Libres propos sur le poète et sa poésie, dont le « nous » n’engage que ceux qui le décident
« Cette année, le calme règne dans le port
de Manhattan
Hart Crane ne hante plus les rues du
bord de l’eau. »
Carson McCullers, dans Vogue, 1940
Il faut penser au dernier texte de Hart Crane, le dernier poème composé de son vivant. Un mois avant qu’il ne plonge définitivement au creux de l’eau du Golfe du Mexique, mettant probablement un terme à ses jours. L’année de ses trente-trois ans. Hart Crane, crucifié par la montée des eaux de la prose pragmatique en ce monde pourtant né dans et pour le Poème. Hart Crane qui écrit La tour brisée avant de se tuer. Plus qu’un simple poème, la vision d’un gratte-ciel ensanglanté et détruit au cœur de New York. Que voyais-tu, Hart Crane, en regardant l’eau de l’océan, que voyais-tu au-delà ? Dans le feu des tours de NYC. Hart Crane écrit le Poème brisé, sur ce qui aujourd’hui nous assaille : l’extraordinaire oppression de la prose imbécile et rationaliste qui prétend remplacer la réalité. Le virtuel du bavardage dont le 11 septembre 2001 est un symbole meurtrier. Il y a eu deux événements ce jour-là : l’attentat perpétré par des dingues qui ont peu à envier aux dingues du siècle passé ; la diffusion en boucle des images du drame. Le bavardage incessant. Le bruit de la prose s’auto-regardant ne pas vivre. La prose de ce monde, l’image bavarde jouissant d’elle-même et du drame infâme dans lequel elle force nos vies, tentant à chaque seconde de nous pousser à l’exil hors de l’authentique. La poésie.
Mes amis français et belges me disent que dans le monde francophone, ses livres ne sont actuellement plus disponibles. Une telle ineptie mérite bien un petit article énervé dans les pages de Recours au Poème ! Les livres étaient édités à la fin du 20e siècle. C’est une étrangeté cela, que la poésie d’un type comme Crane ne soit pas disponible en France. On parle ici de l’un des dix principaux poètes de l’histoire de la poésie américaine, un gars qui est unanimement reconnu comme faisant une sorte de trait d’union entre les écritures de maintenant et l’écriture des Donne, Marlowe, Blake, Withman… Toute la poésie anglo-saxonne qui s’écrit maintenant le fait en ayant, d’une façon ou d’une autre, franchit Le Pont dressé par Hart Crane. Un type dont la manière de vivre et de mourir, la mise en relation du langage avec la réalité du monde, la mise en mots du drame de ce monde, un type qui en tout cela annonce l’époque de violente confusion dans laquelle nous souffrons, bien que nous prétendions le contraire à chacun des instants de notre sacro sainte consommation quotidienne.
Crane est l’auteur de The Broken Tower, la tour brisée, le monde brisé, les tours brisées.
Nous sommes tous des tours brisées.
The bell-rope that gathers God at dawn
Dispatches me as though I dropped down the knell
Of a spent day — to wander the cathedral lawn
From pit to crucifix, feet chill on steps from hell.
Have you not heard, have you not seen that corps
Of shadows in the tower, whose shoulders sway
Antiphonal carillons launched before
The stars are caught and hived in the sun’s ray ?
The bells, I say, the bells break down their tower;
And swing I know not where. Their tongues engrave
Membrane through marrow, my long-scattered score
Of broken intervals… And I, their sexton slave !
Oval encyclicals in canyons heaping
The impasse high with choir. Banked voices slain !
Pagodas campaniles with reveilles out leaping–
O terraced echoes prostrate on the plain !…
And so it was I entered the broken world
To trace the visionary company of love, its voice
An instant in the wind (I know not whither hurled)
But not for long to hold each desperate choice.
My world I poured. But was it cognate, scored
Of that tribunal monarch of the air
Whose thighs embronzes earth, strikes crystal Word
In wounds pledges once to hope — cleft to despair ?
The steep encroachments of my blood left me
No answer (could blood hold such a lofty tower
As flings the question true ?) ‑or is it she
Whose sweet mortality stirs latent power ?-
And through whose pulse I hear, counting the strokes
My veins recall and add, revived and sure
The angelus of wars my chest evokes:
What I hold healed, original now, and pure…
And builds, within, a tower that is not stone
(Not stone can jacket heaven) — but slip
Of pebbles, — visible wings of silence sown
In azure circles, widening as they dip
The matrix of the heart, lift down the eyes
That shrines the quiet lake and swells a tower…
The commodious, tall decorum of that sky
Unseals her earth, and lifts love in its shower.
(une version française de ce poème est donné en bas de l’article)
Toute la poésie de Crane est hantée par la vision de la déchéance de notre univers, de nos façons d’être au monde ; il croit profondément que l’imagination est un pouvoir à même de nous conduire, nous les poètes, nous les êtres en chemin, vers l’authenticité de l’univers : un espace de spiritualité. La question n’est pas celle du religieux pour Crane, même si sa poésie est pleine de références chrétiennes ; elle est celle de l’esprit. Il est un monde de l’esprit, monde duquel l’humain a été déchu. Nous sommes en exil. Et le mode d’appréhension de ce monde vrai d’où nous avons été exclus, ce mode n’est autre que la poésie. Ou plutôt : l’acte poétique produit par le poète qui, alors, devient plus que poète ou bien poète en réalité – l’acte poétique du poète devin. A l’évidence, cette conception de la poésie fait encore assez scandale en ce début de 21e siècle en France pour que pas un poème de Crane ne soit édité. On le dit et cela semble donc vrai, que le pays de Descartes et des Lumières, sous couvert de tolérance à tous les étages, a des difficultés à accueillir une parole affirmant que la déchéance est le produit du primat donné à la logique et à la raison.
Voilà pourquoi nous aimons Hart Crane. Nous aimons ce poète qui dit merde à la raison. Ce poète qui en appelle à la poésie en tant qu’énergie spirituelle, poète qui à l’instar de Jean de La Croix en appelle à l’Amour, au cœur même de la poésie, pour sauver le monde. Nous avons rencontré l’Amour en Hart Crane et nous y avons cru. Des témoignages affirment que parfois Crane se prenait pour le Christ. Nous n’en douterons pas. La Poésie est une des manifestations de l’Amour et c’est cela, cet Amour manifesté en Poème, qui aujourd’hui semble devoir nous libérer du désastre de la modernité sombrement rationaliste. Nous en appelons au Poème. Dans la mémoire de la poésie de Hart Crane.
Quand je songe à la poésie de Crane, je vois cette chose étonnante apparaître dans la fumée de mon appartement :
Le poème est une □
Le poème est une ⌂
Le poème devient un ∆
Voilà comment je résumerais l’impression que la poésie de Crane fait sur mon cerveau si on me le demandait. On dit parfois que Crane était fou. Sans doute. Une affirmation banale, normale même concernant un poète qui a eu le goût de se tuer, sacrifiant ainsi à l’image du poète maudit que notre modernité affectionne. Elle en frissonne, oubliant un quart de seconde sa frigidité. Fou, Crane ? De ce point de vue. Comme tous les poètes égarés en ce monde de dingues, un monde dont la folie principale est de se croire raisonnable tout en accusant la poésie d’être une expression de la folie. Nous sommes les gardiens d’un asile de malades mentaux, malades dont le symptôme principal est de se penser pleinement sains d’esprit au regard de ce qu’ils nomment la folie des poètes. Tout cela paraît chamboulé, une sorte de jeu où les têtes survivent à l’envers. Voilà pourquoi Crane se prenait pour le Christ. Il savait combien l’homme de Judée était poète.
Il n’est pas de scandale ni de mystère plus profond dans le christianisme que celui de l’état poétique de l’être Christ – et donc de l’état de l’esprit poétique de l’être humain, tant le Christ est ce résumé de chacun de nous. Voilà la folie de Crane. Un simple coup d’œil par la fenêtre suffira à se convaincre qu’il est à chaque instant de nos vies folie bien pire.
Sauf à s’imaginer sain d’esprit.
Ce qui paraît être l’illusion la mieux partagée de ce monde.
Pour croire en un Poème devenant un ∆, il faut une bonne dose d’espérance. De cette espérance qui se produit dans le désespoir de chaque instant. On ne pourra pas ici ne pas songer à Daumal, poète qui à mon sens était irrigué par les mêmes préoccupations que Crane, sur un versant certainement plus « oriental », versant qui ne cesse de me hanter depuis mon adolescence déracinée, Daumal qui affirmait : il « faut » faire le désespoir des hommes. Reprendre la route déraisonnée en somme. Daumal, comme Crane, cherchait le Salut. Et ce Salut se trouve dans la poésie. Le reste n’existe pas. Voilà pourquoi nombre d’analystes considèrent que la poésie de Hart Crane est emplie de musique. C’est indéniable : la voix de Crane a été, de façon fugitive, une caisse de résonance de la musique de l’univers, un univers dévoilé un trop court instant devant nos yeux.