Aux « rives de l’ailleurs »
Cet ouvrage rassemble des poèmes composés entre 2003 et 2005, inspirés pour les premiers par la peinture, pour les suivants par la musique ; il prolonge la démarche entreprise dans de précédents livres. Chacune des deux sections compte 18 poèmes de quatorze vers libres, segments de phrases ou syntagmes nominaux brefs, comptant le plus souvent 4 à 7 syllabes. On devine que le poète veut, par ce laconisme quasi asyntaxique, construire le poème comme un collage d’éléments décontextualisés, ramenés à l’essentiel. En témoignent l’usage fréquent du zeugme (« La soif et l’amitié », p. 14 ; « colonnes de présence », p. 31), de l’article défini de notoriété (« le geste de la liberté », p. 14 ; je souligne), les hypallages (« Arcades patientes », p. 32 ; « Colline indicible », p. 37), les éléments descriptifs souvent en apposition, les constructions duales (un grand nombre de vers sont formés de deux termes coordonnés par « et »).
Chaque poème de la première section est coiffé du nom du peintre dont les toiles l’ont inspiré. Cette association fait surgir dans l’esprit du lecteur, au cours de sa lecture, l’image d’une chimère composée des œuvres du peintre qui lui sont familières. Ainsi, le lecteur se fait un Chagall imaginaire des Chagall fondus dans le poème de la p. 23, et s’il n’a pas précisément en tête « The Ludwigskirche In Munich », il voit en son for intérieur une toile de Kandinsky, le poème lui fournissant juste assez d’éléments évocateurs pour que cette toile intérieure représente une église comme la toile originale. En consultant un fonds d’images numérisées, on devine que le poème de la p. 26 fait se rencontrer des toiles appartenant à différentes séries (rurale, circassienne et inspirée de l’iconographie orthodoxe) de Rouault, comme le poème suivant condense les estampes que ce peintre a réunies dans son ouvrage spirituel Miserere.
Je crois reconnaître en « An Die See Und An Die Sonne » (« Vers la mer et le soleil ») la toile de Kandinsky qui a inspiré le poème de la p. 24. J’y vois ce que B. Grasset a traduit par « l’angle du matin ». Mais le poème m’avait évoqué une tout autre image. Faut-il y voir un échec du poème ? Non, s’il avait vocation à autre chose qu’à produire dans mon esprit une représentation mimétique de la toile. Le poème de la p. 14, inspiré, à ce que je devine, par une « Cène » du Tintoret, montre comment le poète, à l’instar du peintre, amalgame l’ensemble des épisodes formant un récit (en l’occurrence, tentation au désert, dernier repas, trahison, calvaire) en peu de lignes, épurées autour de quelques suggestions. B. Grasset ne cherche pas à traduire la toile en poésie verbale, il la filtre, en recueille des parcelles dont il fait une chose autre. La représentation picturale est pré-texte et prétexte, les toiles se fondent dans les « paysages intérieurs » (« Avant-propos », p. 8) du poète, paysages entraînés dans le mouvement d’une quête à caractère mystique, « la recherche, à travers un autre langage, d’un lointain qui murmure le sacre de l’aurore » (Ibid.).
Ce murmure sacré, le croyant croit l’entendre bruisser dans les représentations de l’histoire sainte comme dans des toiles qui me semblent être profanes. Le poème de la p. 24 mentionne un « sablier [qui] murmure ». Ce sablier, je ne le retrouve pas dans la toile de Kandinsky précitée qui, comme je l’ai avancé, a sans doute inspiré le poème. On retrouve un « horizon [qui] murmure » p. 28, dans un poème qui me paraît inspiré de « Paysage avec barque sur l’eau » de Rouault, où je ne saurais dire si l’horizon murmure. Dans le « Paysage aux deux chênes » de Van Goyen, le poète voit que « Dans les feuillages / Souffle le vent. Un poème s’élève. » (p. 16) ; je ne vois rien de cela. Même remarque concernant le poème de la p. 17, issu de la fusion de toiles de Van Goyen, où intervient un « Je » qui « écoute le vent » (un message, sans doute), jusqu’à ce que la fin du poème évoque des mots qui résonnent comme une « alliance » de la terre et du ciel. Il est convenu de dire que le poète voit ce que le non poète ne sait pas déceler ; appliquée à une poésie religieuse, cette tradition relègue l’athée dans l’erreur et l’aveuglement, ce avec quoi je ne saurais m’accorder. Renseignements pris, il s’avère que Chagall, Kandinsky, Rouault (pas Van Goyen) ont peint des épisodes bibliques, mais pas nécessairement dans les toiles précédemment citées. Je ne sais donc dans quelle mesure B. Grasset extrapole, je ne sais s’il y reconnaît l’expression des convictions religieuses des peintres, ou s’il y ajoute des souffles, des murmures, donc des messages (peut-être les « signes » qui sont régulièrement mentionnés au fil du recueil) pour tirer les toiles, avec ses poèmes, dans une direction mystique. Si, parmi les toiles inspiratrices, il en est de profanes, le lecteur athée pourra être froissé par la liberté qu’aura prise l’auteur de leur attribuer une dimension qui n’était pas dans les intentions du peintre ; reste que chacun est absolument libre d’entretenir avec une œuvre d’art une relation qui lui est personnelle, qu’il se choisit, sans considération des intentions de son créateur, car les intentions des artistes ne peuvent prétendre circonscrire les effets de la culture qu’elles ont produite. Le poème de la p. 11, inspiré de Fra Angelico, est sans doute issu de la contemplation d’une Nativité ou d’une Annonciation ; dans le second cas, je dirais qu’il s’agit plutôt de celle du Musée de la Basilique Santa Maria delle Grazie que de celle du couvent San Marco car, s’inspirant de celle de San Marco, comment ne pas se saisir des couleurs délicieuses et surprenantes des ailes de l’ange ? Si je digresse ainsi pour parler de mon Fra Angelico, c’est pour amener l’idée que nous ne voyons pas tous la même chose lorsque nous contemplons une même toile, et que nos voyages parmi les œuvres suivent des logiques variées. B. Grasset y voit les signes et le sens que sa foi lui fait rechercher, et que l’athée que je suis n’y cherche pas, concentrée sur d’autres aspects, où le mysticisme n’intervient que comme clé de lecture historico-sociologique de compréhension des conditions de conception et de réception des œuvres.
B. Grasset semble vouloir que sa poésie participe au murmure mystique auquel il croit, ce qui explique peut-être le titre de Refrain. Littré nous apprend que le refrain, étant étymologiquement lié au latin refringere (« briser », d’où « se réfracter »), est aussi ce qui se réfléchit, se répète. Plusieurs poèmes sont encadrés de deux vers qui se font écho : « Un homme s’éloigne […] Un poème s’élève » (p. 16), « L’eau et le ciel, […] La terre et le ciel » (p. 17), « Arcades de présence, […] Arcades de sérénité. » (p. 25). Ces échos aux frontières des poèmes sont structurants, analogiques ; ils disent un ordre du monde révélé (selon le croyant) ou inventé (selon l’athée) par le poète. Dans le poème inspiré de J. Van Ruisdael se superposent diverses mesures du temps : « Les arches du temps », « le pas des hommes », le début des moissons et l’attente de l’aurore ; c’est en cette conjonction de temporalités que le poète veut « Guetter les signes », entendre « L’appel du secret » (p. 18). B. Grasset fait se réfléchir les toiles les unes dans les autres ; ainsi de « Paysage avec pont de pierre » et de « Philosophe en méditation », deux toiles de Rembrandt que son poème articule autour d’une virgule, créant un mouvement circulaire depuis le « paysage » vers le cabinet de travail du philosophe, lui-même assis de façon à observer ce qu’il y a – un paysage peut-être – au-delà d’une large fenêtre.
Autre forme de refrain : la répétition de mots porteurs d’une charge symbolique spéciale dans le cadre de la référence chrétienne ; on peut voir dans cette espèce de litanie la traduction d’un exercice spirituel de l’auteur. L’écriture des poèmes aurait donc valeur d’ascèse pour celui-ci. Mais il ne peut s’agir d’une démarche uniquement personnelle, puisqu’il propose ces textes à la publication. Le poète est martyr au sens grec du mot, il est « témoin », comme en écho aux martyrs de l’histoire chrétienne qui peuplent le recueil (p. 13 et 20). « J’écoute, je marche / Témoin bouleversé / Attendant l’aurore. » (p. 36). Ainsi, le poète convie le lecteur à suivre son chemin de croyant depuis les « rives de l’ailleurs » (p. 20) ; libre au lecteur de prendre le large à ses côtés, ou de demeurer sur le littoral, en retrait, pour observer à distance son cheminement.
La quatrième de couverture de Recueillement exprime le projet de ce précédent ouvrage de B. Grasset 1Éditions du Petit Pavé, 2005., par l’emploi figuré des termes habituel dans le discours spirituel : « Recueillement demeurera mon chant des profondeurs. Qu’il puisse rejoindre ceux qui cherchent dans les méandres du monde, incliner le regard du côté du mystère et laisser la trace, dans la neige du silence, du pas de l’Ami. » La quatrième de couverture de Refrain annonce que B. Grasset est l’auteur « d’une vingtaine de recueils inspirés librement de l’Écriture », mais il n’est nulle part signifié que le livre est intégralement orienté par la recherche spirituelle de l’auteur. Ainsi, le poème de la p. 40 renvoie à « Bruckner, Symphonie no 9 en ré mineur », sans dire qu’elle fut dédiée à Dieu par le compositeur. Celui de la p. 46 renvoie à « O. Messiaen, Quatuor, V », pour référer au Quatuor pour la fin du temps, partie « V. Louange à l’Éternité de Jésus ». B. Grasset parle de la « Poignante lenteur, / Violon et piano » qui accompagne le retour de l’« Ami », Jésus, ce qui correspond bien à ce « mouvement très lent [qui] réunit le violoncelle et le piano ». J’ignorai les convictions ou les sources d’inspiration des peintres et compositeurs choisis par l’auteur (selon des critères spirituels et non pas seulement esthétiques, apparemment), et c’est l’Internet qui m’a renseignée à ce sujet ; j’aurais préféré qu’une mention explicite sur l’ouvrage m’apprenne d’emblée son orientation religieuse, afin d’entrer dans la lecture en connaissance de cause.
Peu de lecteurs auront en tête tout, ou seulement partie, du répertoire pictural et musical qui a inspiré le recueil. Je suis partie presque sans bagage, mais je suis revenue souvent sur mes pas, l’Internet à mes côtés, pour repasser devant ce que j’avais vu à mon premier passage, afin d’élargir ma compréhension de la démarche de B. Grasset. D’autres lecteurs, qui n’ont ni culture religieuse, ni article à écrire, ne feront pas ces allers-retours. La proposition de B. Grasset, s’adressant de façon privilégiée à une communauté nourrie de culture religieuse, a des chances de rencontrer son public malgré cette difficulté. Par le lectorat le plus large, l’ouvrage sera peut-être perçu comme élitiste car, considéré comme une invitation à découvrir des œuvres, il demande au lecteur de faire un effort, de passer à l’action de la découverte pour co-construire une culture artistique commune avec l’auteur.
La seconde section, où l’auteur fait référence à des compositeurs, non plus à des peintres, associe de façon récurrente les trois termes : souffle, jardin, souvenir. Cette importance du souvenir est peut-être à relier au fait que les poèmes de cette section semblent avoir un point d’ancrage autobiographique. Il me semble qu’ils réfèrent au moment vécu par l’auteur, alors qu’il écoutait la musique, plutôt qu’ils n’évoquent la musique elle-même (on pourrait en effet interchanger les noms des compositeurs sans que cela modifie la réception du poème, ce qui n’était pas le cas dans la section I). Le lien du texte avec l’œuvre musicale à laquelle il est associé est nettement plus lâche que lorsqu’il s’agissait de peinture, les caractéristiques qui spécifient les œuvres sont quasi inexploitées. Pour cette raison, ces poèmes pourraient être moins dépendants de la culture du lecteur que ceux qui étaient liés à la peinture, et donc plus généralement accessibles.
- Thierry Le Pennec, Un Tour au verger - 4 janvier 2019
- Refrain, de Bernard Grasset - 18 octobre 2017
Notes