité, mais peut-être encore meurtrie, elle observait les chats des autres en essayant de le reconnaître.
Son père lui apprend alors, mais il avait fallu ce temps pour le lui dire, qu’en réalité le chat s’était fait écraser et qu’il l’avait enterré au fond du jardin. Qu’elle avait joué, tout ce temps, sur sa tombe.
*
Assise à la terrasse d’un café, une jeune femme voit arriver un homme avec des bracelets plein les bras. L’homme s’approche d’elle, se montre amical, la tutoie rapidement et ils entament une conversation agréable. Très vite, il lui propose d’acheter ses bracelets. Elle refuse, un peu gênée, mais ça ne l’intéresse pas. L’homme insiste encore un peu tout en plaisantant, elle refuse à nouveau, souriante mais désolée. Comme en signe de capitulation, il pose alors sur la table un bracelet, lui dit, esquissant un clin d’œil, tiens, il est pour toi, et entre dans le café à la recherche d’un nouveau client.
La jeune femme est surprise un instant, regarde le bracelet sur la table, le prend dans ses mains, l’essaye à son bras. Enfin quelque chose d’agréable, se dit-elle, heureuse de son nouveau bijou, heureuse d’être celle à qui le cadeau était destiné.
L’homme sort du café quelques minutes plus tard, revient vers la jeune femme et lui demande : alors, tu le prends ? La jeune femme se défait du bracelet et, pleine de confusion, lui rend l’objet. Non merci, dit-elle, totalement abasourdie, et l’homme s’en va.
Et la femme reste là, dépossédée de l’objet, triste d’admettre qu’un peu de sa naïveté a disparu avec le bracelet.
*
En fin d’année, un petit garçon découvre chez un copain un tout nouveau jouet, le meilleur de tous les jouets et très vite lui vient l’idée d’en faire la commande pour Noël. Il ne pense plus qu’à ça, compte les jours sur son petit calendrier et fatigue ses parents avec une ténacité toute infantile pour qu’il lui achète le fameux jouet. Mais il coûte très cher et ses parents, qui n’ont pas vraiment les moyens et leur enfant le sait bien, hésitent un peu. Au prix de mille plaintes et prières, les parents finissent par céder. Mais après deux jours à se délecter sans trêve du même jouet, celui-ci finit par perdre de sa saveur originelle et l’enfant, qui commence à se lasser, se sent aussitôt rongé par les regrets et la culpabilité.
Ainsi il découvre, mais avec quelle amertume, les travers du désir.
***
L’autre rive
Vous habitez une ville
et cette ville vous habite si bien
que vous êtes à la fois
le contenu et le contenant.
Vous vous déplacez dans deux plans distincts
sur des quais intérieurs
essayant de résoudre une sorte d’énigme
tendue entre Saint-Michel et les Chartrons.
Où allez-vous, quand vous quittez la maison,
sinon, par quelque chemin que ce soit,
vers la maison elle-même ?
À mesure que vous tournez en rond,
chaque espace de la ville
dessine une voie d’accès
sur la carte de votre pensée sans fin
et offre une issue possible
à vos rêves irrésolus.
Chaque question non élucidée
trouve son écho
au croisement d’une rue
ou derrière une porte
qu’il vous faut ouvrir
pour rejoindre l’autre rive.