Sammie Bordeaux-Seegerest membre de la grande nation Sioux, et plus précisément Lakota Sicangu (Brûlé).
Elle a enseigné plus de 15 ans l’anglais à l’université Sinté Gleshka (Spotted Tail ou queue tachetée, d’après le nom d’un leader bien connu s’étant opposé à l’avancée des colons en territoire Sioux) sur la réserve de Rosebud dans l’état du Dakota du sud et désormais elle se consacre à la fabrication de « quilts » Indiens (de la courtepointe traditionnelle à la création d’art plastique) et à l’écriture. Elle a obtenu un master d’écriture créative de l’institut des arts amérindiens de Santa Fé, établissement qui forme tant de jeunes talents Indiens à diverses disciplines artistiques et dont sont issus de nouvelles générations d’artistes Indiens depuis quelques décennies. Rosebud en tant que territoire Indien souverain possède sa propre université comme d’autres réserves Indiennes en possèdent aussi. Cela fait partie de la détermination Indienne à conserver langues et cultures, à éduquer selon les principes Indiens tournés vers le collectif au contraire du tout compétitif et de l’individualisme pratiqués dans les universités américaines.
La façon dont Sammie explique comment enseigner l’anglais, langue de l’envahisseur et du colon, aux étudiants Indiens est très touchante. Il est en effet paradoxal pour un Indien d’enseigner la langue de l’oppresseur ! Mais dans un tel contexte, et pour rendre service à la communauté tribale, mieux vaut connaître la langue des colons plutôt qu’être à la merci de paroles et de promesses jamais tenues. Aussi Sammie a‑t-elle commencé par faire lire les traités signés avec l’armée et le gouvernement américain au 19ième siècle qui restent effectifs et toujours en vigueur aujourd’hui. Ces traités de Fort Laramie (1851 et 1868) furent signés afin de permettre l’accès aux blancs au bassin de la rivière White Powder dans le Wyoming et le Montana. Permission de simple passage donc, en échange de soins médicaux, d’écoles, de « loyers » pour le territoire emprunté, sans que les droits à la terre et à l’eau ne soient interdits aux Indiens « aussi longtemps que l’herbe pousserait ». Ceci pour encourager les étudiants à formuler des phrases correctes et précises, à les organiser en essais avec transitions, thèses accompagnées de preuves. Sachant faire cela ils deviennent compétents et comprennent le procédé d’écriture comme de lecture critique, qualités qui sont ensuite mises au service de leur communauté tribale.
Sammie Bordeaux s’inscrit dans ce mouvement de « story telling ». Raconter une ou des histoires comme on le fait traditionnellement dans les cultures Indiennes. Les histoires contiennent tout ce qu’il faut savoir et apprendre. Et chez les Indiens, pour les raconter ou les chanter, il faut parfois plusieurs jours. Ces histoires n’ont pas le caractère linéaire qu’on leur connaît dans la tradition occidentale. Elles obéissent à la circularité, à la logique des cycles. Ce type de narration permet la répétition, les diversions, des sauts dans le temps ce qui crée des élans, des rythmes, des énergies et une certaine intimité que les structures occidentales ne connaissent pas. Mais au sein de la narration à l’Indienne, il existe aussi des mouvements linéaires qui autorisent une approche plus émotionnelle.
Il me semblait important de présenter et commenter un poème de Sammie Bordeaux qui, comme dans certains textes de Joy Harjo ou de Louise Erdrich par exemple, brouille les calendriers et confond passé, présent et futur. Le narrateur est dans un cimetière qui appartient à un « blanc » mais pourrait être acheté par l’acteur Johny Depp. Des sacs plastique volètent au-dessus de tombes de femmes et d’enfants Sioux Lakota massacrés par l’armée américaine. L’une de ces tombes est celle d’un parent du narrateur. Le temps apparaît ici comme un nœud fait de ce qui est arrivé, arrive et pourrait arriver, le tout pris entre tradition et « modernité », entre mémoire et futur, entre ancêtres et contemporains, mais c’est exactement la façon dont il en a toujours été dans les sociétés Indiennes. Le but ici n’est pas de tirer les larmes au lecteur submergé par la cruauté des faits historiques et la nostalgie d’un « paradis terrestre » comme parfois l’univers amérindien avant Colomb est décrit. Ce poème n’a pas le pouvoir magique de guérison facile et rapide, mais il invite chaque lecteur-trice à faire face à sa propre vie, ses souvenirs, ses comportements et les complicités établies avec telle ou telle personne. De façon peut-être à se reconnaître une identité, et par là savoir qui il-elle est afin de savoir comment vivre « bien dans sa peau ».
Ce poème met aussi en évidence le rapport, le contraste, entre Indianité et « blanchitude ». Il met aussi en évidence la boisson amère du deuil, du traumatisme (le café siroté) édulcoré avec la cendre de ce qui est brulé pour accompagner prières et méditations (sauge, sweetgrass, tabac). Mais dans un endroit aussi chargé que Wounded Knee, malgré l’automne et sa froidure, il est impossible d’avoir plaisir à boire cette boisson chaude, aussi elle est versée sur le sol. Peut-être s’agit-il d’une offrande aux morts.
Mais le poème ne s’appesantit pas sur cet état d’âme, aussitôt l’humour mordant nous réveille avec l’absurde : Johnny Depp acquéreur d’un terrain farci de cadavres. Humour teinté de rage et de douleur bien entendu, Johnny Depp arrive trop tard pour sauver les femmes et les enfants de leur vivant, et leurs fantômes ne sont pas à vendre ainsi que les Black Hills et tous les sites sacrés pour les Sioux, qui à ce jour refusent toujours l’argent proposé par le gouvernement américain depuis des siècles afin de les indemniser de la perte des lieux considérés comme l’origine et le berceau du peuple Sioux. « One doesn’t sell the earth the people walk upon » (on ne vend pas la terre sur laquelle le peuple marche) disait Tashunka Wikto (Crazy Horse). Conclusion : la terre leur a été volée, pas besoin de déguiser la réalité avec une somme d’argent qui n’est que cache-honte ou manipulation afin de se donner un semblant de légalité.
The Report from Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee, October 18, 2014)
We tell stories of people who ended up here.
Black Elk’s wagon went by two days later.
Charles Eastman was asked to come here.
Joe Marshall’s grandpa came by a week later.
Big Foot’s wife, shot seven times, survived,
escaped from here. She made it to Rosebud.
I find the one grave that holds a relative of mine.
His name in Lakota would be Cikala.
Sip my coffee and it tastes like greasy soup, wahumpi.
It tastes like all the food at the end
of the night. It tastes like dead animals
and braided grass and ashy leaves
and tobacco smoke.
I pour it out slowly, letting the ground absorb it.
It’s the Moon of Leaves Falling and the ‘Knee is fading.
Grass that was green a week ago is dying.
Plastic grocery bags filled with empty water bottles,
used toilet paper, candy bar wrappers,
blow around this grave.
Oglalas come up from the housing area
ask us where we’re from.
I tell them, “Rosebud,” and they move on.
Faintly I hear them tell the tourists stories
of massacre and occupation.
Three good roads converge below this hill.
This is one of those places where people end up.
They’re lost in Oglala land and end up here.
Survivors end up here, in a valley between these hills,
near water.
Standing on this grave reading Lakota names
written on white concrete plinth, in English,
thinking we still have classrooms half-full of people
whose names are carved into this concrete.
All the white people begin to cry.
Four dry-eyed Natives just stare at them.
Johnny Depp wants to buy this place,
the white owner wants to sell it.
Two million dollars to purchase a hill full of bodies,
and only half those who didn’t survive.
Can you own the dead?
Does he know the women and children
are finally hidden and safe?
Someone has to tell Johnny Depp
you can’t buy ghosts.
Without them it is only
a fence made of prayers,
some stones,
a long story on a map,
a place where humans and spirits converge,
where water still tastes tainted.
“She came back and she was all STD’d up,”
Joe, the impromptu tour guide tells us,
pointing at Lost Bird’s grave stone.
She died in California,
another one who ended up here.
We would wrap them in hides, rested on scaffolds.
Years would pass while their bodies broke down.
Each bier leaning crookedly as, one by one,
the legs rotted, fell.
Their remains would last to this century,
longer than anyone could remember their faces.
But their faces would still be on the heads
of the relatives who came to visit them.
Their bodies would still be lying
scattered on the ground.
Tiny, baby-sized bundles of bones
rattling inside rain-hardened deer hides.
Reportage depuis Cankpe Opi Wakpala (Wounded Knee*, 18 Octobre 2014)
Nous racontons des histoires de gens qui finirent ici.
Le chariot de Black Elk* passa deux jours plus tard.
On demanda à Charles Eastman* de venir ici.
Le grand-père de Joe Marshall* passa une semaine plus tard.
La femme de Big Foot*, atteinte de sept balles, survécut,
s’échappa d’ici. Elle réussit à atteindre Rosebud*.
Je trouve une tombe qui enferme un membre de ma famille.
Son nom en Lakota serait Cikala*.
Je sirote mon café qui a le goût de soupe grasse, wahumpi.
Il a le goût de toutes les nourritures à la fin
de la nuit. Il a le goût d’animaux morts,
d’herbe tressé, de feuilles en cendre
et de fumée de tabac.
Je le verse lentement, laisse le temps à la terre de l’absorber.
C’est la Lune des Feuilles qui Tombent* et le ‘knee’ s’évanouit.
L’herbe qui était verte une semaine auparavant est en train de mourir.
Des sacs plastique remplis de bouteilles d’eau vides,
du papier toilette usagé, des emballages de barres de céréales,
s’envolent autour de cette tombe.
Des Oglalas venus de la zone des logements
nous demandent d’où nous sommes.
Je leur dis : Rosebud, et ils s’en vont.
Je les entends faiblement raconter aux touristes des histoires
de massacre et d’occupation.
Trois routes convenables convergent sous ces collines.
C’est un des endroits où les gens finissent.
Ils sont perdus en terre Oglala et finissent ici.
Les survivants finissent ici, dans une vallée entre ces collines,
près de l’eau.
Debout sur cette tombe, à lire des noms Lakota
écrits sur un socle de béton blanc, en anglais,
je pense que nous avons encore des salles de classe remplies pour une moitié
de gens dont les noms sont gravés dans ce béton.
Tous les blancs commencent à pleurer.
Quatre Indiens aux yeux secs les fixent du regard.
Johnny Depp veut acheter cet endroit,
le propriétaire blanc veut le vendre.
Deux millions de dollars pour acheter une colline pleine de corps,
et seulement la moitié d’entre eux qui n’ont pas survécu.
Peut-on posséder les morts ?
Sait-il que femmes et enfants
sont finalement cachés et en sécurité ?
Quelqu’un doit dire à Johnny Depp
tu ne peux pas acheter des fantômes.
Sans eux il s’agit seulement
d’une barrière faire de prières,
quelques pierres,
une longue histoire sur une carte,
un endroit où humains et esprits convergent,
où l’eau a encore un sale goût.
« Elle est revenue complètement MST-isée »,
nous dit Joe, le guide impromptu.
Elle est morte en Californie,
une autre qui a fini ici.
Nous les enveloppions dans des peaux, les déposions sur des plateformes funéraires.
Des années passaient pendant lesquelles leurs corps se cassaient.
Chaque civière de travers, penchée jusqu’à ce que, une par une,
les jambes pourries, tombent.
Parvenus jusqu’à ce siècle, leurs restes ont duré,
plus longtemps que ce que quiconque pouvait se souvenir de leurs visages.
Mais leurs visages étaient encore sur les têtes
des membres de la famille qui venaient leur rendre visite.
Leurs corps sont encore allongés
éparpillés sur le sol.
Minuscules, les ballots d’os de la taille d’un bébé
cliquètent dans les peaux de daims durcies par la pluie.1
Ce poème est qui sait le résultat plus de l’art du quilt que de techniques d’écriture, ou bien pour le dire autrement, poésie et art du quilt se rejoignent et sont la marque de Sammie Bordeaux, tant dans ce poème elle sait agencer les couleurs, les formes, les ombres et la lumière, afin de façonner un motif harmonieux dans son ouvrage. Mais avant la courtepointe, il faut du fil, et pour s’en procurer, il faut aller en ville, hors de la réserve :
Buying Thread
The white lady at the cash register
does not know whether to watch you, follow you, ignore you.
It’s been this way in every store in Rapid City—Racist City.
You don’t know whether to continue
to browse, to buy the thread you came here to buy.
Other people come in behind you,
white ladies who are greeted, welcome.
Maybe they are regular customers,
or strangers? You don’t know. White greets white.
You don’t know whether to spend your money here
or walk out.
Maybe they have followed other Indians through the store
watching a spool of thread disappear in a pocket.
You consider leaving the store,
thinking of your students and if they were here
would they consider the stolen thread an act of resistance?
Do you set an example by calmly finding the thread and buying it?
Do you set an example by stealing the thread?
Do you set an example by turning around,
walking out, going to an Indian-friendly store?
How do you proceed?
How much do you want the thread?
Acheter du fil
La dame blanche à la caisse
ne sait pas elle doit vous surveiller, vous suivre, vous ignorer.
Il en a été ainsi dans chaque boutique de Rapid City : Racist City.
Vous ne savez pas si vous devez continuer
à chercher, à acheter le fil que vous êtes venue ici acheter.
D’autres personnes entrent derrière vous,
des femmes blanches à qui l’on souhaite la bienvenue.
Peut-être sont-elles des clientes habituelles,
ou des étrangères ? Vous ne savez pas. Les blancs saluent les blancs.
Vous ne savez pas si vous devez dépenser votre argent ici
ou sortir.
Peut-être ont-elles suivi d’autres Indiennes dans le magasin
et vu une bobine de fil disparaître dans une poche.
Vous envisager quitter la boutique,
pensant à vos étudiants et s’ils étaient ici
considéreraient-ils le vol du fil comme un acte de résistance ?
Donne-t-on l’exemple en trouvant calmement le fil et en l’achetant ?
Donne-t-on l’exemple en volant le fil ?
Donne-t-on l’exemple en faisant demi-tour,
en sortant, en allant dans un magasin Indien ami ?
Comment procéder ?
Jusqu’à quel point veut-on le fil ?
A quel point veut-on faire partie d’une société, d’un pays raciste comme l’est les Etats Unis ? A quel point veut-on garder son identité, perpétuer ses traditions tout en vivant au 21ième siècle, à quel point est-on fier ou honteux d’être Indien. A quel point et jusqu’où trouve-t-on la force de faire face aux problèmes économiques sur une réserve sans sombrer dans le désespoir. A quel point et jusqu’où on se donne, on offre ses forces pour le bien de la communauté tribale souveraine afin que la culture et la langue des ancêtres soit transmise et que leurs luttes, leur résistance n’aient pas été vaines. Jusqu’à quel point l’écriture est l’arme d’aujourd’hui pour affirmer la beauté et la survie de ces peuples résilients au-delà de toute mesure humaine. A quel point ? La réponse ne veut venir que de personnes comme Sammie Bordeaux, exercés à la couture, à la broderie, à la courtepointe et à l’écriture !
Note
1. En hommage à ceux qui sont morts à Wounded Knee le 29 décembre 1890, une chevauchée de la mémoire est organisée chaque année qui se termine par une cérémonie au mémorial de Wounded Knee (sur la réserve de Pine Ridge, état du Dakota du sud). La nation Sioux est formé de trois branches : Les Nakotas, les Dakotas et les Lakotas. Les Lakotas sont les Sioux de l’ouest, des plaines, et sont organisés en sept « foyers », Les Sičháŋǧu (Brulé), les Oglàla (signifiant les dispersés), les Hunkpapha (signifiant extrémité du campement), les Sihasapa (Blackfoot, pieds noirs) — ces quatre étant des bandes avec des sociétés guerrières – plus trois bandes sans vocation guerrière et plutôt « agriculteurs » : les Itazipcho (sans arc), les Oohenunpa (deux marmites), et les Miniconjou (ils plantent près de l’eau).
Wounded Knee creek : rivière » Genou Blessé », littéralement, qui a donné son nom au lieu de massacre perpétué non loin de ses rives en 1890.
Black Elk (Heȟáka Sápa), petit cousin de Crazy Horse, né en 1863 et mort en 1950, fut blessé à Wounded Knee le jour du massacre. Il devint un homme-médecine, un wičháša wakȟáŋ. Son livre écrit avec John Neinhardt, Elan noir parle, est un bestseller des années 70.
Charles Eastman, 1858 –1939, (né Hakadah et plus tard nommé Ohíye S’a) était un écrivain et médecin Sioux Santee (Dakota) venu soigner les blessés à Wounded Knee après le massacre.
Joe (Joseph) Marshall (Lakota Sicanju-brûlé) est un écrivain sioux auteur du roman intitulé l’hiver du feu sacré
Big Foot (Si Tanka), 1826–1890, était un « chef » de la tribu Lakota des Miniconjous parti avec Sitting Bull se réfugier au Canada. Mais les conditions de vie ne permettaient pas aux membres de la tribu de se nourrir correctement et beaucoup mourraient aussi fut prise la décision qu’il mènerait 350 personnes de sa tribu vers Pine Ridge plus au sud(bien que souffrant de pneumonie), la réserve de Red Cloud, le guerrier Oglala dont les membres étaient des adeptes de la danse fantôme. Cette danse était interdite par les autorités du gouvernement et c’est à ce titre que la troupe de Big Foot fut interceptée par l’armée puis massacrée.
Rosebud : Réserve des Sioux Lakota Sicanju (Brûlés) dans le Dakota du nord, non loin à l’est de la réserve des Sioux Lakota Oglalas de Pine Ridge.
Cikala : petit ou petite en langue Lakota
Lune des feuilles qui tombent (grosso modo octobre) : les Indiens ne divisaient pas l’année en 12 mois mais en 13 lunes, chacune portant le nom de ce que la nature montrait à cette époque de l’année.
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