Pour une étude de la poésie d’Etty Hillesum

Cette étude est publiée dans le dernier chapitre d'Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, paru aux éditions L'Enfance des arbres.

 

« La beauté séduit la chair pour obtenir
 la permission de passer jusqu’à l’âme »

 Simone Weil

Le journal d’Etty Hillesum n’était pas destiné à la postérité. Elle n’en a entrepris l’écriture que pour elle-même. La confirmation indirecte en est apportée par ce qu’elle confie le 21 novembre 1941 : « j’espère qu’un moment viendra dans ma vie où je serai seule avec moi-même et avec une feuille de papier. Mais je redoute aussi ce moment où je ne ferai rien d’autre qu’écrire. » D’où cette si douce impression d’intimité vraie à le lire.

Si nous pouvons désormais lire ce texte, c’est grâce à une chaîne d’événements où la volonté de quelques-uns tient certes une grande place mais d’où le hasard et la chance ne sont pas absents. Du reste, de la déportation de son auteure en 1943 jusqu’à la première publication de ses onze cahiers, près de quarante ans durent s’écouler. Ce journal fut rédigé par une âme éprise de vérité et à qui son psychologue avait conseillé cet exercice quotidien. La toute première phrase semble garder trace de ce moment, véritable passage de soi à soi grâce à l’élan transmis par un tiers. « Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

L’auteure de ces lignes ne prête pas attention à la forme comme un ou une qui écrirait ses mémoires ou même un journal et qui ne pourrait ignorer que son écrit sera probablement publié et donc lu, soit en raison de son intention clairement établie en l’instant de l’écriture de le proposer à l’édition, soit en raison d’une notoriété, voire d’une célébrité déjà acquise.

Olivier Risser, Etty Hillesum, un chant de vie par-delà les barbelés, L'Enfance des arbres, 2022, 17 €.

Aussi, la langue qu’on lit dans le journal d’Etty Hillesum peut être considérée comme sa langue naturelle et spontanée, sans calcul ni affectation, sans artifices ni petits arrangements. C’est du moins ma conviction. L’auteure ne cherche pas à faire joli ni à émouvoir un quelconque lectorat, elle écrit avec soin et cherche les mots, les phrases, les formules correspondant le mieux à la coloration que prend son cœur au gré des jours et de ses méditations. Elle emploie les mots avec grâce parce que c’est ainsi qu’elle pense et qu’elle aime.

Ce journal n’est pas d’abord écrit pour elle-même, il est écrit uniquement pour elle-même et si la jeune femme se livre pour elle-même comme objet d’étude, elle le fait sous la forme d’un dialogue à la fois doux et sans concession. Ce qui me frappe, c’est ce tout qui refuse à la fois la complaisance et la dureté, cette vérité de ton entre exigence et confiance, cette douceur qui accepte la remontrance. C’est le respect de soi sans le narcissisme, la quête de vérité sans l’enfermement sur ses propres vérités.

A force d’étudier le journal d’Etty Hillesum et ses lettres, je me suis adressé cette réflexion même si - je l’avoue - tout attentif au fond du propos, j’ai mis un temps certain pour m’en rendre conscient : « que c’est bien écrit ! ». Et c’est là ce que je voudrais partager dans ces notes sur la poésie d’Etty.1

Elle aurait souhaité écrire et donc être publiée non pas seulement pour elle mais avant tout pour les autres. Elle nourrissait un projet d’écriture dont le titre devait être La fille qui ne savait pas

s’agenouiller2 : « cette évolution en moi, l’évolution de la fille qui a appris à s’agenouiller, je voudrais lui donner forme dans toutes ses nuances »3 avec une idée très haute de l’écriture : « L’homme est décidément une créature étrange. Que de choses j’aimerais écrire ! Quelque part, au fond de moi s’ouvre un atelier où des Titans reforgent le monde ». Pour elle, on ne pouvait écrire que si l’on avait vraiment quelque chose à dire et surtout à apporter aux autres. Lisons ce passage si éclairant : « Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour ». La transmission comme raison de l’écriture !4 Pour elle, on ne pouvait non plus écrire avant d’y être prêt. Elle notait avec humour : « Zut, mais enfin, pourquoi est-ce que je ne sais pas écrire ? » et d’ajouter cette espérance qui fend le cœur quand on connaît la suite des événements : « un jour, ‘‘quand je serai grande’’, je suis sûre que je saurai écrire »5. Apprendre à écrire devait passer, selon elle, par une véritable ascèse : « La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle (…) situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j’y arriverai peut-être approximativement dans une dizaine d’années .6 Consciente de son « talent » à « déchiffrer la vie », elle se sait des « obligations » et ne méconnaît pas le long et patient travail à entreprendre d’abord sur soi : « c’est toujours pareil : on voudrait d’emblée écrire des choses surprenantes ou géniales, on a honte de ses banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, j’ai un devoir véritable, c’est bien d’écrire, de noter, de fixer » et s’il est évidemment ici question de son journal, ce dernier ne sera qu’un matériau pour un récit à venir : « Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points d’ancrage dans mon récit », récit qui nécessitera « force » et « patience »7.

Au onzième et dernier cahier, Etty écrit encore : « Il faut que je me mette enfin à écrire sérieusement. Mais je dois commencer par m’imposer une discipline de vie ». L’écriture n’est pas et ne saurait jamais être de divertissement, de loisir. Elle doit exprimer « ce qui importe vraiment » et si l’on a mille choses à écrire, « peut-être en laisser de côté 999 » avant de prendre la plume. L’écriture, enfin, doit engager toute la vie. Puisqu’Etty a tant lu et tant aimé Rilke, on peut noter à ce propos un conseil que cet auteur adresse au jeune poète qui peut être éclairant sur la manière dont elle-même pouvait concevoir l’acte d’écriture : « Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir »8.

Qu’elle possède et travaille ce talent à parler de la vie, à transmettre ce sentiment de vie, c’est évident. Il convient aussitôt d’ajouter qu’un véritable talent littéraire se montre à l’œuvre tout au long de son journal et dans sa correspondance. Les quelques lignes à suivre voudraient parvenir à le faire entrevoir.

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*     *

Avant de tenter cette amorce - ou plutôt proposition - d’étude de la poésie d’Etty dans laquelle nous nous intéresserons plus particulièrement à quelques figures de style qui me semblent revenir le plus souvent sous la plume de l’auteure, je propose que nous nous arrêtions un instant pour lire ou relire les définitions de celles que nous allons étudier.

La comparaison : elle met en miroir deux éléments (mots ou groupes de mots) et utilise le second pour représenter de façon plus concrète, plus explicite, plus sensible le premier.9

Dans une comparaison, on trouve donc un élément comparé et un élément comparant, tous deux reliés par ce qu’on nomme un outil de comparaison. Le sens réside bien entendu dans le choix du comparant.

Par exemple : ‘‘je nage comme un dauphin’’ n’a pas du tout le même sens que ‘‘je nage comme une pierre’’ et cette différence réside dans le choix du comparant.

René-Guy Cadou, dans sa Lettre à des amis perdus utilise une magnifique comparaison :

Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains

La métaphore : elle rapproche un comparant et un comparé mais sans outil de comparaison.10 On a coutume de dire qu’il s’agit d’une image qui « consiste à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue »11.

Ainsi, je ne dirai pas « tes yeux sont bleus comme l’océan » (cela est une comparaison) mas je pourrai dire « tes yeux bleus sont un océan » ou je parlerai de « l’océan de tes yeux ».

Empruntons une métaphore aux deux derniers vers du même poème de Cadou :

Sous mon épaule il fait bien froid
Et j'ai des trous noirs dans les ailes

Le jeu sur les registres de langue : on a coutume de distinguer au moins trois registres de langue, nommés dans des grammaires plus anciennes des « niveaux de langue ». On trouve d’abord le registre familier (d’usage familier ou amical), le registre courant (celui de tous les jours) et enfin le registre soutenu. Passer sans transition d’un registre à un autre peut constituer un procédé littéraire remarquable.

La personnification : elle consiste à attribuer à des êtres non humains, des inanimés, ou même à des abstractions, des sentiments et des comportements humains12. Cela s’opère le plus souvent par l’emploi d’un adjectif ou d’un verbe.

Les derniers vers d’un poème de Hugo emploient un bien jolie personnification13 :

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour !

*
*    *

« Eh bien, allons-y ! Moment pénible, presque insurmontable pour moi : vaincre mes réticences et livrer le fond de mon esprit à un candide morceau de papier réglé ».

Toute la langue poétique du journal est presque déjà contenue dans cette première phrase.

Tout d’abord, cette adresse à soi-même par cet impératif à la première personne du pluriel « allons-y ». Ensuite, ce registre de langue qui instaure une proximité par son emprunt à l’oral dès l’ouverture « Eh bien » et qui côtoie un langage plus élaboré, dès après. L’utilisation d’une double métaphore « livrer le fond de mon esprit » et enfin cette discrète personnification indiquant déjà un lien d’amitié, un lien de parenté : « candide ». On pourrait ajouter -mais le texte en néerlandais devrait le confirmer - que ce mot joue sur le double sens de « candide », à la fois « naïf » et « vierge » (blanc).

Le texte invite chaque jour ces figures de style, ces procédés d’écriture dont il est tout animé. La personnification me semble la figure de style majoritairement employée. Sous la plume d’Etty, tout prend forme et vie, tout vibre, tout bat, tout combat et c’est là aussi ce qui rend la lecture de son journal si enthousiasmante, si vivante, si vivifiante, si stimulante.

Voici un relevé très loin d’être exhaustif14 :

Lecture d'un extrait du Journal d'etty Hillesum, par Anne-Laure cabot.

Personnifications :

P 1 J. « Et qu’un petit rhume de rien du tout me fasse voir une fois de plus le monde en noir ».
P 2 J « Au milieu de mes problèmes d’éthique, de vérité et de rapport à Dieu, surgit tout à coup un problème de mangeaille ».
P 3 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter contre une fatigue naturelle ».
P 5 J. « Dans toute vision du monde défendue consciemment se glisse une part d’imposture ».
P 6 J. « Un déferlement d’amour et de pitié a emporté avec lui toutes mes petites irritations ».
P 7 J. « Quand on a une certitude nouvelle dans la vie, il faut lui trouver un abri ».
P 8 J. « Mon corps est le réceptacle de multiples douleurs : emmagasinées dans tous les recoins, elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « Un moment de désespoir avait étouffé toute lumière en moi ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers ».
P 11 J. « Bonne nuit, crocus fatigués, petites pommes de pin ».
P 12 J. « Bonjour, petit crocus, il a gelé à moins 2 ».
P 13 J. « Et dans sa cruche de terre brune, mon rameau de marronnier implore le ciel en levant une foule d’élégantes petites mains blanches ».
P 14 J. « La vie est un tissu d’anecdotes qui attendent d’être contées par moi ».
P 15 J. « La journée recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer de reprendre les rênes en main ».
P 16 J. « Toutes les détresses et les solitudes nocturnes d’une humanité souffrante traversent soudain mon humble cœur et l’emplissent d’une douleur nauséeuse ».
P 17 J. « D’un large coup d’ailes, un petit morceau d’éternité vient me survoler ».
P 1 L. « Trop de choses, ici, fondent sur vous à la fois ».
P 2 L. « Mon stylo ne dispose pas d’accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois ».
P 3 L. « les lignes suivantes ont coulé de mon stylo, dans mes pattes de mouche illisibles ».
P 4 L. « Je saute tout de suite sur une phrase qui m’envoie un clin d’œil séducteur ».

Métaphores :

M 1 J. « J’ai fait une véritable toilette morale ».
M 2 J. « Je puise régulièrement des forces aux sources les plus cachées et les plus sécrètes qui sont en moi ».
M 3 J. « « la source intérieure où je m’abreuve ».
M 4 J. « Il y a en moi un puits très profond ».
M 5 J. « Toute ma tendresse, l’intensité de mes émotions, la houle de ce lac, de cette mer, de cet océan de l’âme, je voudrais les déverser en cataracte dans un seul
poème ».
M 1 L. « Je me dis souvent que la seule chose qu’on puisse vraiment faire, c’est de laisser s’écouler de toutes parts le peu de bonté que l’on a en soi ».
M 2 L. « on doit aussi briser sa tristesse, sinon son niveau monte à chaque instant comme celui d’eaux en crue et elle finit par inonder les champs qu’on a eu tant de peine à cultiver ».

Comparaisons :

C 1 J. « j’avais le crâne pris comme dans un étau ».
C 2 J. « Fatiguée, découragée et usée comme une vieille fille ».
C 3 J. « Je me suis trouvée comme un ivrogne autour de la patinoire ».
C 4 J. « Je suis exactement comme un disque de phonographe ».
C 5 J. « Les mille petits soucis quotidiens qui vous assaillent parfois comme une vermine mordante ».

Jeux sur les registres de langue :

R 1 J. « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis ».
R 2 J. « Je finirais neurasthénique professionnelle si je restais longtemps ici ».
R 3 J. « D’abord passage par la salle de bains pour repeindre la façade trop pâle ».
R 4 J. « Folle que tu es ! Cesse de te triturer les méninges. De t’étirer de tout ton long dans un mot ».
R 5 J. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! »
R 6 J. « Bonne nuit maintenant, je sens que le sommeil me fait dérailler ».

Une des faiblesses de ce relevé réside dans son manque de classement rigoureux. D’autre part, des morceaux de phrases auraient mérité de se trouver dans deux listes à la fois. Essayons toutefois, sans nous perdre dans les détails, de faire émerger quelques grandes lignes qui nous tiennent à cœur.

 Les personnifications octroient un statut aux émotions, aux choses, aux événements. Même s’il est bien banal d’écrire cela à propos de personnifications, il s’agit, pour Etty, de donner vie à tout un monde sans s’en faire le centre. Admettre que tout vit, que tout s’appelle à la vie. Ainsi de ce « petit rhume » qui arrive avec un air de rien du tout mais aux pouvoirs insoupçonnés parce que celle qui le reçoit n’est pas assez armée. Ainsi de cette « certitude » à qui il faut trouver « une place » de même qu’une voyageuse arrivée sans prévenir dans la maison qu’on devrait loger dans quelque pièce. Ainsi de ce petit morceau d’éternité emportant Etty tel un oiseau qui l’inviterait à le suivre et comment ici ne pas se plaire à citer le psaume 62 (H63) « je crie de joie à l’ombre de tes ailes » ?

Mais ces personnifications permettent aussi à leur auteure de mettre sa propre souffrance à distance. Ainsi du « stylo » ne possédant pas « assez d’accents graves » (jeu de mots si profond) ainsi et déjà du « rhume » qualifié de « petit » et affublé d’un « rien du tout ». Il arrive que les personnifications affirment au contraire cette détresse sans perdre la poésie des jours et de la vie. Ainsi de ces « douleurs » qui viennent « affleurer », ainsi de ce « moment de désespoir », voyageur cette fois importun.

Etty se sert aussi de ces personnifications pour mettre le monde en fête. Ainsi de ces « crocus » qu’on salue, ainsi de cette phrase qui « envoie un clin d’œil ». Ainsi de ce « tissu d’anecdotes » qui appelle les contes. Ainsi de « ces lignes » qui « coulent » et viennent s’intercaler « dans » des « pattes de mouche ». Ainsi et peut-être surtout d’une branche de marronnier, devenu « rameau » de vie, communauté priante qui tend les mains vers le ciel (P 13 J).

Enfin, et j’ai envie d’ajouter surtout, à bien prêter attention au champ lexical, on voit que pour Etty tout se présente comme un combat, une lutte, un jeu de forces et d’énergie15. Un rapide relevé suffira à nous en convaincre :

P 2 J. « Au milieu (…) surgit tout à coup un problème.
P3J. « assaillent parfois comme une vermine mordante ».
P 4 J. « Je ne faisais que lutter »
P 5 J. « se glisse une part d’imposture ».
P 8 J. « elles viennent affleurer chacune à leur tour ».
P 9 J. « avait étouffé ».
P 10 J. « Les souvenirs m’ont assaillie par milliers »
P 15 J. « recommence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer »
P 1 J. « traversent soudain mon humble cœur »
P 1 L. « fondent sur vous ».

A l’appui de cette idée, on peut citer ce passage du journal ( 8 décembre 1941) : « Se concentrer cependant, étudier et saisir la réalité la plus visible pour lui arracher la vraie réalité, qu’elle cache » et cet autre : « je ne me déroberai à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie, je soutiendrai le choc avec le meilleur de mes forces » (2 décembre 1941) ou encore ce dernier : Mon Dieu, donne-moi la force, pas seulement la force spirituelle mais aussi la forcephysique.(…). Je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance… » (22 juillet 1942).

Les métaphores que j’ai choisies ont en commun l’élément liquide16 : « source », puits », « abreuve », et, en une sorte de gradation, « lac », « mer », « océan ». Dans des images qui font de cet élément une véritable énergie en réserve autant qu’en mouvement, Etty apporte aussi l’idée d’étendue, d’une étendue qui tend vers l’infini. Déjà, à sa façon, l’idée de toilette (M1J) amène celle de l’eau comme élément de purification.

De même, cette idée de laisser « s’écouler » la bonté comme s’écoule l’eau d’une source. La belle métaphore filée (M2L) nous montre que l’eau peut être associée à l’idée de submersion et de noyade et ainsi devenir cette force destructrice qui empêche à la vie de s’épanouir.

 

D’autres métaphores tentent de donner une coloration moins sinistre à Westerbork. On peut les trouver surtout dans certaines lettres car Etty a certainement à cœur de ‘‘ préserver’’ ses correspondants : « Eh oui, mes enfants, me revoilà au perchoir : cet après-midi, pour changer, je suis tombée dans les pommes » ou comme ici « essayons tout de même de produire une lettre d’un coup de baguette magique », et là : « je vais me hâter de déchaîner une petite bacchanale épistolaire ». Toutefois, la souffrance qui se laisse deviner derrière l’humour nous fend le cœur : « je pense que je ne tarderai pas à devoir rentrer pour me faire achever dans un abattoir de première classe, je ne vaux rien, j’en suis si triste, il y aurait tant à faire ici, mais j’ai quelque chose de détraqué ». Le dernier mot de ce passage permet une transition aisée pour évoquer les jeux sur les registres de langue.

Les jeux sur les registres de langue - les comparaisons C 2 J ou C 3 J dans le choix du comparant aussi bien que l’expression « abattoir de première classe » - confirment qu’Etty se plaît souvent à instaurer une sorte de distance avec elle-même grâce au recours à l’autodérision, manière de se prendre pour objet (d’étude) comme plus haut par ce « quelque chose de détraqué »17 et cela même, voire surtout quand elle s’adresse à elle-même en utilisant le pronom « tu ». On peut voir dans une phrase toute simple telle que « Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis » toute une poésie de la vie. Cette façon de s’admonester gentiment et de ne pas trop se prendre au sérieux (« ma fille » répétée : enfance) est rafraîchissante et quand Etty termine par une menace impossible à mettre à exécution, c’est encore plus amusant d’autant que le registre de langue et l’image empruntée pour n’avoir aucune prétention (« je t’aplatis ») n’en demeurent pas moins très visuels et riches d’évocations possibles.

Il en va de même en R 3 J avec l’image triviale de la « façade » pour parler de son propre « visage » où l’auteure montre qu’elle sait s’amuser de son apparence ou quand elle confie à son journal, le 7 juillet 1942 espérer que sa vessie soit « retapée » sans quoi elle sera « une rude gêneuse pour les entassements humains ». Parfois, le registre de langue prend un accent plus sérieusement attentif aux défauts moraux ou intellectuels : « cesse de t’étirer de tout ton long dans un mot » sonne comme un rappel à l’ordre contre la tentation nombriliste. Cette métaphore est également très visuelle. La formulation volontairement terre à terre permet de… revenir sur terre, de cesser de se perdre dans des méandres de pensées. « je voudrais te demander de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! » fournit un bel exemple d’humour à froid. La tête de linotte figure celle qui oublie tout. Ici, on peut supposer que la jeune femme a tout simplement oublié d’arrêter de se regarder dans la glace. Tout de suite après, le passage revient au « je » et semble confesser : « Il m’arrive de me trouver jolie » avant de montrer qu’elle n’est pas dupe tout de même « même si c’est dû à la lumière tamisée de la salle de bains ». Cette phrase, chef-d’œuvre, d’autodérision représente une véritable pépite d’humour.

Chemin de traverse, diffusée sur RCF radio, 2022.

Parfois, le mélange des registres de langue surprend et produit tout à la fois une véritable émotion parce qu’il nous montre qu’Etty vit un quotidien banal d’une jeune fille banale dans des conditions malheureusement peu banales. Ainsi, quand le 16 juillet 1942, elle écrit : « j’espère être un ferment de paix dans cette maison de fous », elle emploie une très belle métaphore « ferment de paix » suivie d’une image à la formulation bien plus triviale « maison de fous ».

Au terme d’une notre esquisse d’étude à peine ébauchée, je précise à nouveau que cette dernière, loin d’épuiser le sujet de la poésie d’Etty, se contente tout juste de l’aborder. Elle n’a ni la prétention ni la légitimité de tirer des conclusions dernières sur l’emploi des métaphores ni même sur le champ lexical de la lutte.18 Du reste, ce qu’affirme Etty à propos de la vie, à savoir qu’ « on ne saurait [l’]enfermer (…) dans quelques formules », est sûrement vrai de grands écrits comme son journal. Une étude plus longue, plus poussée, plus sérieuse, plus systématique pourrait apporter des renseignements bien plus construits et bien plus utiles. Un travail d’une telle envergure constituerait un éclairage supplémentaire et intéressant quant au cheminement de cette jeune femme éprise de vérité et de la beauté du monde.

Notes

[1] Sylvie Germain propose une autre observation, très intéressante, à savoir que le rapport au langage d’Etty Hillesum « évolue au même rythme que sa relation aux autres, au monde extérieur autant qu’à son univers intérieur », Etty Hillesum.

[2] Journal, 21 novembre 1941.

[3] Journal, 22 novembre 1941.

[4] Cela vaut pareillement pour la lecture. Lire pour ‘’être transmis’’. Le 15 juillet 1941 : « Un fait que je veux retenir pour les moments difficiles et avoir toujours à ‘‘portée de main’’ : Dostoïevski a passé quatre ans au bagne en Sibérie avec la Bible pour toute lecture. On ne le laissait jamais seul et les conditions d’hygiène étaient des plus sommaires ».

[5] Journal, 11 décembre 1941.

[6] Lettre du 8 juillet 1943.

[7] Journal, 30 septembre 1941 et Journal, 13 avril 1942.

[8] Lettres à un jeune poète.

[9] Figures de style, Axelle Beth et Elsa Marpeau.

[10] Ibid.

[11] Dictionnaire de poétique, Michèle Aquien

[12] Ibid.

[13] Il s’agit ici plus précisément d’une prosopopée car le poète donne la parole à l’araignée, « la vilaine bête » et à l’ortie, « la mauvaise herbe ». Cf. Les Contemplations, Livre III, poème 27.

[14] P = personnifications ; M = métaphores ; C = comparaisons ; R = jeux de registres. J = journal (citations puisées dans le journal) et L = lettres (citations puisées dans les lettres).

[15] Spier avait bien raison de voir en sa toute nouvelle et jeune patiente une « énigme pour lui » quand il dut constater son énergie mentale.

[16]  Le journal contient aussi de belles métaphores empruntées au monde végétal et forestier dont celle-ci, profonde leçon de vie : "tâche de vivre avec les trois arbres qui sont en face de chez toi comme si c'était une forêt" (27 juin 1942).

[17] On trouve également dans un autre passage du journal : « Pourtant, il y a quelque chose qui cloche chez moi », 23 novembre 1941

[18] Une autre faiblesse de cette esquisse est de ne puiser qu’à la traduction française sans pouvoir se nourrir du texte dans sa version originale.

Présentation de l’auteur

Etty Hillesum

Esther « Etty » Hillesum, née le 15 janvier 1914 à Middelbourg, aux Pays-Bas et morte le 30 novembre 1943 au camp de concentration d’Auschwitz, est une jeune femme  mystique connue car elle a connue pour avoir tenu son journal intime (1941-1942) et écrit des lettres (1942-1943) depuis le camp de transit de Westerbork pendant la Seconde Guerre mondiale.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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