Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Andrea Zanzotto, Giovanni Raboni

Par |2020-05-07T08:22:32+02:00 6 mai 2020|Catégories : Andrea Zanzotto, Essais & Chroniques, Giovanni Raboni|

Suite. Episodes précé­dents : Ques­tion­nements poli­tiques et poé­tiques 5, Ques­tion­nements poli­tiques et poé­tiques 4, Ques­tion­nements poli­tiques et poé­tiques 3

 

 

Il y a dix ans – mais que cela sem­ble loin, au vu de la vie parisi­enne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dra­maturge Mau­r­izio Scaparro et d’un cer­tain nom­bre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aus­si à l’Institut Cul­turel Ital­ien de Paris) fut organ­isée une série de ren­con­tres, lec­tures, débats autour de la poésie et de l’écriture dra­ma­tique ital­i­ennes au XXème siè­cle juste alors écoulé. Occa­sion aus­si de divers­es dégus­ta­tions plus ter­restres, hélas impos­si­bles à ressus­citer ici, en un temps où le Slow Food (inven­tion pié­mon­taise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en pro­posons ci-après une toute petite trace, telle que retrou­vée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces inter­venants (et donc éminem­ment par­tielle et sans doute par­tiale… pour qui en aurait con­servé son pro­pre sou­venir). Où, avec un détour sur­prenant par la Belle Époque – mais un précé­dent épisode de cette rubrique ne por­tait-il pas sur Pas­coli et son for­mi­da­ble Gog et Magog au tour­nant du siè­cle ? – nous pou­vons bien touch­er du doigt l’implication éminem­ment poli­tique de la poésie la plus exigeante au plan lin­guis­tique et lit­téraire. Tel était le sens d’une présen­ta­tion par Edoar­do San­guineti, dont nous n’avons pas réus­si à retrou­ver la trace, mais que ses nom­breux écrits engagés lais­sent imag­in­er sans peine. (Telle aus­si l’intention des extraits théâ­traux, dont il ne sera pas fait état). À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « ren­trée lit­téraire » occupe l’essentiel des médias cul­turels, comme chaque année désor­mais – pen­dant que nom­bre d’écrivains et en par­ti­c­uli­er des poètes cherchent en vain un édi­teur digne de ce nom…

Cela étant red­it, et écrit noir sur blanc, sans ani­mosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une cer­taine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papi­er, en France, les textes d’un cer­tain nom­bre d’auteurs étrangers con­sid­érables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aus­si répan­due que l’anglo-saxonne par exem­ple. Citons encore Pas­coli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des pros­es-réc­its des émou­vants Ricor­di, rac­con­ti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserv­er l’environnement en économisant les ressources pre­mières néces­saires à la fab­ri­ca­tion du papi­er, doit-on sup­pos­er, est tout à leur hon­neur. Les pub­li­ca­tions en ligne, après tout, sont faites aus­si pour pal­li­er la frilosité de ces vertueux et pru­dents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lis­i­bil­ité, cet ensem­ble est présen­té aujourd’hui en trois épisodes. Il com­plète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a égale­ment paru ici entre 2016 et 2019

Andrea Zan­zot­to

 

 

(Son­net de l’esquive et de la révérence)

 

Bien­séances, énon­cés épars, suavités
d’insigne code qui vous sied, cou­verts ombreux…
Code dont lourd, ô bois, tu te délectes
et abon­des et sur­plombes, en nais­sances putrides…

Lais­sez partout courir le fil des brides,
liant et défaisant glomes et nœuds…
Désen­gluez partout forces et gloires, ou modestes
bouil­lons d’ingrédients, indices, pâleurs…

Pas plus qu’en brise aragne, ou filigrane
dou­teuse­ment filmé en échos et lueurs,
soit ton esquive, plume, et révérence…

Que rien ne pèse aux rais qui t’en émanent,
pre­scrivant et tran­chant ; à toi réduis,
signe, toi-même, et tes arts défaillants…

Le Galathé au bois, (Hyper­son­net, 1978), voir RaP n° 201.

 

 

Andrea Zan­zot­to, Al mondo.

Gio­van­ni Raboni

 

Représen­ta­tion de la Croix 

(début)

 

1.ZACHARIE

 

Seuls les muets peu­vent parler
des machi­na­tions célestes. Moi, Zacharie,
offi­ciant de l’autel des parfums,
je fus vis­ité par un ange, et élevé
incroy­able­ment au rôle de père
dans la fleur de ma décrépitude.
Et pour que, d’un événe­ment si étrange
il fût fait silence, ce fut le silence
jusque dedans ma gorge… Mais lui, l’ange,
par­la de nou­veau, et cette fois ce fut
à une femme de Nazareth, Marie,
une par­ente éloignée de mon épouse,
et il lui annonça qu’elle accoucherait
non à cause de son mari, qu’elle n’avait pas encore,
mais à cause de l’Esprit. Ainsi,
à quelques mois de dis­tance l’un
de l’autre, deux enfants
vin­rent au monde de manière incompréhensible
et le pre­mier, fils d’Elis­a­beth et de moi
fut appelé Jean,
l’autre, de Marie et de l’Esprit, Jésus.
Et moi, de tels mystères,
je suis ici pour en dire ce que peut dire
quelqu’un qui bouge en vain les lèvres, un de la bouche duquel
ne sor­tent qu’a­vor­tons de paroles.

 

2. HOMMES ET FEMMES DE BETHLEEM 

 

Mais com­ment! vous ne savez donc rien ?

De quoi ?

                 Des soldats.

                                          Quels soldats ?

Les sol­dats d’Hérode.

                                     Hein ? qu’est-ce qu’il dit ?

De quoi parle-t-il ?

                                 Il par­le de soldats.

Je par­le de ce dont tout le monde parle.

Hérode ? notre roi ?
                                        Taisez-vous un peu,
lais­sez-le finir.

                            Cela fait plusieurs jours
que les sol­dats s’attardent dans les villages,
entrent dans les maisons…

                                            C’est vrai!

                                                                 C’est vrai!

Ma femme aus­si l’a enten­du dire!

L’homme qui porte l’eau
les a vus de ses yeux!

                                     Au marché
tout le monde en parle!

                                        Ils sont si nombreux…

Ils abat­tent les portes…

Ils fouil­lent sous les lits, dans la cendre…

Ils cherchent quoi ?

                                  Et que veux-tu qu’ils cherchent ?
comme d’habitude : à manger, de l’argent…

Oh non, ni à manger ni argent. Pire :
ils empor­tent les enfants.

Tu es fou ? que veux-tu qu’ils en fassent
des enfants ?

                        Moi je sais ce qu’ils en font :
ils les tuent.

                         Com­ment ? Je n’ai pas compris.
Par­le plus fort.

                          J’ai dit qu’ils les tuent.

Ils tuent les enfants!

                                   Mais pourquoi ?

Ordre d’Hérode.

                             Vous avez entendu ?
ils empor­tent les enfants! ils tuent les enfants!

Ils vont venir aus­si chez nous : tiens, écoutez,
on entend déjà le bruit des épées…

Mais pourquoi ? pourquoi ?

                                               Ordre d’Hérode :
dans toute la région
aucun garçon de moins de deux ans
ne doit rester en vie.

                                  Mais pourquoi ?

Ils vien­nent aus­si chez nous!
ils empor­tent les enfants! ils tuent les enfants!

Pourquoi ? Parce que quelqu’un est allé lui dire
qu’un enfant né dans ces contrées
deviendrait roi à sa place.

Ils vien­nent par ici! ils nous pren­nent nos enfants!
ils tuent nos enfants!

Ils arrivent!

                     Je les vois!
                                           Ils sont là
par­mi les dernières maisons, au fond de la venelle…

J’entends le bruit de épées! je vois
la lueur des casques et des épées!

 

 

 

 

 

3. ZACHARIE

Tous ces anges, dans si peu de ciel!
L’air est encore con­vul­sé par les ailes
des grands anges de l’annonciation
et déjà plus fon­cés, plus dis­crets se hâtent
les mini-anges de l’avertissement :
l’un a pris son vol pour con­seiller aux mages
de pass­er à distance
du palais d’Hérode, un autre vole
vers l’Egypte, il doit trou­ver Joseph
et lui dire qu’Hérode, l’assassin, est mort,
qu’il peut revenir avec Marie et Jésus
en Israël, à Nazareth, chez lui…
Entre un vol et l’autre, le carnage.

4. UNE FEMME, MARIE

FEMME
Marie! ne pars pas. N’y a‑t-il rien
que tu veuilles racon­ter à une amie ?

MARIE
Oh si, bien sûr je veux. Mais depuis
que nous sommes revenus à Nazareth
tout est si tran­quille, si clair,
tout se répète avec tant d’ordre
que je pour­rais racon­ter seule­ment ce
qui ne se peut racon­ter : la joie.

FEMME
Pour­tant, si je te regarde, j’ai l’impression
que tu as quelque part, qui sait où,
un tré­sor telle­ment rare et précieux
que tu as oublié où tu l’avais caché…

MARIE
Tré­sor ? caché ? tu veux rire!
Mais c’est étrange : j’ai com­pris tout à coup
que j’ai quelque chose, oui, à te raconter.

FEMME
Tu vois ? j’en étais sûre.

MARIE
                                                  Voici, de temps en temps,
quand je range ou pré­pare à manger,
il me sem­ble que je réen­tends une voix
que j’ai rêvée un matin, bien avant
que naquît mon bébé, une voix
qui dis­ait des mots de salut
mais aus­si de récon­fort, qui essayait
de m’encourager, de me préparer
à je ne sais quelle his­toire effroyable
encore à venir : mais laquelle,
juste­ment, je ne sais, je ne me sou­viens pas,
je me rap­pelle seule­ment quelques phras­es, ou plutôt
morceaux de phras­es : “je te salue,
pleine de grâce” et puis “dans tes entrailles”,
“ne crains pas”, “trône”, “il sera appelé”,
“règn­era sur la mai­son”… Mais ce n’était
qu’un songe — ou du moins c’est ce
que j’ai pris l’habitude de croire
pour demeur­er en sûreté
par­mi mes douceurs de chaque jour,
pour que rien, pour moi et pour mes chers,
puisse changer…

FEMME
                                                 Au con­traire beau­coup de choses
vont chang­er, tu le sais bien, le bébé
devien­dra un garçon,
un homme, s’en ira au loin…

MARIE
                                               Mais pas maintenant,
pas main­tenant! Mais dis-moi : si cette voix
je ne l’avais pas rêvée,
si je l’avais enten­due vraiment ?
et si, ensuite, Syméon…

FEMME
                                              Syméon ?

MARIE
Oui, un homme, un vieux qui, à Jérusalem,
quand nous avons présen­té Jésus,
s’est approché et a dit des choses
que per­son­ne n’a comprises…

FEMME
                                           Bon, calme-toi,
ma sœur, c’est un tort de chercher à comprendre
ce que notre cœur
n’est pas encore prêt à supporter.

MARIE
                                          Mais prêt, mon cœur ne le sera
jamais, même pas après, même pas…

FEMME
                                         Ecoute-moi,
ne te laisse pas faire, ne serre pas
cette main qui pointe du futur!
Il est tard : ren­tre chez toi, ma fille,
et dis à ton mari qu’il me pardonne
si je t’ai retenue dehors aus­si longtemps.
A cette heure, j’imagine, il a fini
de tra­vailler ; et le petit Jésus
joue sur le sol à côté du feu
et t’attend, il attend que tu le prennes
dans tes bras et le lèves jusqu’au ciel.

                                                                    Milan, Garzan­ti, 2000

 

 

Gio­van­ni Raboni, Il dolore.

Pho­to de une : Patrizia Val­duga et Gio­van­ni Baroni.

Présentation de l’auteur

Andrea Zanzotto

Andrea Zan­zot­to est un poète ital­ien très pro­lifique, et l’un des plus impor­tants du XXᵉ siè­cle. Il a écrit en ital­ien et en dialecte vénitien.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Présentation de l’auteur

Giovanni Raboni

Gio­van­ni Raboni est un poète, dra­maturge, écrivain, cri­tique lit­téraire, tra­duc­teur et jour­nal­iste italien.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante a enseigné à la Sor­bonne N.lle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges http://circe.univ-paris3.fr Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kamin­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle (Le Print­emps ital­ien, bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Mag­nel­li. Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000. Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’é­trangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016). Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gal­li­mard.. En 2019, Jean-Chal­res Veg­liante pub­lie Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques (L’ate­lier du grand tétras). 

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