William Souny est l’auteur de treize livres, poésie et essais, tous publiés chez L’Harmattan. L’une de ses particularités ? Depuis un séjour à Djibouti en 1993, cet auteur se passionne pour la Somalie, menant des recherches sur l’histoire, la culture, les rapports complexes entre littérature et idéologie, y compris au sein de la diaspora, et pas seulement sous la forme d’essais et d’articles, puisque la majeure partie des publications de Souny, concerne la création poétique.
La Somalie est située à l’extrémité orientale de la Corne de l’Afrique. À deux mille kilomètres au sud, dans l’Océan Indien, dans la partie septentrionale du canal du Mozambique, au nord-ouest de Madagascar, se trouve l’archipel des Comores. William Souny, qui est né en 1970, vit quant à lui, de l’autre côté de la Grande Île des poètes malgaches Rabearivelo et Rabemananjara : sur l’île de La Réunion. Avec la Somalie, les Comores est l’autre pays de cœur de Souny. La Somalie, Madagascar, Mayotte « l’île au lagon »…
Nous « nageons » en plein exotisme, dans des paysages de cartes postales. L’Office du tourisme de Mayotte en rajoute : « Îlots déserts de sable blanc, double barrière et passes à travers les récifs de corail… Un vrai spectacle de la nature… Des paysages façonnés par les volcans… Une expérience humaine unique dans le sud-ouest de l’océan indien, des traditions métissées de tout le bassin austral… Une vraie mosaïque culturelle pour ce département français qui fait émerger une nouvelle vague d’artistes mahorais à travers la langue française… »
Seulement, voilà : l’histoire est plus complexe. Saisissons, grâce au poète, l’occasion de revenir sur des faits, une question, dont tout le monde ou presque se fout, mais pas William Souny. L’archipel des Comores (composé de la Grande Comore, Mohéli, Anjouan et Mayotte) est un protectorat français de 1886 à 1974, année durant laquelle est organisé un référendum. Une partie de l’archipel opte pour l’indépendance en devenant l’Union des Comores, alors que l’autre, Mayotte, fait le choix du maintien de son statut français. Mais, en réalité, nous écrit William Souny : « Mayotte ne reste française en 1975 qu’à la faveur d’un décompte différencié des votes, île par île, mis en œuvre contre toute attente par le gouvernement français de l’époque… Une disposition tactique en contradiction avec le principe d’intangibilité des frontières coloniales, appliqué partout ailleurs au moment des Indépendances, notamment africaines. Depuis lors, l’Assemblée générale de l’ONU, n’a toujours pas reconnu le maintien de Mayotte au sein de la République française, dont le veto neutralise les fondements les plus élémentaires du droit international. »
Un second référendum est organisé uniquement à Mayotte en 1976 : 99 % des Mahorais sont favorables au rattachement de leur île à la France. Une nouvelle consultation intervient en mars 2009 : le oui l’emporte à plus de 95 %. Deux ans plus tard, en 2011, Mayotte devient le 101e département français, puis, en 2014, une région française ultrapériphérique, de fait membre de l’Union européenne. Mais, le conflit diplomatique perdure. L’assemblée générale de l’ONU, donne raison à l’Union des Comores et affirme « la nécessité de respecter l’unité et l’intégralité de l’archipel des Comores composé des îles d’Anjouan, de la Grande-Comore, de Mayotte et de Mohéli. » Toutes les organisations régionales dont l’Union africaine et la Ligue des États arabes condamnent également les référendums et le scrutin organisés par la France pour faire de Mayotte un département français. L’île reste un sujet de revendication de la part des Comores et une question qui ressurgit régulièrement dans le débat politique : l’île de Mayotte est comorienne et doit réintégrer son giron naturel.
Naturellement, lorsque nous lisons le poète William Souny, nous sommes loin du paradis, mais dans un paysage : cloué par les ailes – à la muraille des lagons. En des poèmes forts et condensés, sans aucun misérabilisme ni trompe‑l’œil, Souny écrit l’envers de la carte postale (Nous sommes à bout de fable) : sous un soleil de noyés. William Souny n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’avant Mayotte suicide, il a publié Notes comoriennes pour un comité de rivages (2002) : « Les îles brûlent. Inguérissable et fondatrice blessure de la mer sans fin cautérisée au fer des traversées… » ; puis, Comores en flammes (2010) : « De Mayotte à Moroni, les lunes sont froides comme une lame aux gorges nues de l’avenir. » Mayotte suicide suivi de Le principe Archipel, parachève une trilogie poétique qui gagnerait à être réunie en un seul volume.
Les poèmes de Souny sont incisifs (dans le ciel démantelé du cri), lapidaires (sur cet éden empoisonné), coupants (sur les poitrines ensanglantées – de la morgue préfectorale), à l’instar du drame que vit l’archipel tout entier : Il y a des hommes – qui saignent – noir – sous le grand chapiteau des tempêtes. Souny n’élude rien et surtout pas le sort réservé aux « migrants ». Car, en effet, pour franchir les 70 km qui séparent Mayotte d’Anjouan, l’une des trois îles de l’Union des Comores, les passeurs font payer entre 300 et 500 euros pour une traversée en kwassa, une pirogue à moteur. La départementalisation de l’île a accentué la pression migratoire. Pendant que Mayotte prenait son essor, les trois autres îles qui composent l’Union des Comores étaient secouées par une vingtaine de coups d’État ou de tentatives avortées en 40 ans d’indépendance. Mais, là aussi, il est nécessaire, nous écrit Souny, de préciser pour la vérité historique : « Les coups d’État eurent, par le passé, bien souvent pour auxiliaire, voire acteur de premier plan, quand ce n’est pas instigateur, le tristement célèbre Bob Denard, mercenaire français notoire, qui laisse dans son sillage la mort par assassinat de deux Présidents comoriens (Ali Soilihi en 1978, Ahmed Abdallah en 1989). On se souvient du scénario très médiatique de sa reddition spectaculaire, à Moroni, en octobre 1995, dans le cadre d’une opération interarmées que déclencha l’État français afin de neutraliser son serviteur, au zèle incontrôlable et par trop encombrant. » Aux Comores, le produit intérieur brut est de 771 euros par habitant. Il est de 7.900 euros à Mayotte (31.500 euros en métropole). Ce fossé tragique fabrique des « clandestins » à la chaîne. Mayotte, pourtant, accumule les records. Le taux de chômage est de 27,1 %, avec plus de 50 % chez les jeunes ; la pauvreté : 84 % de la population vit avec moins de 900 euros par mois.
Cette île devenue le 101e département français en 2011 fait face à une crise migratoire qui dépasse largement les chiffres enregistrés à Calais ou en Guyane : 41% des Mahorais sont « étrangers » et plus de la moitié d’entre eux – la plupart Comoriens — se trouve en situation administrative irrégulière et vivent dans des conditions épouvantables. Mais sont-ils vraiment des « étrangers » en situation irrégulière, des « sans-papiers » ? Les Comoriens d’aujourd’hui, nous écrit encore Souny, ne sont en réalité, dans l’île de Mayotte, ni des « étrangers » ni des « clandestins » : « Ils ne le sont qu’au regard d’une loi française qui balkanise l’archipel et identifie de jure Mayotte dans un statut par ailleurs illégal du point de vue de l’ONU… » Rappelons au passage qu’après des siècles de libre circulation entre les différentes îles qui composent l’archipel des Comores, c’est bien le gouvernement d’Édouard Balladur qui a décidé le 18 janvier 1995, d’instaurer un visa aux conditions draconiennes pour contrôler l’entrée des Comoriens sur le territoire de Mayotte. Si pour l’Union des Comores et l’Union africaine, l’île de Mayotte est un territoire occupé par une puissance étrangère ; pour la France, elle fait en revanche partie, depuis le référendum de 1976, du territoire français. Le « visa Balladur » est venu consacrer encore davantage la séparation de l’île du reste de l’archipel. Principale et tragique conséquence : le développement d’une immigration dite « illégale », qui ne cesse de croître, fauchant la vie de plusieurs milliers de Comoriens ayant emprunté les embarcations de fortune que sont les kwassa, pour rallier l’île sœur. Un drame humain invisible en métropole, lorsqu’il n’est pas un sujet de raillerie, comme en témoigne le Président Français Emmanuel Macron qui, le 2 juin 2017 lors d’une visite au Centre régional de surveillance et de sauvetage atlantique d’Etel (Morbihan), s’est « amusé » à dire que : « le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien. »
Terrance Simien & The Zydeco Experience.
Plus fondamentalement, précise William Souny : « c’est la société mahoraise dans son ensemble qui se démantèle sous les effets dévastateurs d’une mystification politique : le Département. La marchandisation générale de la vie quotidienne qui l’accompagne à marche forcée achève un double processus de dépendance et de dépossession. Outre une expatriation plutôt massive de la jeunesse, diplômée ou pas, vers La Réunion et la « Métropole », volent également en éclat les quelques équilibres anthropologiques déjà précaires d’une collectivité de villages socialement reliés, à l’instar des quatre îles. S’il est certain que « l’essor » économique de Mayotte (somme toute relatif) exerce une force d’attraction sur les trois autres îles, il est non moins évident qu’une forme de cabotage insulaire se pratique depuis des siècles dans l’archipel. » Tandis que des mesures concrètes de Paris se font désespérément attendre sur l’île située à plus de 8.000 km de là, les tensions communautaires sont montées d’un cran, notamment avec une vague de « décasages ». Il s’agit de raids menés par des collectifs de villageois visant à déloger manu militari les « migrants » — principalement comoriens — de leurs modestes logis. Les Comoriens sont accusés de vols et de violences, mais aussi d’être responsables de la saturation invivable des écoles et des hôpitaux de l’île. Les motifs pour lesquels les Syriens, les Irakiens, les Afghans, les Érythréens… ou les Comoriens transitent d’un territoire à l’autre sont différents, mais ils sont tous confrontés à une politique migratoire qui est de fait un mur juridique, politique et social de plus en plus infranchissable. Les process administratifs pour se déplacer sont complexes et lourds. La plupart des Comoriens préfèrent risquer leur vie en « voyageant » dans des conditions inhumaines. Tous mes migrants connaissent l’expulsion, le rejet par les populations des pays qu’ils traversent, ainsi que la séparation familiale. Le drame des « migrants » comoriens est moins visible, voire carrément invisible, aux yeux du grand public et des médias, par rapport au drame des migrants qui transitent par la Méditerranée. Ce dernier cas concerne plus de personnes. Il y a aussi la Guerre de Syrie, comme en Irak. Mais, le drame de Mayotte, bien que de moindre échelle, obéit aux mêmes ressorts et aboutit au même résultat : la mort de milliers de gens et une misère grandissante. Mayotte : un naufrage français !
Malika des vertiges ; le deuxième livre que nous recevons de William Souny, est d’une facture tout à fait différente, mais la douleur demeure : comme un soleil retombé derrière l’épaule. Nous quittons l’océan Indien, pour gagner la métropole, Dunkerque, les plages du Nord et leurs dunes. Malika est une suite de poèmes portant sur le vertige de l’amour blessé : Un rivage brûlait son couteau versatile à l’envers des blessures. Parce que ce fut, au bout des môles, un impossible aimer. La peur de vivre encore au risque des marées. Il reste un sablier, celui de l’écriture, à renverser toujours dans l’inachèvement vertical des printemps.
Avec William Souny, nous sommes loin de l’indifférence des uns comme des poèmes de circonstance des autres. Je parle de ces poèmes écrits en versant des larmes de crocodiles devant les images diffusées en boucle par les chaines-poubelles de l’information jetable. Le poète fait corps avec un pays, avec un peuple et ses drames. Souny dit Mayotte et à travers l’île, le monde. Si l’on parle d’un poète, c’est pour essayer de partager avec d’autres un vécu poétique auquel on croit comme à une richesse pour beaucoup, sinon pour tous. La poésie nous aide à vivre. Gageons, comme l’espérait mon compatriote normand, le linguiste Georges Mounin, que la morale du lecteur soit analogue à celle du poète : il faut se confier, toujours, à ce qu’on ressent, car ce serait un triste métier que de se mentir et de mentir aux autres, pour la gloire. Mais cela existe. On peut néanmoins se réjouir que des poèmes, tels que ceux de Souny, ressuscitent ce que nous sommes : des êtres encore vivants et non des robots conditionnés quasi totalement par les médias et l’environnement ; des êtres luttant pour ne pas se laisser posséder, pour continuer, pour propager une image de l’espèce humaine à notre image.
Frères humains qui après nous vivez…
L’apostrophe de François Villon nous parle encore.
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