Esther Nirina : Rien que Lune
(Œuvres poétiques)
(Éditions Grand Océan, Saint-Denis de La Réunion, 1998)
L’œuvre d’Esther Nirina, poète malgache d’expression française dont les poèmes se trouvent ici réunis en une édition collective, se veut l’“Histoire simple/ D’une blessure absolue”, celle de vivre et d’œuvrer dans la déchirure du Monde. “Sitôt né, le mortel se trouve inscrit dans les intervalles du Monde, de soi à soi-même, à autrui, aux choses ; et du Monde à soi” (Philippe Forget). L’existence est un perpétuel travail de remontée et/ou de passage du gouffre pour celui ou celle qui refuse la dilacération et l’anéantissement — l’aphasie. La femme assume peut‑être, en tant que telle, en tant que prolongement incarné de la Terre matricielle et génitrice, un risque plus abyssal encore.
Mais seule…
Une femme seule
Dedans son abîme sans fond
Monte une échelle invisible
Au rythme…
De sa silencieuse respiration.
ville Schoelcher, Arbre de la liberté.
Elle ne doit compter que sur son propre “rythme” qui est sa “respiration” et le battement de son cœur, la scansion aussi de la “simple voyelle”, labile mais indestructible, qui naît de son souffle expirant puis s’enflant à l’orée de sa bouche. Et tout cela doit porter la voix jusqu’au mot, au mot nécessaire pour achever “la traversée”, pour unir “ici” et “là-bas”, pour atteindre “l’autre rive”.
À mi-chemin du pont
Où vacille l’image de l’autre
Trouvez-moi le mot
Qui mène à terme la traversée
Avoir ainsi pour premier jet
L’hybride né du langage
D’ici et de là-bas
« L’autre rive » n’est pas l’outre tombe, « l’autre » n’est pas l’étranger mais « le livre sans écriture » , la face cachée et séparée du Monde, d’autrui, dont il faut assumer et réduire l’intervalle. Ô paradoxe ! Par le verbe et l’écriture. Et « la simple voyelle » , qui donne son nom au premier grand mouvement de l’œuvre, est douée alors d’une extraordinaire responsabilité : elle, qui distingue seule « l’amour » de la « mort » , est vouée à l’infini et incessant ravaudage de notre vie, tissée à égalité d’élan, de désir, d’osmose, de mouvement et de repli, de déréliction, de destruction. Cette « voyelle » tient et unit, tout en les disjoignant, les extrêmes ou les opposés- « la vie de mort » qui est une vie suractivée dans et par la mort, féconde dedans la vie. Le feu qui symbolise cette aliance déchire et sourit, il brûle et apporte la paix.
Sourires aux flammes paisibles
La vie de mort
Se filtre dans le creuset
Scrutant la trace des trames
Elle ne défend pas une cause
Mais la cause demeure dans sa voixMes filons brûlent de ce feu-là.
Telle est l’humble transcendance qui naît de l’essor humain, de son feu vif et pâle, “respir” et rythme d’un cœur‑&‑âme vivant comme une tenace respiration qui maille et parle. Mais Esther Nirina veut croire aussi en celle qui descend des cieux, en la transcendance du Père dont elle est parfois tentée de douter, surtout quand elle pense, avec un serrement de cœur, au sort (colonial puis “tiers‑mondisé”) de son “peuple oublié de l’Histoire” réduit “à l’état d’homme à moitié”. Toutefois elle se ressaisit et s’ouvre alors pleinement à la verticalité de l’“éclaircie”, symétrique ailé et inverse du gouffre, où le “silence” devient tolérable car, actif, il n’est plus aphasie mais contemplation.
Acte du silence
Durée d’une éclaircie
Où règne
Le visage vivant
De Dieu.
Ce “visage” délivre de la peur, de toute peur, et il rassemblera les contraires dans l’unité de l’amour. L’autre, le Monde et le moi, portés par la “simple voyelle” qui pulse et chante, s’unissent à la “consonne” qui est la dureté du squelette, de la structure qui arrête et fige, de la loi et le principe même de l’harmonieuse consonance. Il en résulte une “Multiple solitude” (titre du second volet de l’œuvre) où le soleil, la lune et les paysages du pays natal composent avec le Monde et les autres un monde habitable, unitaire et solidaire malgré la solitude toujours présente et menaçante. Dans “le miel du jour”, grâce à l’alternance pacifiée du “flux et reflux”, la “Maison” est aussi “une tombe invisible”, utérine et céleste. (L’on peut penser ici à la proximité singulière, respectueuse et affectueuse, parfois teintée de crainte, qui caractérise le rapport des Malgaches à leurs morts — dans son livre, Esther Nirina évoque ses père‑et‑mère — et à la mort : cette dernière a droit au plein jour, au soleil.) Il suffit désormais d’accompagner la “Lente spirale” (titre du troisième moment de cette édition collective) qui est, à la fois, la lente remontée de l’abîme qui se poursuit et son prolongement aux cieux, épanouissement dansé, scandé, chanté. Musique et soleil deviennent à leur tour multiples, les contradictions et les déchirements s’apaisent.
Pascale Monnin.
J’écoute ce que dit en moi
Mon autre.Consonne
Avec les voyellesSolitude
Qui se conjugue
Au plurielTout dans ce bémol
Est je
Avec nousIl nous donne
L’entrée du temple.
La “Maison” et/ou la “tombe invisible” deviennent “temple” : lieu mesuré et immense, libre et cerné, multiple et un où s’établit une communication verticale, solitaire et plurielle, entre l’abîme de l’intervalle et celui de l’ouvert, entre la mort et la (re)naissance “Par débordement/ D’amour”.
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