La poésie est un privilège. La langue accueille le poète. Le poète atteint l’apothéose. Pour que nous puissions parler de la poésie contemporaine aussi bien que de la situation du monde, il est nécessaire que nous revenions, aussi ennuyeux soit-ils, aux points absolument fondamentaux, ceux-là même dont nos yeux et nos oreilles ont tellement souffert. Beaucoup de choses sont dites et écrites à propos de la qualité de la poésie actuelle, et tous les critiques ne fondent pas leurs remarques, bien qu’au niveau des définitions et des éclaircissements nous soyons tous d’accord pour les accepter comme une référence. Néanmoins, nous ne critiquons pas et nous ne nous confrontons pas de la même façon à la poésie actuelle.
En tournant le dos à tous ceux qui s’adonnent au tourisme philologique, nous voilà en présence de trop peu de critiques créatives. Même dans ce contexte limité, il circule des appréciations différentes sur l’écriture poétique contemporaine. Et il en existe évidemment d’autres qui ne sont pas suffisamment publiées. Je m’appliquerai, à travers l’une d’entre elles, bien que je ne sois pas du tout attiré par l’écriture d’essai, à exposer mes idées dans le texte suivant en utilisant quelques extraits de deux petits essais que j’ai écrits voilà des années.
Comment pourrait-on caractériser le phénomène du langage commun (Koinè) ou de l’absence d’initiative concrète des poètes d’une génération, d’une époque ou d’un jugement de valeur global ? Quand les poètes ont à plusieurs reprises déposé l’idiome d’une griffure d’épine de rose qu’ils ont cueillie, cela ne signifie en rien qu’ils ont créé leur propre langage poétique, c’est-à-dire qu’ils ont écrit leur propre poésie. C’est pourquoi ils sont simplement revenus aux conceptions poétiques précédentes, en récupérant différents académismes plus ou moins élitistes. Le problème se trouve dans le fait que l’idiome personnel n’est pas produit. Une langue où le poète mise sur l’impossible. Simplement, le poète ne peut pas avoir, pour créer, une seule et même idée, qui est son langage personnel et il ne peut qu’accepter le territoire de l’universalité, rien de plus petit ou de plus limité. Si toutes les touches ne sont pas jouées, la poésie n’existe pas. La relation du poète avec la Tradition, qui a été mentionnée plusieurs fois est plutôt inexistante. Apparemment, il existe une confusion sérieuse entre le para textuel et la Tradition. Celui qui l’offre appartient à la Tradition et pas celui qui l’exploite. C’est exactement pour cette raison que l’écriture poétique dépasse chaque convention culturelle, politique, esthétique, psychologique ou autre, si bien qu’elle réussit à constituer une tradition. La poésie, si on considère d’une certaine façon qu’elle agit, ne fait qu’exister comme tradition dans l’idée qu’elle-même utilise pour se baser comme sur-objet. L’expression totale de la poésie est le poète lui-même.
En travaillant des œuvres de poètes plus récents, ou des pages à caractère d’essai qu’ils publient, le lecteur remarque ce phénomène : la poésie est considérée comme une « connaissance logique » plutôt que comme un fait. Mais la poésie est avant tout une relation particulière avec la vie, avec l’existence et une situation de totale exposition à l’Autre. Une métaphysique nette. Le poète est la forme, le lieu de réception de l’Autre dans lequel le corps et l’esprit du poète se trouvent et progressent. En réalité, lorsque le poète écrit, il échoue, ne réussit pas, ne s’éloigne pas mais recule. Il échoue et il revient vers l’impossible.
Ici un sourire net est nécessaire, puisque la poésie des possibles — comme celle qui est largement répandue — n’existe pas. Sur ce point se trouve une première preuve d’art ou une preuve de sa présence. Si l’échec du poète aussi bien que son recul sont critiqués sur la base d’une quelconque connaissance statique, alors la poésie n’est pas produite. D’ailleurs chaque connaissance comme enfant vrai de la conscience, est une illusion de naissance, et n’a que trop peu de place pour contenir l’art. La poésie est contenue dans la non-forme. Si l’écriture est une roue (et semble vraiment l’être), elle n’arrête jamais de tourner. Le bonus possible de la réussite, quand le taquet arrête la roue au numéro gagnant, n’existe que dans l’imagination malade de certains.
Au fond, il s’agit d’un désir inédit de la société de briser les chaînes en essayant de devenir une société de « poètes », et non une société d’hommes libres. Évidemment, le fait que le poète ne connaisse ni l’esclavage ni la liberté se perd ; le poète est un phénomène avancé et efficace par rapport à ce qu’on appelle « société ».
Alors il y en a qui prétendent que nos poètes sont les publicitaires de nos souhaits abîmés. Hélas ! Le poète est surtout un mode de vie, une naturalité qui sans cesse montre, sans se montrer. Ce que beaucoup considèrent comme poésie est un ornement inflexible, qui ne participe pas au flux de la vie, qui ne se reflète pas dans la mémoire. Par conséquent, on ne parle pas de poésie. La poésie appartient exclusivement à la sphère du devenir et pas à la sphère de l’être. Le poète est une perturbation déréglée entre l’élément personnel et l’élément universel, et cette perturbation — la torche de l’époque — doit par tous les sacrifices transmettre en vivant et en écrivant. À ce moment-là seulement, le travail du poète sera réussi.
La Muse attachée au rocher de Prométhée. Je parle très clairement de la cruauté obscure que la conscience humaine peut concevoir. Le poète s’écarte d’une exigence draconienne : celle de la langue vivante qui parle avec la sagesse de la modernité et de son altération. La poésie est celle qui hante la mort, méprise l’espoir et vit avec le supplice éternel. Même s’il s’agit du strict minimum de l’annonce d’un Être Nouveau, l’avenir s’occupera bon gré mal gré de ce désavantage.
La poésie ne constitue pas une partie de l’ornement de l’univers humain et n’est pas non plus la prêtresse de l’expiation de sa blessure. Elle est la dernière assimilation de sa destruction et de sa création. Alors, un obstacle principal pour l’obtention de cette assimilation est la lâcheté. Et l’on entend par là la lâcheté de l’esprit à contribuer au dépassement de la formulation, pour que le poème soit de la poésie et non pas l’arrangement esthétique d’une «déclaration » ; pour qu’il soit de l’Art. Parce qu’une simple déclaration de « liberté » du poète est par essence inutile.
Une matérialisation créative est exigée, d’une certaine demande. Cette matérialisation est la différence qui, cependant, existe comme une excellence et non comme un recul (une convention) comme l’affirment quelques-uns de façon indirecte, et que bénissent les « Auteurs » distingués de l’écriture.
Sur ce point, certains reconnaissent l’arrivée d’une nouvelle génération poétique munie d’une problématique révisée, et d’autres ne la distinguent pas d’autre chose que des caricatures qui se donnent comme recevant « l’onction », en satisfaisant leur vanité insipide. Une fournée de nouveaux poètes, c’est-à-dire des poètes contemporains qui jouent avec les mots, avec les coupons de leur retraite précaire.
Cette nouvelle génération de poètes, je pense qu’elle n’est pas nécessairement comme celle qui est présentée. Il y a des poètes sérieux qui ne sont ni reconnus ni officiellement appréciés et ils se retrouvent écartés. Là où les mécanismes de la lumière artificielle des critiques, des académiciens et des connaisseurs n’arrivent pas à briller. Par ailleurs, ils n’y sont jamais arrivés.
Les vrais poètes savent que ce qui est recherché est un et indivisible, une demande d’Existence Absolue, la question de la croyance au Sacré. Chaque caractéristique différente de ce phénomène constitue l’habit de l’indifférence. Et toutes ces chutes d’habits sont l’histoire de la poésie ; écrite par ceux qui sont dévoués à la mettre à nue, à l’ascension. Éminent est l’imprévu qui apparait par la délivrance voulue du discours poétique, par son équilibre manifeste et sa stratégie apparente.
Mais ici les mains suent et l’ombre se perd sous les pieds car : de quoi se soucie une personne qui affirme être poète ? Se soucie-t-elle de la pratique poétique face à l’implacable disparition ou à la consécration ultime ? Il s’agit du désir ardent « d’autres mondes », « d’oubli purifié », du couronnement sur une préoccupation importante.
Que la position suivante soit entendue : le poète fonctionne comme un maître, comme un esprit, un esprit qui entrevoit et qui prêche ; il amène le monde dans une démarche nouvelle dont il possède les éléments, qu’il maîtrise comme un « monarque dans son propre droit » comme le dirait Emerson. Il propose au monde des expériences perceptives nouvelles, estime que l’homme doit se découvrir, que l’homme ne fait pas de progrès, et que même si le poète se mesure aux circonstances ou parfois les dépassent, l’homme est dangereusement faible en son for intérieur pour accepter son secours. C’est pourquoi la responsabilité du poète est de modifier le monde et non de progresser selon la perception établie. Le poète réussit à ne pas se soumettre à l’humanité en se chargeant de sa chute collective. C’est l’homme du futur, et non l’idiot qui diminue l’existence, lequel s’étend entre
l’auto-détermination et l’apparence sociale.
La lumineuse mythologie de la mort personnelle qui crée pierre à pierre la mosaïque de la poésie sortie de nous-mêmes se retrouve aux oubliettes. La poésie tombe toujours plus bas dans la poubelle du formalisme du discours rationnel, surtout quand elle est influencée par le chagrin et se transforme en simple besoin d’être enregistrée. Combien de jeunes poètes n’écrivent pas la plume dans le charbon de la « tristesse » ? Combien de poètes de « renommée », considérés depuis longtemps comme les meilleurs d’entre tous ?
La poésie, justement parce qu’elle est (méta) physique, n’est rien d’autre qu’une présence continue. Son sens est son existence même. La poésie s’occupe de quelque chose qui ne peut pas être mentalement complétée. Le vide. Le questionnement sans fin par rapport à la vérité centrale des choses et des limites qui sont posées pour être par la suite annulées. La poésie agit indifféremment ou contre les possibilités générales. Elle est une excellente spécialisation et constitue une partie de l’hyper-Objet absolu et elle ne s’interroge pas sur sa position puisqu’elle est l’expression absolue de celui-ci. Elle s’interroge néanmoins sur ses versions.
C’est pourquoi le poète n’écrit pas avec le talent (il le dépasse), il écrit avec la répulsion de la facilité et de l’étiquetage. Le poète marche vers nulle part. Son œuvre poétique est déterminée par la composition poétique du créateur, par la force poétique qui le rend poète. Parce que la poésie démarre du fait que quelqu’un prend l’initiative de la réaliser et non de son envie de « devenir » un poète. La poésie est cette force cohérente de l’esprit et du corps du poète qui prend fin chaque fois qu’elle est transcrite sur le papier. L’instrument de la poésie n’est pas le poème mais le poète. En réalité les poèmes sont les parasites de la réalisation. Quand la poésie passe sous la forme imprimée elle est déjà morte. Dorénavant le poème est un faire-part de décès ; par ailleurs il dit beaucoup. Le lecteur et le poète novice doivent s’affranchir de leur capacité poétique par l’annonce de la mort, en recevant des connaissances tant du fait de l’affichage que de tout ce qui a été écrit sur le papier.
Le vrai discours poétique est indifférent à la « résurrection » bien connue, c’est-à-dire dans notre cas, à la preuve d’une apparence poétique car rien n’est mort sauf le poète. Le poète (ou autrement la poésie) est le Mort Réapparu. L’inaudible et perpétuelle capacité À Être.
Yannis Livadas, Athènes 2008
- Poésie et situation - 19 avril 2013