Où va la littérature ? La quatrième de couverture de la revue trimestrielle, rédigée par Pierre Perrin, en trace la perspective, assez désenchantée : « L’étude de l’âme humaine par introspection, qui faisait le fond de la littérature, est dévastée ; l’histoire qui bégaie, balayée. L’urgence fait la turlutte au nombril. Alors que le sexe par nature est sans mémoire, la notion de genre ameute des cohortes aveugles. L’indécision turlupine. Pire, des religions rechaussent leurs œillères. Attentat ou pas, c’est marche arrière toute. Quelle que soit la radicalité des convictions, quelle réussite solde une existence ?
Le superficiel irradie. L’argent au pinacle, le consumérisme partout, la déprime jusque dans les doigts de pied, la majorité des Européens privilégie les conséquences aux causes. Un bien-être de pacotille ouvre un nirvana. À sa poursuite, beaucoup titubent – une vraie course en sac. Le secret de vivre se meurt. La raison du désastre paraît encore la meilleure. »
Reprenant, à juste titre, dans son article « Dissipation du goût », les réflexions mêlées de Marcel Duchamp, « Le grand ennemi de l’art, c’est le bon goût. », 1917, et de Marcel Proust, « Snobisme : interruption momentanée de l’exercice du goût. », 1918, Pierre Perrin trouve une formule en dialogue avec les deux citations pour conclure sur la leçon amère à retirer de cet état des lieux déceptif : « Depuis un siècle, en Occident, l’art purge une peine de snobisme à perpétuité. » Pour mieux annoncer ce constat critique, Marilyne Bertoncini ancre sa réflexion, quant à elle, à partir de la publication en 2021 de la traduction par Martial Doré d’un pamphlet de George Orwell dont la pensée comme le titre laisse songeur : Comment meurt la littérature : tableau à la fois dystopique et prospectif : « Dans un futur lointain, nous apprendrons peut-être à dissocier la création littéraire de l’honnêteté intellectuelle.
Possibles N°27 – Où va la littérature ? – Mars 2023 – 16 euros.
Pour l’heure nous savons seulement que l’imagination, tout comme certains animaux sauvages, n’est pas féconde en captivité. Tout écrivain ou journaliste qui nie cela appelle, en réalité, à sa propre destruction. » La poète et traductrice prolonge ainsi la question de l’auteur de 1984, en partage l’inquiétude dans son usage parfois perverti de la technique au détriment, justement, du jugement de goût : « Vers un naufrage de la littérature ? » s’interroge-t-elle au début de son essai de bilan en toute lucidité…
L’écrivain Laurence Biava se demande également dans « Mes convictions » : « Où va la littérature ? », et sa propre réponse se fait critique de la loi médiatique du marché de la littérature : « Ailleurs, en tout cas que sur les trajectoires empruntées par la mafia qu’est devenue le ventripotent milieu de l’édition. » Yves Marchand dans sa distinction amusée entre « Littérature et Littéracrotte » constate de manière analogue : « Ce n’est pas la littérature qui est en déclin. C’est sa diffusion. La littérature continue d’exister. » ; il invoque alors comment le relais des réseaux sociaux, à l’accueil du pire comme du meilleur, peut s’interpréter comme une recréation des « cercles littéraires qui ont depuis des siècles enrichi la littérature française. » Encore plus nuancée, Marilyne Bertoncini redoute un « troisième écueil » dans la recherche du succès quand il apparaît au comble de l’ignorance de la « justesse » si ténue du poème : « La technologie numérique est un excellent soutien à cette démarche, et un grand souci pour la survie de la Littérature et de la poésie, noyées sous un excès d’informations dans le grand bain médiatique, qui ne permet plus d’entendre le petit son émis, comme par le diapason, lorsqu’un texte sonne « juste ». »
À son tour, Marie-Josée Christien rappelle le rôle précieux des revues dans cette quête du mot précis, dans sa contribution : « Revues de poésie : vers l’extinction des feux ? » : « Les revues sont pourtant un outil incomparable pour notre réflexion et nos connaissances, un lieu sans équivalent pour donner à lire nos textes et nous constituer un lectorat. / Assisterons-nous à l’extinction des feux ? Ou aurons-nous assez de courage pour souffler sur les braises afin de rallumer la flamme ? » Ultimes éclats de ce feu jamais totalement éteint, les poèmes en prose ou en vers de Richard Taillefer, Élisabeth Loussaut, André Ughetto, Carmen Pennarun ou Christophe Forgeot ne manquent ni de cette élégance ni de cette exactitude si recherchées… Signes comme les deux notes de lecture qui clotûrent ce numéro printanier que la revue Possibles peut se targuer d’opposer réflexions critiques et joyaux poétiques à la négligence, à la paresse, si ce n’est à la mollesse des productions d’une « littérature sans estomac » selon l’ouverture de Jean-Michel Delacomptée, adepte des portraits littéraires : « Le point central de toute l’affaire reste le rapport à la langue, au style. Cultiver l’art du portrait est une réponse, pas la seule, au déclin de l’exigence. La résistance prend des visages divers. Celui de la revue Possibles par exemple. »
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