Par Béatrice Machet, (toute ma gratitude envers Emerald qui a répondu à mes questions, et mes remerciements envers les sites qui ont publié sa poésie.)
Emerald « noquisi ( ᏃᏈᏏ)» GoingSnake est une poètesse membre des nations Cherokee (Ah-ni-ki-tu-wa-gi ou Giduwa) et Mvskoke d’Oklahoma. Elle a été membre du panel de la conférence 2022 de la Western Literature Association et ses poèmes ont été publiés dans le Tribal College Journal, sur Poem-a-Day (Academy of American Poets), surTerrain.or, etc. Emerald est actuellement en troisième année d’études à l’Institute of American Indian Arts de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, où elle s’essaie à la fois à la poésie et à la non-fiction créative.
Elle prévoit d’obtenir une maîtrise en création littéraire après l’obtention de sa licence. Le 18 juillet 2024, Emerald a reçu le prix Maureen Egen Writers Exchange de poésie, ce qui la propulse à la connaissance des agents littéraires, des éditeurs, c’est donc une occasion d’avancer dans sa toute jeune carrière de poète. Elle a entrepris l’écriture d’un manuscrit de poésie intitulé « In Memory » (en mémoire). À propos du travail d’Emerald GoingSnake, Jake Skeets (poète Navajo) a déclaré : « Ces poèmes sont une incarnation, chaque pause et chaque battement sont quelque chose de ressenti, comme une danse, ou comme deux oiseaux se balançant dans les airs. Les poèmes placent la poésie autochtone en dialogue avec le paysage poétique américain plus large, dans ce qui semble être un timing parfait alors que nous nous tournons vers la langue pour aider à renforcer nos communautés. »
En outre, en 2023, Emerald a reçu une bourse de l’ I.N.A.P.O. ( association de poètes Indiens sous la responsabilité de Kim Blaeser), ce qui est le signe qu’elle a été remarquée et distinguée comme un talent émergent (tout comme Mary Leauna Christensen présentée dans cette rubrique, https://www.recoursaupoeme.fr/regard-sur-la-poesie-native-american-mary-leauna-christensen-une-jeune-et-nouvelle-voix/?print=print).
Il faut aussi noter qu’Emerald est la descendante du leader Cherokee du nom de Going Snake (à cette époque les deux mots étaient séparés ; en Cherokee : I‑na-du-na‑i qui s’écrit ᎢᎾᏚᎾᎢ selon l’alphabet Cherokee), né en 1748 sur le territoire Cherokee (actuelle Géorgie, près du lac Nottely) et mort probablement en 1840. Connu pour avoir été l’un des bras droit de John Ross (faisant figure de leader principal des Cherokees, alors considérés comme « civilisés » car ils avaient adapté leur mode de vie au modèle occidental en espérant ne pas être expulsés de leurs terres), Going Snake devint en 1808 le représentant du Conseil national pour le district d’Amohee (situé dans l’actuel comté de Polk, dans le Tennessee), puis Goingsnake fut élu en 1827 comme président du Conseil national. Les membres de l’équipe qui secondait John Ross essayaient par tous les moyens, négociations y compris, d’éviter la perte du territoire et la déportation du peuple Cherokee. Malgré les traités et les accords, trahis par le major Ridge, les Cherokees furent contraints de céder leurs terres et furent chassés par les forces américaines de leur patrie dans le sud-est des États-Unis. Going Snake, alors âgé de 80 ans, les accompagna sur la Piste des Larmes en 1838. Il construisit une nouvelle maison dans le territoire indien (Oklahoma), mais mourut peu de temps après son expulsion. La nation cherokee célébra sa mémoire en nommant l’une de ses subdivisions politiques qui devint en 1840 le « district de Going Snake ». Il a été enterré près de sa cabane, et le lieu de la tombe a été marqué plus tard par une pierre tombale portant l’inscription : « Chief Going Snake, Famous Cherokee Orator, Born 1758 ». (Chef Going Snake, célèbre orateur Cherokee, il semblerait donc qu’Emerald ait hérité de son talent à manier la langue). Une rue de Tahlequah, la capitale de la nation Cherokee sur la réserve qui lui a été allouée en Oklahoma, a également été nommée en son honneur.
Quitter les siens, sortir de sa réserve, n’est pas simple pour un membre d’une communauté Indienne. Les codes sociaux, les interactions et les modalités d’échange entre humains sont très différents à l’extérieur. D’un côté un principe de solidarité, de l’autre l’individualisme forcené et la compétition à outrance. C’est donc insécurisant, c’est faire l’épreuve de la solitude et du racisme. Et c’est aussi un sacrifice consenti par la communauté comme par l’étudiant‑e pour qu’un jour le savoir acquis puisse servir les intérêts des nations Indiennes. Emerald a expliqué pourquoi elle avait écrit le poème reproduit ci-dessous : alors qu’elle se retrouvait au Nouveau-Mexique pour poursuivre ses études, loin de chez elle pour la première fois, sa grand-mère s’est retrouvée placée dans un établissement de soins pour cause de démence. Le poème qui suit évoque ce moment de «deuil » en même temps que l’autrice s’adresse un poème d’amour, de bienveillance envers elle-même, une façon de ne pas sombrer dans la culpabilité, une façon de se concocter un remède contre la peine tout en gardant vivant le souvenir et le lien. Le titre vient d’un vers du poème de Frank O’Hara : « Katy », qui a été plus tard réutilisé par Roger Reeves et Ocean Vuong, ce dernier suivant le modèle de son aîné, c’est-à-dire qu’il a introduit son nom dans le poème lui-même (ce qui donne : Some day I’ll love Frank O’Hara ; Ocean, don’t be afraid.). Emerald dit : « Dans ma version, j’ai laissé tomber mon nom, permettant à l’amour, qui viendra un jour, de m’atteindre, d’atteindre ma grand-mère, d’atteindre ce moment dans le temps où je ressens une sorte de chagrin presque tous les jours. »
Someday I’ll Love
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Emerald GoingSnake, Someday I’ll love, lecture par l’auteure, podcast Poem-a-Day, Spotify, https://open.spotify.com/episode/12pxJ85uuMH5JclJHWtwxy
Dans le poème suivant, encore un poème « d’après » qui témoigne de la phase d’apprentissage dans laquelle Emerald se voit puisque étudiante, la présence et l’épaisseur du mythe, la complicité avec les éléments, même si ceux-ci sont rudes ou mourants, montrent comment la transmission, y compris de poèmes, est possible. Ainsi la chaîne du vivant n’est pas interrompue. Ce poème montre comment l’esprit Indien capte le message et se donne pour mission de le faire circuler, comment cette profonde compréhension du vivant s’incarne jusque dans le poème devenu à la fois témoin et témoignage de la résistance et de la survie. Cette scène inaugurale pour finir nous dit qu’il suffit de lire la partition offerte par les branches de cèdre, qu’il suffit d’entendre le langage délivré par la fumée rituelle d’aiguilles de cèdre brûlées pour y trouver un poème, entre les lignes du bouleau par exemple.
In the Beginning
After Donika Kelly’s “In the Beginning”
In the beginning, there was only this lake
pounding harsh against the jagged rocks—
this brutal beating below bark shadowed
blue by afternoon waves. The wind blows
frigid against my uncovered ear tips, as the
birch’s roots lie upturned, body moss-covered—
new flesh forming in her finality. Flat cedar
branchlets parallel the horizon; their fallen
needles soften my steps on this forest floor.
I taste their burnt smell in my throat as they
greet me: A poem lies in the lines of the birch.
When the birch doesn’t speak, I don’t ask
for a translation.
Au commencement
d’après “In the Beginning”de Donika Kelly
Au commencement, il n’y avait que ce lac
qui martelait durement les rochers déchiquetés –
ce battement brutal sous l’écorce ombrée
de bleu par les vagues de l’après-midi. Le vent souffle
glacial contre mes oreilles découvertes, tandis que le
bouleau gît racines nues en l’air, le corps couvert de mousse –
de sa finalité une nouvelle chair se forme. Des
branches de cèdre plates lancées parallèles à l’horizon ; leurs
aiguilles tombées adoucissent mes pas sur ce sol forestier.
Je sens leur odeur de brûlé pénétrer ma gorge lorsqu’elles
me saluent : un poème repose entre les lignes du bouleau.
Quand le bouleau ne parle pas, je ne demande
pas de traduction
Le poème qui suit associe deux façons de ressentir la nostalgie : nostalgie du souvenir associé au biographique et nostalgie d’un état du territoire avant la construction du lac, territoire qu’on imagine exempt de pollution, avec un paysage intact et comme « vierge ». Territoire présenté comme analogue du corps de l’autrice. Une façon de dire et redire combien la perception Indienne comprend et associe l’appartenance de l’humain au territoire jusqu’à faire de son propre corps une partie du dit territoire. Avec pour corollaire que les différentes langues parlées par les différentes nations Indiennes leur ont été données par le territoire qu’elles occupaient chacune, et qu’avec ces différentes langues, les amérindiens qui sont une partie du territoire, parlent littéralement leurs différents territoires.
Sonnet for the Lighthouse at East Wharf
After Donika Kelly’s “I love you. I miss you. Please get out of my house.”
Nothing today hasn’t happened before: the gravel
pile on the side of state highway 82, Canadian geese
eating crumbs near the lake’s walkways, pink sunset
against that yellow sky. Today’s winter air smells like
the middle of Oklahoma, and I know when it snows
and lines the tops of my neighbors’ balconies, I will
pretend I’m in your old apartment. Stale morning
air in my lungs. Birds swaying on the powerlines.
I am trying so hard to recognize my body for what
it is: silk undone, silk unbecoming. The only time I
visited that lighthouse on Lake Hefner, I almost slipped
on the rocks cascading toward the water. I deleted every
photo taken that day. But still I see the locked green
door, your cold hands peeking from under your sleeves.
https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/
Sonnet pour le phare d’East Wharf
D’après « Je t’aime. Tu me manques. Sors de chez moi » de Donika Kelly
Rien de ce qui s’est passé aujourd’hui qui ne soit déjà arrivé : le tas de gravier
sur le bord de la route nationale 82, les oies canadiennes
se nourrissant de miettes près des allées du lac, le coucher de soleil rose
sur ce ciel jaune. L’air hivernal aujourd’hui sent comme
au milieu de l’Oklahoma, et je sais que lorsqu’il neige
et qu’elle recouvre le haut des balcons de mes voisins, je
fais semblant d’être dans ton ancien appartement. L’air vicié du matin
dans mes poumons. Les oiseaux se balançant sur les lignes électriques.
J’essaie si fort de reconnaître mon corps pour ce qu’il
est : de la soie défaite, de la soie inconvenante. La seule fois où j’ai
visité ce phare sur le lac Hefner*, j’ai failli glisser
sur les rochers qui dévalaient en cascade vers l’eau. J’ai supprimé toutes
les photos prises ce jour-là. Mais je vois toujours la
porte verte verrouillée, tes mains froides furtives sortant de sous tes manches.
00:00
*Lac artificiel, situé au nord-ouest d’Oklahoma City, le lac Hefner a été construit en 1947 et constitue l’un des réservoirs d’eau potable de la ville.
Sonnet for the Lighthouse at East Wharf, lecture par l’auteure, https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/
Voici un poème qui illustre la façon dont les Indiens d’Amérique se voient comme partie d’un lieu vu comme organisme et non seulement paysage. C’est ce sentiment fort d’appartenance à la terre qui les lie et les fait se sentir responsables des endroits où ils vivent car ils sont toujours dans une relation d’échange et de réciprocité.
I Find Remnants of Home in the Map of My Body
After Donna Spruijt-Metz’s “Hoof”
Is it that I have had a richness
in this greenery or an anguish
unspoken?
The dogwood blooms through
the left side of my body—I find
roots spreading instead of veins.
In a dream, I ask: where is home?
Fence lines wrinkle across my brow;
to unfurrow would be to completely
undo myself.
Through closed eyes I watch
my legs fold themselves. I tire of
the ribbon that ties together my intestines.
In my hair lives a tiny bird. It brings
an apple seed back to its nest. I hear
swallowing,
then quiet.
https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/
Je trouve des vestiges de chez moi dans la carte de mon corps
D’après « Hoof » (sabot) de Donna Spruijt-Metz
Ai-je fait l’expérience d’une abondance
dans cette verdure ou d’une angoisse
non exprimée ?
Le cornouiller fleurit en travers
du côté gauche de mon corps — je trouve
des racines qui se propagent au lieu de veines.
Dans un rêve, je demande : où est chez moi ?
Les lignes de clôture se froissent sur mon front ;
défricher serait me défaire
complètement.
Les yeux fermés, je regarde
mes jambes se replier. Je me lasse
du ruban qui attache mes intestins.
Dans mes cheveux vit un petit oiseau. Il rapporte
un pépin de pomme à son nid. J’entends
une déglutition,
puis le silence.
Santa fe est la ville où Emerald étudie, et à propos de son expérience à l’institut des arts amérindiens, elle raconte : « Je suis arrivée à l’Institute of American Indian Arts (IAIA) en début d’automne 2022 et j’ai eu la chance d’apprendre auprès de James Thomas Stevens (Akwesasne Mohawk), Anne Haven McDonnell et Kim Parko aussi bien dans le domaine de la poésie que de l’écriture créative de non-fiction. Stevens a été mon principal professeur de poésie, et je crois fermement que c’est grâce à ses encouragements, son mentorat et sa profonde compréhension de la poésie que mon travail a pu se développer comme il l’a fait. Je me sens chanceuse de fréquenter l’IAIA ; j’ai été transférée dans cette institution après avoir d’abord fréquenté deux institutions plus grandes et j’ai rapidement réalisé que les opportunités qui existent pour les écrivains autochtones, et plus particulièrement les poètes autochtones, à l’IAIA étaient inégalées malgré le fait qu’il s’agisse d’une communauté plus petite avec un accès moindre aux ressources dont je disposais dans mes institutions précédentes. Je suis rapidement devenue un membre de cette communauté particulière, en suivant des cours qui ont poussé mon écriture dans de nouvelles directions aux côtés des pairs talentueux qui ont composé chacune de mes classes. Je suis immensément reconnaissante d’avoir reçu les commentaires, le soutien au sein de cet espace de la part de mes pairs et d’autres artistes émergents, ainsi que les bienfaits de la communauté partagée. »
Voici comment la ville de Santa Fe et ses environs, le paysage autour, si caractéristique du Nouveau-Mexique, travaille dans sa poésie :
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Santa Fe poem
the windows were down the day
you found me opened splayed
like the figs on the glass plate in front of me
ripening sweetening my bloodstream
and it was a humid June night when the lilies
shadowed your jaw when I crawled into the forest
of your ribcage when the ceroid cacti bloomed
in a southern desert and our frozen waters
cracked
collided
when I learned my hand feels foreign in my own hand
and still now sap drips down your face
gnats stick to our sweaty cheeks braided
in our hair during summer drought
and then there is after:
we cut a hole in the adobe roof
our legs intertwined
while the night sits
green
my belly burning red
wet fruit dampening
my palms
https://frozensea.org/emerald-goingsnake
Poème de Santa Fe
Les vitres des fenêtres étaient baissées le jour où
tu m’as trouvée ouverte étalée
comme les figues sur la plaque de verre devant moi
qui mûrissaient sucraient mon sang
et c’était une nuit humide de juin quand les lys
ont fait de l’ombre à ta mâchoire quand j’ai rampé dans la forêt
de ta cage thoracique quand les cactus cierges ont fleuri
dans un désert du sud et que nos eaux gelées
se sont fissurées
sont entrées en collision
quand j’ai appris que ma main se sent étrangère dans ma propre main
et encore maintenant la sève coule sur ton visage
à nos joues moites collent les moucherons tressés
dans nos cheveux pendant la sécheresse estivale
et puis il y a l’après :
nous découpons un trou dans le toit en adobe
nos jambes entrelacées
tandis que la nuit s’assoit
verte
mon ventre brûle rouge
fruit humide mouillant
mes paumes
Original header photo by Sezamnet, courtesy Shutterstock.
Des images fortes, la présence du corps toujours, associé au paysage, au territoire, le malaise prégnant de se sentir coupée en deux, entre deux mondes, entre deux langues, entre deux cultures … mais l’après semble radieux, fertile, et fidèle à la « Beautiful Red Road », la voie rouge chère aux amérindiens, celle qu’ils s’efforcent de suivre pour garder leur identité et ce qu’ils comprennent comme le sens de la vie, pour honorer leur passé et faire vivre leur culture au présent dans sa puissante authenticité, en lien avec la terre et le cosmos, dans un but d’harmonie.
Souhaitons bonne chance et bon voyage en poésie à cette jeune femme qui sait, parce que vécu dans sa chair, nous faire ressentir ce qu’il en coûte d’être une « Native American » aux États-Unis. Mais qui sait aussi grâce aux images fortes employées, nous faire toucher du doigt ce qu’il y aurait à gagner pour notre société, à vivre selon les principes et les philosophies amérindiennes. Et pour cela, wado, ᎠᎾᎵᎮᎵᎬ, grand merci à elle.
Poème amérindien en langue Navajo — « poème indien », Dinni‑e Sim.
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