Heureuse initiative du Seuil d’avoir créé cette collection poésie au format de poche. Après un volume consacré aux Haïki et avant l’anthologie algérienne récemment publiée, c’est à Alain Mabanckou que l’on a confié la tache de composer cette anthologie de poèmes d’Afrique francophone. Et comme il le dit lui-même dans la préface, il est bien difficile de procéder à un choix dont l’exercice consiste, par définition, à écarter des auteurs et des œuvres au profit d’autres, tout simplement pour des raisons de contrainte.
Une anthologie de poèmes africains. C’est suffisamment rare pour que l’on considère la chose comme un sésame. Un sésame ouvrant des voies peu familières au chœur occidental. D’abord, il y a cette affirmation de Mabanckou dans la préface : “Le poète [ d’Afrique noire] avait une mission de libération, et il n’était alors pas question de pérorer sur la rose, d’admirer le ciel bleu : l’art pour l’art étant considéré comme une gageure.”
Autrement dit, le poème, non pas comme un ornement mais comme un engagement de l’être humain dans le monde, comme l’outil de sa possibilité la plus haute, celle d’affirmer sa liberté par la parole, par l’acte de la parole. Le poème comme le monument civilisateur à élever au cœur de l’homme, viscéralement constitutif des évènements qui façonnent chaque jour les pays et les peuples. La respiration profonde de la nature humaine.
Nous nous apprêtons donc à trouver la guerre au centre du recueil, le combat, la violence, le sang, mais en guise d’arme, nous voici en présence de la beauté, de la puissance fraternelle, d’attentions aussi singulières que les six voix chantant en ces pages aux êtres, aux choses, au mouvement invisible du vivant.
Senghor d’abord, et cet exceptionnel poème d’ouverture intitulé Femme noire. Chant charnel, chant spirituel, organique, épidermique chargé du grain des plus hautes tessitures. Chant par lequel nous entrons dans l’anthologie, poème porte, donc, seuil de l’accueil en beauté, en douceur, la porte de l’Afrique peut-être symbolisée.
Puis Neige sur Paris, prière bouleversante de Senghor au Seigneur, en laquelle il enveloppe dans le manteau de sa souffrance noire, manteau ourlé de compassion pour le frère blanc qui causa tant de malheurs à son peuple, sa haine devenue douceur active. S’ensuivent, passé le seuil de cette figure tutélaire, les voix de Birago Diop, de Jacques Rabemananjara, de Bernard B. Dadié, de Tchicaya U Tam’Si et Jean-Baptiste Tati Loutard.
Il faut les lire !
Ces poètes convoquent tout l’arsenal de l’art poétique français pour dire l’Afrique, mais surtout pour dire le Sénégal, Madagascar, la Côte d’Ivoire, le Congo. Tous ont occupé des postes importants au sein des ministères de leur pays. Ambassadeurs, Ministres, ils savent le lieu stratégique qu’est la langue, en connaissent la métrique, la rhétorique, savent s’en écarter pour dire la nécessité d’une émancipation. Il y a des accents de désespoir, mais aussi de l’humour, du grand chant contemplatif, des racines, des ancêtres, des masques, comme en ce poème fabuleux, Souffles, de Birago Diop.
Merci à Mabanckou pour ce choix enchanteur. Au Seuil pour avoir initié le cours des voix poétiques africaines.
Car au sortir de ce précipité, que voyons-nous ? Que les clichés s’évanouissent. N’ouvrez pas cette anthologie si vous y recherchez la prétendue “magie” que l’Occident en mal de spiritualité va quémander aux rives africaines. Il est de bon ton de voir dans le continent noir l’âme primordiale qu’aurait perdu l’homme blanc : le sens des rituels, les masques vaudous, le rapport instinctuel aux esprits, bref, la magie prétendument absente des contrées civilisées. Cette anthologie dit tout le contraire : que la magie est dans la langue, que la langue, ici, est celle de la fille ainée de l’Eglise, et que l’on peut s’y adresser encore directement à Dieu. S’il y a leçon, c’est une leçon africaine à propos du patrimoine européen. Un concert de voix africaines, un chœur francophone au timbre noir pour déciller les yeux ne sachant plus distinguer dans leur identité le haut surnaturel qui présida à la vision intérieure de l’Occident.