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Questionnements politiques et poétiques 6
Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé. Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). Et déjà en 2003 Giovanni Raboni avait, dans des circonstances semblables, essayé de faire mieux connaître cette littérature foisonnante de l’autre côté des Alpes. À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…
Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.
Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en plusieurs épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie “Amont dévers” qui a également paru ici entre 2016 et 2019.
Amelia Rosselli
Le temps peut s’arrêter…
Le temps peut s’arrêter en bien
ou en mal ; il frissonne impertinent
de toute sa large bouche obscure, ou s’arrête
et hurle qu’il en a assez : de
cette belligérance.
Le Temps n’est pas un ventre ; c’est un croc
qui sourit sagement ou persifle
pendant que tu sers son maître, le cœur
brisé.
Le Temps coud et raccommode ! et demande
dans ton rapide, brisé penser
pourquoi tu as laissé la confiture
se gâter ? Je ne suis pas un croc dit
le jongleur, le Temps ne s’arrête pas pour moi
dit le poissonnier ; le tout est
le tout, le Temps est le Temps, bouté hors
des ciels.
Une perle, un sacrifice, un psalmodier
reportages de morts… Je ne suis pas un jongleur
cria le poissonnier, ma main
ma tête, chantent que le temps a
tous ses frissons coordonnés avec le Temps.
Onze chevaux allaient cueillant des mûres
pensant qu’ils deviendraient
vieux, mais le Temps, lui, était assis et
cousait, sans égards pour leurs
larges bouches ouvertes, leurs cavernes
qui désiraient davantage.
Commencèrent onze courses, la “free
lance” pensée vieillissait encore : le Temps
était assis encore pensant, qu’il ne
vieillirait jamais. Accidents indéfinis, paradis
aigris — tous sont dans les bouches
des chevaux, dans leurs ventres terrorisés.
Le Temps-pensant cadra le trou
le Temps-soucieux cherchait à devenir
vieux. Le Temps-assis se collait
à sa place : il n’y avait bataille plus terrifiante
que celle qui était mienne.
J’ai accroché le Temps : il est assis
cueillant des mûres collé à sa
place : mais des cris brisés glissent
de la bouche : le Temps n’a pas de frissons
n’a pas d’autre lieu que la terre !
Puis nous marquerons le Temps, qui
devint énorme beaucoup, portant des barils
à la terre déserte, ou transformant
les carottes en raves, ou différemment
occupant son âme désintéressée. Le Temps
n’a pas de butins ! il peut devenir
vieux, n’était pour mes butins,
qui partagent le total.
Des raves à gorge déployée sourirent :
n’es-tu pas préparée pour
la bataille encore ? Ta flèche est-elle si
légère ? L’encombrante nature
restituera le vol : tu mourras,
et deviendras forte, fumant des fournitures
ou autres maux.
Qui fumant des plats d’argent, creusèrent
leurs fosses légères assez pour
mener droit à ce paradis
où le Temps n’a aucun tort, ni
ornières pour t’agripper. Et encore
pendant que ton sourire blesse, avec
un vouloir de pleurs, qui mène la chanson
une misère brodée de blanc
Temps, plus moëlleux que la grâce
de mon ventre, son faire en te trop-faisant,
pendant que tu te dresses fort.
(Il tempo può fermarsi, auto-traduction it., de : “Sleep”
– une version aussi dans le Nouveau recueil)
Amelia Rosselli dice Amelia Rosselli (gitz6666).
∗∗∗
Et aussi, proposé par Edoardo Sanguineti :
Corrado Govoni
souffle d’éventail
Près d’un canal une fillette triste
aux yeux en amande, fleurs de lotus,
suavement désenfile de son koto
des sons comme grains d’améthyste.
L’aube, de ses mains ornemanistes
teinte avec soin le paysage inconnu
et le soleil surgit pareil à un ex-voto
bordé de filets violacés-bistres.
Des boqueteaux de graciles arbustes
frémissent tous d’ignorés oiseaux,
semblables parfois à des piverts ;
et c’est un matin paisible et clair
presque comme les aubades d’Outamaro,
le peintre dit des Maisons vertes.
crépuscule sur le Pô
Comme un fruit mûr tombe le jour.
Du pont qui enjambe le fleuve sonne un cor.
Avec un fracas de cascade élevée
un train perce le vide sur la voie ferrée.
Les bruits par le silence sténographe
s’effacent comme figures d’un cinématographe.
Le vent travaille ses gammes de flûtiste.
Le ciel est prompt autant qu’un transformiste.
L’eau qui court court à la mer
se teint le visage de lilas crépusculaire.
Dedans, les maisons mirent à la rive
leur image qui semble fugitive.
Dans une barque pleine de légumes
pendant que les maisons de lumières s’allument,
une femme avec un éventoir mangé aux mites
pousse le feu sous sa vieille marmite.
De : “les feux d’artifice”
1
Promenade romantique
Un trio de sœurs scrupuleuses
se sont assises parmi les roses.
En chemin ont mangé du massepain
et des figues fraîches sur du pain,
et ont cueilli des primevères
à enfiler dans leurs livres de prières.
Elles font la sieste dans la cour pavée
d’un château rouge tout déchaussé,
près d’une petite grange
où une jeune enfant doit s’appeler Solange.
– Ah, si nous avions cette belle vachette,
qui fait si bien du lait! Et cette courgette
Dieu sait comme elle doit être bonne frite! –
Sais-tu sais que tu pèches par désir ? Chut!
Allons plutôt visiter les salons
du château! Sur les marches attention! –
Les couloirs sont pleins de cadres écaillés
et de lambeaux d’étoffes bariolées.
Une pièce contient une cage à araignée
et des bouts de miroir encore argentés.
La plus jeune des sœurs hors piste
en cache deux dans son mouchoir de batiste,
tout heureuse. Un chat-huant s’enfuit
par le plafond. En bas dans le pré ça mugit.
– Regardez, une perruque! – Jette-la donc,
elle peut te faire avoir des boutons! –
Les heures doucement descendent la pente du Carmel
du jour comme des brebis à la blanche laine.
Dans la chambre la plus solitaire
poussière et mouches ont tant vicié l’air
que les sœurs pour pouvoir mieux respirer
ouvrent une fenêtre sur les prés-salés.
2
Crépuscule ferrarais
Le minou s’étire sur le rebord
en bâillant dans la vitre à miroir.
Dans la marmite de terre moussue
le géranium ouvre ses fleurs embues.
Le rideau de la chambre étale
ses roses de fine percale.
Les portraits qui savent tant d’histoires
sont disposés en éventail de mémoires.
Dans le calme plat de la psyché ornée
la lampe semble un navire coulé.
Sur le toit d’une proche maisonnette
au bout d’une perche une girouette
agite ses ailes comme un oiselet
pris par les pieds dans un lacet.
Très haut, en l’air, depuis les remparts
cabriolent des cerfs-volants pleins d’art.
Les hirondelles murmurent dans les nids.
Un grillon au jardin fait son cricri.
Le ciel enferme dans un filet d’or
la terre comme un insecte chanteur.
Parmi de jaunâtres écumes, dans la glace
la pieuvre de la lampe remonte à la surface.
La tristesse s’appuie contre un accoudoir
pendant que les églises bercent le soir.
(1905)
Corrado Govoni, Il Palombaro (Symphony DSCH).
air de danse en mélancolie
La vendange du couchant fait don à la verrière
du dernier ambré grappillon crépusculaire ;
le ciel inaugure sa palpitation d’étoiles
comme une immense géométrie de neige.
Deux blanches colombes qui roucoulent sur la gouttière
font croire un instant à l’âme qu’elle est comme au jour de la première communion ;
ma joie est une marmotte qui danse sans excitation
sur l’épaule d’un savoyard qui fait pleurer sa vielle.
L’ombre compatissante avec son voile noir
s’assied au chevet de ma tristesse,
essayant de me consoler avec des mots de gentillesse
que la pendule dément de son déni sans espoir.
L’ampoule nue en frissonnant rince
sa maigre virginité dans le miroir comme en un flot profond,
pendant que des fleurs essuient la sueur de sang de leur front
dans le suaire charitable de l’eau.
Automne
Ô triste vent!
Voltigent comme des volants
les fruits ailés des samares.
Entre les arbres le froment
s’étend au loin très loin
comme une verte neige d’astres.
Les oies en triangle s’en vont
en nombre pair
vers les marais.
Adieu beaux nuages klecksographiques!
Adieu beaux couchants de cinabre!
Crissent sous les pieds
les petits obus des glands
(pensez au fils prodigue!).
Un triste refrain siffle sur ta lèvre.
Adieu belles nuits cryptographiques!
Et le sommeil qui ne vient plus…
Oh mais quand tu seras là>
et mettras entre les draps
des bouquets odorants de lavande!
Corrado Govoni, La Trombettina (Alamano Capecchi).
beautés
Le champ de blé n’est si beau
que parce qu’il y a dedans
les fleurs de coquelicot et de vesce ;
et ton pâle visage
parce qu’il est tiré un peu en arrière
par le poids de ta longue tresse.
le soleil
Pendant que les bœufs labourent la terre luisante et brune,
énormes incertaines choses blanches tombées de l’œuf de coton de la lune,
saluée par les rauques coqs tôt réveillés
et saluée par les fouets des charretiers
qui claquent fort parce qu’imbibés de gouttes
rassemblées dans la nuit le long de la musicale route,
entre les peupliers, éternels inquiets pâles, elle est douce ta basse face
ronde de saine joie, brillante de grenache.
matin avec colombe imposée
“Colombe qui as les ailes d’argent”
ô colombe qui éveilles la lumière
avec tes ailes d’ange lascif
et apprends comment roucoule des mots
d’amour le vent aux feuilles et à l’herbe
“colombe qui as les ailes d’argent”
tu as les pattes fleuries de corail
et tu entraînes des colliers de sanglots
recouvrant de pudeur la rosée
tu gonfles l’ardoise de tes lisses plumes
tu emportes le toit roucouler au paradis
l’anneau de ton col est pour la terre le soleil
est une plume que murmure la mer
“colombe qui as les ailes d’argent”
colombe cendrée
tes pattes sont imprégnées d’aurore
de tes sanglots est enflé le matin
ô colombe qui détaches la lumière du chéneau
et la tapes et la fais vivre et la lances
avec un battement d’aile blonde
éternelle assoiffée d’amour colombe
martèlent la soif les cigales
pour toi de courageuses femmes nues
brilleront pour toi des gués limpides
“colombe qui as les ailes d’argent”
si dans le trèfle glapira le renard
dénonçant la lune parmi les fougères
qui cache ses fautes nocturnes
“colombe qui as les ailes d’argent”.
automne
Je suis tout épuisé
par le dur labeur solitaire
d’extraire la lumière chaude d’une femme
qu’elle ne s’écoule pas en pleurant
me glaçant pieds mains et cœur
hors de toute cette boue aqueuse alentour
fervent malchanceux inepte
pendant qu’un sein riait parfait
et que de la fraise brune du mamelon
j’ôtais le dernier petit nœud
l’autre restait laid et aveugle
comme une petite noix de coco
glorieusement nue était une jambe
mais l’autre était enserrée
dans une atroce jupe
de chiffons de lanternes ferroviaires
les yeux étaient deux pures aigues-marines
mais le lièvre barbarement tué
par moi avec la crosse du fusil
se vengeait sur sa bouche
inébranlable à l’horreur de mes baisers
à me faire sombre déçu dans le sang
par les verres d’hiver filé
avec mon visage de poisson asséché
annoncée par les coqs
de nausée des fanaux
je t’attends comme une aube sale ô brume.
le roitelet
En haut, en bas, il va et vient toujours inquiet,
fouille et becquette parmi les ronces :
ici une graine, là une goutte et une feuille
sans que de manger il ait très envie,
sans savoir s’il vole ou s’il marche.
Il ressemble aux filles les plus vives :
on ne les arrête qu’avec des baisers.
Corrado Govoni, La primavera del mare, voce di Karl Esse (Sergio Carlacchiani).
* * *
La pluie est ton habit.
La boue est tes souliers.
Ton fichu est le vent.
Mais le soleil est ton sourire et ta bouche
et la nuit des foins tes cheveux.
Mais ton sourire et ta peau chaude
est le feu de la terre et des étoiles.
Trad. de l’italien : J.-Ch. Vegliante
Présentation de l’auteur
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