Poèmes de Juan Gelman traduits par Jacques Ancet

 

la table

je suis né dans une forêt du sud / j’ai été un pin / sur moi
se sont levés des soleils / des nuits sont tombées / des lunes / des présages / sur moi
ont chanté des oiseaux différents / ont fait leur nid des oiseaux / par exemple ta voix
a fait son nid / en moi précisément / belle et douce /
 

là où j’ai brûlé silencieux / j’ai cru ou su
que la main élue pour s’asseoir et dormir /
la main qui jaillissait sur ton sein vers le sud /
était ma main qui aujourd’hui erre par ici  bouche ouverte / folle / triste /
 

pourquoi es-tu triste / petite main ? / pourquoi crépites-tu dans l’obscur sans me laisser
         dormir ?/
te fais-tu main comme si une femme et un homme s’étreignaient dans un œuf de lumière ? /

        comme un cygne

qui jette son temps par la fenêtre ? / comme douce lettre qui me racles les os ? / main qui m’écris ? / pourquoi pleus-tu / main /
 

avec étonnement ou vertu ? / deux lunes t’entourent /
la lune de la nuit et la lune de l’âme /
la lune de la lune et la lune de toi /
main qui jaillit avec vérité / tu résonnes
 

comme dimanche ou cloche /
main qui m’a fait table /
sur moi on couche les prisonniers de la dictature militaire /
on leur met la gégène dans la bouche qui annonçait la révolution /
 

on leur met 220 volts dans la bouche qui annonçait le règne de la révolution /
la gégène sur la tête qui rêvait couchée sur les doux oreillers de la révolution
la gégène sur les testicules qui frappaient aux porte de la révolution
220 volts sur les lèvres des vagins / pulvérisant leurs ciels /
 

les enfants ne vont plus sortir par là / ni les lyres / ni les chevaux sauvages /
une haine pure va sortir par là / non pas des vols / petites frères /
on torture le jus des vagins de mon pays /
le jus de mon pays ressemble à une bête /
 

il ressemble à king kong attrapant un aéroplane /
il ressemble à un puits de sang qui arrose mon pays /
il ressemble à un président militaire qui arrose /
des vagins où un jour l’épouse eut un sommeil plus sûr /
 

jouissance et effroi de l’âme / on les passe à la gégène sur moi /
des soleils se sont levés sur moi / des nuits sont tombées / des lunes, aujourd’hui tant
de désolation / la bave de la peur / l’urine / les cris
sur la table /  certains
 

trahissent la vie et se laissent tuer /
d’autres trahissent les vivants et se laissent vivre /
j’ai été pin / sur moi
sont tombées des nuits / une ombre à présent
 

secoue sa chevelure de lumière / salue
avec son chapeau de chair et d’os /
son chapeau est de miel /
elle salue les compagnons de chair d’os et de miel
 

 

nids

à francesco

les compagnons qui ont débarqué dans la mort
ont la bouche pleine d’orangers
plantés en plein milieu de leurs soirées /
des arbrisseaux à qui ils donnaient à manger chaque fois
 

qu’ils combattaient l’ennemi ou qu’ils rêvaient /
avec l’écho et la rage de leurs coups de feu ils leur donnaient à manger /
la petite tourterelle blessée d’amour faisait son nid dans les coups de feu /
les orangers ouvraient leurs branches et tombaient
 

les crépuscules que les compagnons serraient pour qu’ils fassent silence /
et qu’on entende la beauté qui viendra /
les compagnons avaient un petit morceau de beauté qui viendra /
il la laissaient tomber pour que tous sortent
 

chercher la justice dans la rue /
chercher le soleil pour ces froids du sud /
les compagnons ont la bouche pleine de silence /
comme de petits enfants sans nouvelles du lieu où la vie dodeline /
 

les orangers s’ouvrent comme une fenêtre /
les compagnons penchés regardent passer le temps
qui transforme leur chair en cloche
sonnant contre le vent du sud /
 

 

autres écritures

la nuit te cogne le visage comme les pieds de dieu /
quelle est cette lumière qui monte de tes morts ? / vois-tu quelque chose
à la lumière de cette lumière ? / que vois-tu ? de petits os
soutenant l’automne ? / quelqu’un qui
 

racle les murs du monde avec ses os ? / vois-tu plus ? /
raclent-ils les murs de l’âme ? écrivent-ils
« vive la lutte » ? raclent-ils
les murs de la nuit ? écrivent-ils « vive l’âme » /
 

raclent-ils le feu où j’ai brûlé où nous sommes morts / tous les compagnons ? / écrivent-ils ?
dans le feu ? / dans la lumière ? / dans la lumière de cette lumière ? /
à présent passent les compagnons la langue fermée /
ils passent entre les pieds et les chemins des pieds /
 

ils passent cousus à la lumière /
ils raclent le silence avec un os /
l’os écrit le mot « lutter » /
l’os est devenu un os qui écrit /

 

 

sur la poésie

il y aurait deux choses à dire /
que personne ne la lit beaucoup /
que ce personne c’est très peu de gens /
que tout le monde ne pense qu’au problème de la crise mondiale / et
 

au problème de manger tous les jours / il s’agit
d’un sujet important / je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim /
il disait qu’il ne se souvenait même pas de manger et qu’il n’y avait pas de problème /
 

mais le problème vint plus tard /
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil /
et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter
l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau /
 

ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain / ils murmuraient
qu’on leur casse toujours les pieds /
 

qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes / et non
des oisillons comme l’oncle juan / spécialement
 

parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium
         municipal /
ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés /
et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte /
le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête
        / l’

oncle juan était comme ça / il aimait chanter /
et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter /
il entra dans le four en chantant cui-cui / on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment /
et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte / mais
 

pour en revenir à la poésie /
les poètes aujourd’hui vont assez mal /
personne ne les lit beaucoup / ce personne c’est très peu de gens /
le métier a perdu son prestige / pour un poète c’est tous les jours plus difficile
 

d’obtenir l’amour d’une fille /
d’être candidat à la présidence / d’avoir la confiance d’un épicier /
d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits /
un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers /
 

et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles / d’épiciers
        / guerriers / de rois /
ou simplement de poètes /
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se casser la tête à penser au problème /
 

ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances /
l’oncle juan après sa mort / moi à présent
pour que tu m’aimes

Vers le sud et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2014 (à paraître)

Traduction : Jacques Ancet