La Finlande du 20e siècle
Choix personnel établi par Lucia Acquistapace
La Lune
poème de Edith Södergran
Merveille, ineffable tout ce qui est mort :
une feuille morte, un homme mort
et le disque de la lune.
Toutes ces fleurs connaissent un secret
et la forêt le garde :
l’orbite de la lune
est la trajectoire de la mort.
Et la lune tisse sa merveilleuse toile
que les fleurs adorent,
et la lune jette son fabuleux filet
sur tout ce qui vit.
Dans les nuits d’automne finissant
La faucille de la lune fauche les fleurs
Et palpitant d‘un désir infini
Les fleurs attendent son baiser.
Au bord de la mer
poème de Arvö Turtiainen
Quand je suis arrivé au bord de la mer,
une volée de sternes a quitté les pierres,
les rapides couteaux de leurs ailes blanches
m’ont aveuglé
les larmes grinçantes de leurs becs jaunes
m’ont crevé les tympans,
je n’ai rien vu, rien entendu, jusqu’à ce que
mon ombre sur la roche m’ait frappé au front,
alors j’ai senti le vent, le jeune chien du vent
me lécher la main et l’oreille et les yeux de sa
langue salée.
Quand je suis arrivé à l’orée de la forêt, voisine des
prés,
à mes pieds une alouette s’est envolée,
elle est montée, boîte à musique ailée, elle a bondi,
cloche argentée, fil d’or de la chanson,
et comme je suivais son jeu dans le bleu du ciel
l’ombre d’un épervier a chancelé par-dessus le pré,
alors j’ai levé la main comme pour accourir,
le fil a crié, la cloche a retenti,
dans le bois de sapins l’écureuil a sifflé dziat, dziat !
le pinson a lancé un appel d’alarme tiou, tiou, tiouuuu !
Quand je suis rentré chez moi par la lande,
six œufs de poule de bruyère rougeoyaient au pied
d’une souche.
Saison en Sibérie
poème de Pentti Holappa
Je me prépare à partir pour la Sibérie. On parle
sur ces terres des langues de notre famille
que je ne comprends pas.
Pour viatique, je rassemble de la tristesse. J’écris
un poème sur des yeux gris à fond de braise et sur
la nuit qui devient rage.
J’espère, quand le vent se lèvera sur ces plaines
et que le nuage traînera sur la terre, raviver
le feu de la mémoire.
Ici, les gens épient dans leurs isbas. Dans le noir
quelqu’un fait le tour de ma tente. Un chien aboie,
la peur s’épaissit.
Rares les syllabes à l’apparence familière,
mais l’étincelle sous les sourcils rappelle
qu’ils sont hommes.
Je charge mon arme, mais braver cette
tristesse ! Au pays les amis festoyent
et boivent à ma santé.
Là-bas brillent deux torches, regard
qui sous les cendres s’apaise et me pousse,
fou, vers l’exil.
Je me vois sur un traîneau dans la taïga.
harcelés par une meute de loups, bientôt
le cheval sera à bout.
Je me suis éveillé trop tard à la vie,
ce droit je vais le défendre comme un fauve
sans faire de philosophie.
mais je ne tirerai pas, je ne suis pas capable
de tuer comme doit pouvoir tuer un homme.
Alors je fuis.
La nuit, je dors dans des bras récalcitrants.
Ils s’ouvrent dans mon rêve et un souffle
harasse ma peau.
Rien que dans mon rêve car mon fauve est en quête,
mais un ordre ! et le gros chien au poil d’or se couche
aux pieds du maître.
Les rivières limpides coulent rapides et froides,
sur leurs rives, dans des cahutes, un peuple
aux yeux chassieux.
Du poisson qui pue, de la vermine dans les gîtes,
des hommes qui refusent la langue des signes,
ignorent la pitié.
Impitoyables, ils m’observent comme
un mauvais présage, une pierre, une météorite
ou la danse de leurs morts.
Je les quitte. Compagnon je croque
la Grande Ourse, je nage dans la Voie Lactée,
j’écoute le néant.
Devenir iceberg, glissant impassible
et dur sous l’aurore boréale, blanche
perle de l’océan.
Je m’agite. Muette la douleur crie.
Je dois aller retrouver les chevaux,
contempler leur calme.
Elle est profonde l’âme du cheval ! Je presse l’oreille
contre sa robe brillante et j’entends, au-dedans
il fait du vent.
Quand je me retourne, le jeune cocher, – ou bien
serait-ce un geôlier aux ordres de quelqu’un ? –
à mes côtés, s’étonne.
Il s’étonne peut-être de mes larmes ou que
je sois un homme recherchant la présence
d’un animal.
Je fais un signe, il me suit. À la lumière
du feu, je vois qu’il a les yeux gris
et qu’il est un être pensant.
Pour quelques goulées, il écoute comment
ma souffrance devient langage, me dépouille,
me met à nu.
Il se balance et une mélodie jaillit
de ses lèvres d’enfant. Il chante, je lui en suis
reconnaissant.
Je capte au vol une image – celle
qu’il a de moi. Pour lui je suis un oiseau
migrateur.
Et il me plairait à moi de faire mon nid en Sibérie
dans un jeune esprit et de geler là, sans espoir de voir
fondre la glace.
Peut-être ce garçon est-il celui que je cherche – si
je cherche quelqu’un. C’est une bonne raison pour que
sans lui je poursuive mon voyage.
J’ai maintenant un attelage de chiens.
Sous leurs tentes en peaux les chasseurs s’imaginent
que je suis un châtiment du ciel.
Comme ils ne mangent que de la viande, il n’y a
dans leurs cervelles que peur et méfiance devant
l’innommable.
Quand je vois la haine que leur sourire cache,
je conclus : elle égale la mienne ! Et je regrette
l’existence.
Consolation des longues soirées, la Voie lactée
où dans sa barque Vaïnämöinen s’engagea
pour l’ultime voyage.
emportant avec lui un secret qui peut-être
n’existe pas, en dépit de l’orgueilleuse référence
du poète.
L’âme qui m’habite aimerait peut-être une foi
différente de celle que je décrypte sur les os rongés
dans les bivouacs.
Que ce soit par les vers ou par les mammifères,
on est toujours mangé. Voilà la vérité mise à nu que je fuis.
Je ne la tolère que si je fuis encore.
Les Tchouktches savaient qu’une fois vieux, ils seraient
tués par leurs enfants et portés sur la toundra
pour être le repas des fauves,
mais je crois qu’il imaginèrent un batelier, sur la
Voie lactée, transportant quelque chose
qui deviendrait un pêcheur éternel.
Dans le détroit de Béring, le destin attend encore,
immobile, et ses radars se déploient sur
l’apocalypse.
Plus toundra que toundra, deux continents
arrachés l’un à l’autre, dérivent et deviennent
déserts rayonnants.
Que traîneau et cocher demeurent là ! Je reviens de Sibérie,
je me souviens des vents arctiques, je me souviens
de mon apitoiement sur moi.
Avant de s’éteindre, les étoiles brillent
dans les cendres grises. Matière je suis,
comme matière je me donne.
poème de Eeva-Liise Manner
Un jour je me séparai de mon corps
et allai dans une autre pièce regarder la pendule.
Elle fonctionnait comme un cœur mécanique.
Dans la première pièce mon corps respirait toujours
et mon cœur palpitait toujours
comme une pendule remontée pour un temps limité.
Je revins dans mon corps et méditai l’expérience.
Ce cœur aussi se fatigue, toutes les pendules se fatiguent,
à présent il bat encore à mon poignet,
il frappe à mes côtes, au coffre en forme de barque.
Je veux m’en aller, pour un autre voyage, dans d’autres barques
dont je n’ai pas moi-même façonné les flancs courbes
dans la coupe sanglante de la vie.
Europe
Poème de Gösta Ågren
Soudain comme un raccourci
il y eut l’amour. Un voile de larmes
cache désormais la cuisine vide.
Seule désormais sous la pluie, elle
écoute le tic-tac du réveil et l’avion
traverse la nuit et les villes
dérivent vers le sud
comme des fleurs de brume.
Ah. Un adieu n’en finit jamais.
L’amour est immortel. Adieu,
mais pour toute éternité.
Le sang grand ouvert sur les tableaux :
la mort traversant à cheval
les places de métal ; forêt de ruines –
la culture n’est qu’une face
qui cache l’âme de l’Europe,
ce vieux chant saturé de larmes.
La pensée est nuage
Poème de Pentti Saaritsa
La pensée est nuage
le nuage a la forme d’une prière.
Le ciel s’est obscurci, le silence
est silence d’oiseau mort.
Premier éclair, visage hirsute
du premier cavalier.
Les ténèbres vivent, se changent en lumière
quand se brise le silence
en chant d’oiseau.