Poètes de mon vivant 3, Nicole Drano Stamberg
« Là-bas, aucune plante n’est jamais appelée mauvaise herbe. »
à propos de
Nicole Drano Stamberg
… s’il n’y avait pas d’herbe si la poésie n’existait plus…
(Éditions La rumeur libre, Sainte-Colombe-sur-Gand, 2015, 144 p., 15 €)
J’ai fait la connaissance de Nicole et de Georges Drano alors qu’ils étaient instituteurs à Assérac (Loire-Atlantique) dans la maison qui jouxtait l’école et faisait corps avec elle. Je les ai retrouvés, plus tard, à Frontignan (Hérault) où ils habitent depuis longtemps maintenant. J’ai suivi au fil des ans l’œuvre double qu’ils bâtissent chacun de leur côté et ensemble et j’ai tenté d’en rendre plus ou moins bien compte au fil des parutions. Voici, je le crois, paru cette année, le grand livre de maturité et de très haute floraison de Nicole !
* * *
« Là-bas », pour Nicole Drano Stamberg, en ce vers saisi dans l’ultime poème de son livre (p. 130), c’est le Burkina-Faso où, avec son compagnon Georges Drano, lui aussi poète, elle a accompli, il y a quelques années déjà, diverses missions indissolublement humanitaires et culturelles. C’est « là-bas », dans le Sahel, qu’elle a pris conscience de ce qu’était un pays sans herbe « en traversant le desséché des terres » (p. 81) et du manque, de la soif que cela peut engendrer :
Quand il n’y a pas d’herbe,
Il faut penser à poursuivre un autre but,
Se garer des crevasses. Des mots. Alors qu’on voulait le jeune vert
Des alexandrins qui se vautrent dans les jeunes crételles élégantes. (p. 81)
La conséquence de cette frustrante absence est double. La première est énoncée dans le vers choisi pour titre : dans un monde où le végétal fait défaut la moindre manifestation de sa présence devient sacrée et propice ; parmi les plantes ainsi survivantes, impossible d’en disqualifier une seule ! La seconde est un changement de tournure propre à l’esprit poétique : parmi les mots, parmi les thèmes et les mètres, il faut désormais considérer ce qui avait été négligé, oublié ou méprisé, en se détournant des facilités et des complaisances pour envisager des réalités brutes, crues, malséantes éventuellement ; se déprendre de thématiques comme de métriques qui revêtiraient trop uniment la jeunesse verdoyante et séduisante des prairies de chez nous quand y ondulent sous le vent les « jeunes crételles élégantes ». De la sorte, « là-bas » devient « ici » et la poésie prend en charge le destin des plantes, de toutes les plantes, sans les hiérarchiser ni les esthétiser indument ; elle incite aussi la conscience à s’émouvoir d’une potentielle disparition ou d’un appauvrissement uniformisant du végétal vaincu par le métal, le béton et le goudron, par l’industrialisation de la nature. Ainsi la poésie lie son sort à celui de l’herbe : la résistance doit être commune et, pour ce faire, les mots du poète s’efforcent d’acquérir et de promouvoir la souplesse et la vivacité des plantes (sauvages, iconoclastes et saxifrages, parasites ?) capables de toujours regagner le terrain que leur ont volé les hommes au fil des siècles.
C’est pourquoi l’ordonnance du livre, savante, mesurée, équilibrée, nous conduit, de section en section, d’« Acharnement » à « Résistance » en passant par « Vie », « Création » et « Humanité ». L’herbe en son enracinement têtu peut délivrer comme une leçon à l’humanité :
Sur l’espace étroit entre l’autoroute
Et l’usine, herbe courage, herbe de cœur,
De caractère, droite,
Majuscule, minuscule, virgule et parenthèses,
Élégamment penchée dans la poussière.
Hors de l’esclavage des phosphates
Quelques mots, herbe entre guillemets,
« L’indispensable présence gracieuse »
Pour dégager
Un espace de liberté. (HERBE ET BITUME, p. 13)
L’herbe, dont « D’un sol à l’autre/ La racine s’acharne/ En profondeur » (p. 11), est capable même d’une leçon d’humanité :
L’herbe n’a pas d’esclave.
Elle n’étale pas ses fleurs d’humanité.
Pliée, foulée, écrasée,
Elle resurgit
Ne craignant ni le pied nu, ni le mocassin du ministre
Et non plus la botte ferrée du dictateur. (DISCRÉTION, p. 105)
Toutefois cet acharnement qui aboutit à une résistance comme à une revendication de liberté et qui superpose la destinée humaine à celle du végétal n’est ni mécanique ni univoque : il tient en son cœur même une ambiguïté voire une équivoque qui s’éclaire à la lumière du vécu de l’homme et de lui seul :
Partons, il y a des feux partout. Mutti, viens,
Le train arrive. Sauvons-nous.
Une herbe solidement enracinée,
Obstinée nous tient.
D’un sol à l’autre
La racine s’acharne
En profondeur,
Se hisse enfin une hampe. Une lampe.
(ACHARNEMENT DE L’HERBE, p. 11)
L’histoire, vécue ou plutôt subie par celle qui écrit, a impliqué dès l’enfance un exode, un exil. Il lui a fallu fuir avec sa mère, quand il en était encore temps, un pays natal mais non sans emporter, comme l’herbe dans le vent, son germe pour lui donner un nouveau terroir, fût-il le jardin du pauvre ou, moins encore, une motte de terre prise dans les griffes du métal ou du ciment. C’est à ce prix qu’une floraison nouvelle est possible et une lumière porteuse de vie et d’espoir. Mais, pour ce faire, il a fallu à l’homme assumer en personne l’absence, la fuite, le manque, la déréliction pour y (re)trouver le bonheur et, paradoxalement, cet écart qui d’abord « accroît le désert » et le maintient actif s’avère nécessaire pour fonder le refuge escompté : « Seule la préservation d’un refuge contre tout le monde machinal où le pied n’a plus le bonheur d’accroître le désert nous faisait espérer la luxuriance de la vie » (p. 102). Cette espérance, qui prend naissance dans la perte originelle du sol et le danger même de l’errance et qui trouve d’abord le bonheur dans l’aggravation du manque, explique la singulière structure de tout l’ouvrage.
En effet, chacune des cinq sections du livre comprend d’abord six poèmes en vers libres (qui ont d’emblée nourri nos citations) et les quatre premières d’entre elles s’achèvent chacune sur trois groupes de poèmes en prose composant comme trois courts récits placés sous le signe d’un jardin et d’une plante privilégiée. La dernière section seule fait suivre ses trois « jardins » de six poèmes en vers libres encore. La majorité des plantes invoquées et placées en ces jardins, ou juste sur leur lisière, comme en leur écrin prédestiné nous propose une floraison blanche donnée pour un symbole : lilas blanc, violettes blanches, datura blanc (« Acharnement ») ; lys, arum, fuchsias blancs (« Création ») ; rose marine, épiphilium, gui (« Humanité ») ; ajoncs blancs, edelweiss, nymphéa blanc (« Résistance »)… Et un double leit-motiv donne à ces moments une scansion qui les apparie sans les confondre, celui de la « porcelaine blanche » et celui de « l’herbier » accompagné ou non de son « herborisateur ». Seule la section « Vie », la seconde, ignore le motif de la « porcelaine blanche » et le travail de l’herboriste s’y trouve entravé ou voué à une destruction, à une perte prématurée.
La « porcelaine » voisine également avec le froid, la neige et la glace et tend à figer certaines fleurs en symboles d’éternité : « lilas blancs aux frémissements éternels » (p. 18) qui sont aussi des « cœurs minuscules d’humains palpitant avec la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17). Cette quête accompagne le travail de l’herboriste qui traque les spécimens, les classe, les commente et les fige à sa façon dans l’herbier, nouant une correspondance de plus entre l’herbe et l’écrire : « ‘L’art d’écrire n’est pas plus dans les livres des grammairiens que la beauté des fleurs dans les herbiers’, disait Buffon » (p. 27). Sachant cela, il n’en est pas moins nécessaire à l’humain, au poète d’herboriser avec les mots et les figures, de risquer de perdre plus encore pour préserver « bribes, cassures, voilures, fibres. Transparences et matières à sauvegarder » (p. 29). C’est le beau risque à courir qu’illustrent, chacun à sa manière, les quinze petits récits ici mis en place. On y voit, plus en filigrane qu’en corps, apparaître Georges (Drano), l’auteure enfant puis adulte et sa mère, des personnages burkinabais comme des femmes travaillant la terre, des commandeurs et un Prince noir et aussi une peintre, monsieur le Comte de Monchoix, monsieur de Saint-André qui nous accueillent en leurs parcs quasi seigneuriaux, Rénato et Renate… Le vrai petit conte que dessine l’ensemble intitulé « Le jardin de Monchoix » (p. 97-102) permet d’explorer voire d’expliciter les principales figures à l’œuvre dans ces récits. Cette fois, la porcelaine est d’abord concrète, c’est celle du « service en porcelaine blanche » offert au Comte par l’Archiduchesse de Crimée. En un mouvement de dépit amoureux, le Comte brise tout ce service et en jette les miettes par la fenêtre espérant, malgré son désespoir, de ce sacrifice « une nouvelle écriture de la vie » sous la forme de « plusieurs jardins d’hiver ». Parallèlement, le Comte chasse celle qui vient « de cueillir tout le gui de décembre dans les pommiers ». Mais cette dernière sait d’avance que le Comte va devoir la rappeler et lui faire offrande de tout le gui qu’elle a rassemblé parce qu’il a besoin d’elle pour « retenir », avec l’aide d’Aarvo l’herboriste, « le gui dans l’herbier du jardin d’hiver » en le portant à la puissance d’une nouvelle « porcelaine blanche, intacte ». Il s’agit là d’une opération délicate et proprement miraculeuse apte à faire passer d’un matériau trivial malgré sa finesse et sa joliesse à une matière quintessenciée qui rejoint possiblement, par le songe et l’imagination qui ignorent le tiers exclu, « la luxuriance de la vie ». Ces récits offrent donc chacun la création d’un symbole qui émerge d’un jardin, entre herbier et nature vive, dans une figure en « porcelaine blanche », synthétisant de façon vitale et poétique la vie projetée (en projet, en projection voire en (re)naissance).
Toutefois, nous l’avons signalé, les trois récits de la section « Vie », la seconde de l’ouvrage, placés chacun sous l’intitulé : « Jardin du cœur », échappent à cette figure réconciliatrice, eux qui promeuvent mousse, agave, millet… Le rapport de l’homme à la plante y demeure plus nettement dissymétrique car celle-ci ne lui propose ni floraison ni renaissance à proprement parler : elle entretient plutôt un mystère que le symbole ne délivre pas de la cruauté et de la violence des hommes, au contraire. Rénato (Les mousses, p. 39-46) est dit aimer « les mousses si élégantes et délicates qui fleurissent au milieu des frimas » et il fait de ces « petits chefs d’œuvre […] qui tapissent les murs et que personne, ici, ne voyait » son blason dérisoire. Lui, le transsexuel persécuté par une sorte de milice qui l’humilie, le maltraite et le traîne à un simulacre (?) d’exécution devant un « mur pilonné », trouve en ces cryptogames une image complice de l’ambivalence sexuelle. L’herborisateur dont le cahier a été jeté au feu (par les mêmes persécuteurs ?) propose pour ces plantes « un règne entre les humains, les animaux et les végétaux ». L’intolérance empêche d’aller plus loin que cette hypothèse. Les deux jardins suivants, dits, eux aussi, « du cœur », nous conduisent au Sahel et dévoilent symboliquement le côté obscur propre à la condition féminine en ces contrées. Les agaves aux « feuilles coriaces, épaisses, longues et très pointues » (p. 47-51) deviennent pour un homme uniquement attaché à l’exploitation commerciale de la fibre qu’on peut en extraire le poignard à l’extrémité duquel attacher le cœur des femmes soumises à une vie harassante. De même le commandeur qui régit les travaux agricoles soumet les cultivatrices du millet (p. 52-57) à un rythme frénétique et va arracher le cœur de celle qui proteste pour le jeter dans la terre desséchée au milieu des bèches et des houes de ses compagnes. Ainsi elles lui sculptent un tombeau qui devient fontaine. Bien que, dans les deux cas, l’homme responsable de l’abus devienne fou et se trouve pris au piège de son arrogance, l’herborisateur ou celui qui en tient lieu ne peut que constater les faits de manière lacunaire sans délivrer de perspective consolatrice. Ici ce ne sont pas les plantes qui dominent le symbolisme mais c’est le cœur humain, tolérant ou intolérant, compatissant ou non, qui dispose !
L’ensemble des récits s’achève aussi au Burkina-Faso (« Le jardin de la Sirba », Le nymphéa alba du Prince noir, p. 120-124), mais cette fois il s’agit d’un rapport d’amour courtois entre un Prince et une blanche étrangère, venue avec les dessins de son herbier sous le bras. Il lui offre de construire sa « nouvelle maison en terre près des nymphéas alba de porcelaine blanche qui content et chantent ce qu’[il a] rassemblé ». L’eau du vaste bassin de la Sirba, qui s’étend en pays Gourmantché, transforme l’aridité ambiante en promesse d’une « aube blanche de la vie » et le Prince complètera lui-même les dessins de l’herbier en y inscrivant, dit-il, « des signes d’où monte la musique d’un langage secret de harpe-luth que nous avons découvert ensemble avec tous ceux qui ont tenté de nous aider ». Ce dernier récit répond au premier, celui du « lilas blanc » qui a poussé dans la proximité d’un calvaire breton « contre le clou joignant les pieds du crucifié » (p. 18), seule notation de religiosité traditionnelle de tout le recueil, et qui pose la question de « La Question » (selon Henri Alleg, p. 19), celle du supplice et de la persécution. Le mouvement du livre conduit ainsi de la déréliction et de la blessure, de l’injustice à une possible communauté nouvelle (et/ou virtuelle ?). Mais c’est sans négliger jamais « le bonheur d’accroître le désert » (p. 102) qui constitue la force paradoxale de l’herbe ou de la poésie, « la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17). De même à Rénato, abandonné, humilié mais résistant et « quelquefois […] vraiment dans la nuit environné d’astres » (p. 39), correspond peut-être Renate à qui son père prépare l’écrin d’une petite boîte pour l’edelweiss qu’il lui réserve car « Qui écoute les vibrations d’une planète de pétales d’edelweiss touchera à la noble blancheur, elle a connu les feux de la porcelaine » (p. 119).
C’est parce que ce livre est construit et maîtrisé, ordonné, mais avec un cœur ambigu voire « ambidextre » et parfois sordide comme l’est le cœur de la vie et celui des hommes, que le retour à des poèmes en vers libres est nécessaire après les échappées idéales de la plupart des « récits » qui ont resserré en des formes et formules d’une brièveté quasi elliptique et toujours allusive des « histoires » que l’on ressent bien plus amples et nourries d’un riche substrat humain comme d’une belle imagination. Il faut revenir, pour finir (pour recommencer ?), au foin comme à l’herbe à brûler et aux « petits tas » ! Rappeler qu’« Un poème/ Cela ne prouve pas grand chose » (p. 127). Le livre est savant autant que poétique, lui qui rappelle et cite l’encyclopédie qu’est l’herbier, mais il est surtout travaillé de façon à déjouer ce qui risquerait d’être réducteur et univoque. Il en résulte une manière d’aura énigmatique où la métaphore de l’herbe et le travail de l’herborisateur tout comme le symbolisme de fleurs et plantes privilégiées font gagner en profondeur suggestive sans dénouer l’ambivalence. Car pour Nicole Drano Stamberg il reste évident que la poésie ignore et doit ignorer le tiers exclu : entre beauté naturelle et artefact (dans les jardins et les herbiers), entre positivité de la belle forme (vouée à une manière d’éternité) et vulnérabilité d’une matière toujours fragile, il n’y a pas à choisir, il faut assumer l’ambiguïté de l’intervention humaine et l’ambivalence foncière qui en maintient le cœur clivé. Pas de sérénité donc, une vigilance et une instance, une quête sur la brèche et sur tous les plans à la fois. La confusion délibérée entre herbe et poème, dont la ténacité perturbante est comparable, comme auparavant celle entre oiseaux et mots, dans Oimots (1986) et Ciel ! Ciel ! Des poèmes hirondelles (2006) mais avec une tonalité différente, permet toutes les convergences mais nourrit aussi des impasses ou des apories qui, ici, ne sont pas camouflées mais exposées. Poésie de l’intranquillité que celle-ci, d’une intranquillité éclairée par une lumière qui se veut toujours plus humaine parce qu’elle parie sur ce qu’il y a en commun dans le cœur des hommes à condition qu’il « palpit[e] avec la perte, l’oubli et la fulgurance qui fait poursuivre le chemin » (p. 17) :
Herbes indispensables qui fredonnent à peine,
Toujours habitées par une douce détermination elles reviennent.
Alors nous posons à nouveau nos pieds entre les tiges
Pour imprégner chaque mot de leur ardeur à espérer.
(SURFACE TERRESTRE, p. 128)
* * * * *
Toi, herbe fine et résistante
Devant ma porte, puis, qui se pousses entre mes cils,
Me fais de l’ombre, caches mes larmes
Sur ceux et ce que je pleure : Reste !
Herbe jamais désinvolte
Tu viens sur mes mots,Me fais retrouver le chemin de halage
Où naissent les songes qui chambardent le visible.
(HERBE, INVITATION AUX SONGES, p. 129)
(18-25 octobre 2015)