Regard sur la poésie Native American — Emerald (ᏃᏈᏏ) GoingSnake : le poème fait chair

Par |2025-01-06T20:30:19+01:00 6 janvier 2025|Catégories : Emerald ᏃᏈᏏ GoingSnake, Essais & Chroniques|

Par Béa­trice Machet, (toute ma grat­i­tude envers Emer­ald qui a répon­du à mes ques­tions, et mes remer­ciements envers les sites qui ont pub­lié sa poésie.)

Emer­ald « noquisi ( ᏃᏈᏏ)» GoingSnake est une poètesse mem­bre des nations Chero­kee (Ah-ni-ki-tu-wa-gi ou Giduwa)  et Mvskoke d’Oklahoma. Elle a été mem­bre du pan­el de la con­férence 2022 de la West­ern Lit­er­a­ture Asso­ci­a­tion et ses poèmes ont été  pub­liés dans le Trib­al Col­lege Jour­nal, sur Poem-a-Day (Acad­e­my of Amer­i­can Poets), surTerrain.or, etc. Emer­ald est actuelle­ment en troisième année d’études à l’Insti­tute of Amer­i­can Indi­an Arts de San­ta Fe, au Nou­veau-Mex­ique, où elle s’essaie à la fois à la poésie et à la non-fic­tion créative. 

Elle prévoit d’obtenir une maîtrise en créa­tion lit­téraire après l’obtention de sa licence. Le 18 juil­let 2024, Emer­ald a reçu le prix Mau­reen Egen Writ­ers Exchange de poésie, ce qui la propulse à la con­nais­sance des agents lit­téraires, des édi­teurs, c’est donc une occa­sion d’avancer dans sa toute jeune car­rière de poète. Elle a entre­pris l’écriture d’un man­u­scrit de poésie inti­t­ulé « In Mem­o­ry » (en mémoire). À pro­pos du tra­vail d’Emerald GoingSnake, Jake Skeets (poète Nava­jo) a déclaré : « Ces poèmes sont une incar­na­tion, chaque pause et chaque bat­te­ment sont quelque chose de ressen­ti, comme une danse,  ou comme deux oiseaux se bal­ançant dans les airs. Les poèmes pla­cent la poésie autochtone en dia­logue avec le paysage poé­tique améri­cain plus large, dans ce qui sem­ble être un tim­ing par­fait alors que nous nous tournons vers la langue pour aider à ren­forcer nos communautés. »

En out­re, en 2023, Emer­ald a reçu une bourse de l’ I.N.A.P.O. ( asso­ci­a­tion de poètes Indi­ens sous la respon­s­abil­ité de Kim Blaeser), ce qui est le signe qu’elle a été remar­quée et dis­tin­guée comme un tal­ent émer­gent (tout comme Mary Leau­na Chris­tensen présen­tée dans cette rubrique, https://www.recoursaupoeme.fr/regard-sur-la-poesie-native-american-mary-leauna-christensen-une-jeune-et-nouvelle-voix/?print=print).

Il faut aus­si not­er qu’Emerald est la descen­dante du leader Chero­kee du nom de Going Snake (à cette époque les deux mots étaient séparés ; en Chero­kee : I‑na-du-na‑i qui s’écrit ᎢᎾᏚᎾᎢ selon l’alphabet Chero­kee), né en 1748 sur le ter­ri­toire Chero­kee (actuelle Géorgie, près du lac Not­te­ly) et mort prob­a­ble­ment en 1840. Con­nu pour avoir été l’un des bras droit de John Ross (faisant fig­ure de leader prin­ci­pal des Chero­kees, alors con­sid­érés comme « civil­isés » car ils avaient adap­té leur mode de vie au mod­èle occi­den­tal en espérant ne pas être expul­sés de leurs ter­res), Going Snake devint en 1808 le représen­tant du Con­seil nation­al pour le dis­trict d’Amo­hee (situé dans l’actuel comté de Polk, dans le Ten­nessee), puis Goingsnake fut élu en 1827 comme prési­dent du Con­seil nation­al. Les mem­bres de l’équipe qui sec­ondait John Ross essayaient par tous les moyens, négo­ci­a­tions y com­pris, d’éviter la perte du ter­ri­toire et la dépor­ta­tion du peu­ple Chero­kee. Mal­gré les traités et les accords, trahis par le major Ridge, les Chero­kees furent con­traints de céder leurs ter­res et furent chas­sés par les forces améri­caines de leur patrie dans le sud-est des États-Unis. Going Snake, alors âgé de 80 ans, les accom­pa­gna sur la Piste des Larmes en 1838. Il con­stru­isit une nou­velle mai­son dans le ter­ri­toire indi­en (Okla­homa), mais mou­rut peu de temps après son expul­sion. La nation chero­kee célébra sa mémoire en nom­mant l’une de ses sub­di­vi­sions poli­tiques qui devint en 1840 le « dis­trict de Going Snake ».  Il a été enter­ré près de sa cabane, et le lieu de la tombe a été mar­qué plus tard par une pierre tombale por­tant l’in­scrip­tion : « Chief Going Snake, Famous Chero­kee Ora­tor, Born 1758 ». (Chef Going Snake, célèbre ora­teur Chero­kee, il sem­blerait donc qu’Emerald ait hérité de son tal­ent à manier la langue). Une rue de Tahle­quah, la cap­i­tale de la nation Chero­kee sur la réserve qui lui a été allouée en Okla­homa, a égale­ment été nom­mée en son honneur. 

Quit­ter les siens, sor­tir de sa réserve, n’est pas sim­ple pour un mem­bre d’une com­mu­nauté Indi­enne. Les codes soci­aux, les inter­ac­tions et les modal­ités d’échange entre humains sont très dif­férents à l’extérieur. D’un côté un principe de sol­i­dar­ité, de l’autre l’individualisme forcené et la com­péti­tion à out­rance. C’est donc insécurisant, c’est faire l’épreuve de la soli­tude et du racisme. Et c’est aus­si un sac­ri­fice con­sen­ti par la com­mu­nauté comme par l’étudiant‑e pour qu’un jour le savoir acquis puisse servir les intérêts des nations Indi­ennes. Emer­ald a expliqué pourquoi elle avait écrit le poème repro­duit ci-dessous : alors qu’elle se retrou­vait au Nou­veau-Mex­ique pour pour­suiv­re ses études, loin de chez elle pour la pre­mière fois, sa grand-mère s’est retrou­vée placée dans un étab­lisse­ment de soins pour cause de démence. Le poème qui suit évoque ce moment de «deuil » en même temps que l’autrice s’adresse un poème d’amour, de bien­veil­lance envers elle-même, une façon de ne pas som­br­er dans la cul­pa­bil­ité, une façon de se con­coc­ter un remède con­tre la peine tout en gar­dant vivant le sou­venir et le lien. Le titre vient d’un vers du poème de Frank O’Hara :   « Katy », qui a été plus tard réu­til­isé par Roger Reeves et Ocean Vuong, ce dernier suiv­ant le mod­èle de son aîné, c’est-à-dire qu’il a intro­duit son nom dans le poème lui-même (ce qui donne : Some day I’ll love Frank O’Hara ; Ocean, don’t be afraid.). Emer­ald dit : « Dans ma ver­sion, j’ai lais­sé tomber mon nom, per­me­t­tant à l’amour, qui vien­dra un jour, de m’atteindre, d’atteindre ma grand-mère, d’atteindre ce moment dans le temps où je ressens une sorte de cha­grin presque tous les jours. » 

Someday I’ll Love

After Frank O’Hara

like I dreamt of the lamb—slaughtered,
           forgotten,
lying on porce­lain tile, on crim­son-filled grout—
           and woke up think­ing of my grandmother,
of her Bet­ty Boop hands that held
mar­bled stone, held dough-balled flour,
held the first strands of my hair float­ing atop the river—

like win­ter apples, the ones that hang outside
my liv­ing room win­dow and sur­vive first snowfall
to feed the neigh­bor­hood crows,
           how they fall
beneath my boots, stain­ing my rubber
soles with epigraphs of rot, epigraphs
           of fors, of dears, of hold­ing on till frost’s end.

Some­day I will see long-for­got­ten fingerprints
on the inside of my eye­lids as I go to sleep,
as I close my eyes for silence on a Wednesday,
mourning—seeking—creases and smile lines,
           porch lights and swing sets,
sum­mer nights of light­ning bugs and John­ny Cash.

I think it will be a Tues­day, or maybe someday
is yes­ter­day, is two months from now, is going
to be a day when I for­get what I’m supposed
           to be remembering.

For now, I will paint my nails cra­dle, adorn
my skin in cloth that doesn’t choke,
tell my bones that they are each
            a lamb 
                       remembered.

Copy­right © 2024 by Emer­ald ᏃᏈᏏ GoingSnake. Pub­lié sur Poem-a-Day le 7 Novem­ber 2024, par l’ Acad­e­my of Amer­i­can Poets.

 

 

Un jour j’aimerai

     Après Frank O’Hara

comme si j’avais rêvé de l’ag­neau — abattu,
oublié,
gisant sur du car­relage en porce­laine, sur un joint imbibé de pourpre-
et que je me réveil­lais en pen­sant à ma grand-mère,
à ses mains de Bet­ty Boop qui tenaient
des pier­res mar­brées, tenaient des boules de farine, tenaient
les pre­mières mèch­es de mes cheveux flot­tant à la sur­face de la rivière-

comme des pommes d’hiv­er, celles qui pendent
devant la fenêtre de mon salon et sur­vivent aux pre­mières chutes de neige
pour nour­rir les cor­beaux du quartier,
comme elles tombent
sous mes bottes, tachant mes semelles en caoutchouc
d’épigraphes de pour­ri­t­ure, d’épigraphes
de pours, de chéris, de tenir jusqu’à la fin des gelées.

Un jour, quand je m’en­dormi­rai je verrai
des empreintes dig­i­tales oubliées
depuis longtemps à l’in­térieur de mes paupières,
quand je fer­merai les yeux pour faire silence un mercredi,
en deuil — en quête — de plis et rides du sourire,
de lumières sous le porche et de balançoires,
de nuits d’été de luci­oles et de John­ny Cash.

Je pense que ce sera un mar­di, ou peut-être qu’un jour
c’est hier, dans deux mois, ce sera
un jour où j’ou­blierai ce dont je suis censée
me souvenir.

Pour l’in­stant, je vais pein­dre mes ongles en forme de berceau, orner
ma peau d’un tis­su qui ne m’é­touffe pas,
dire à mes os qu’ils sont chacun
un agneau
dont on se souvient.

Emer­ald GoingSnake, Some­day I’ll love, lec­ture par l’au­teure, pod­cast Poem-a-Day, Spo­ti­fy, https://open.spotify.com/episode/12pxJ85uuMH5JclJHWtwxy

Dans le poème suiv­ant, encore un poème « d’après » qui témoigne de la phase d’apprentissage dans laque­lle Emer­ald se voit puisque étu­di­ante, la présence et l’épaisseur du mythe, la com­plic­ité avec les élé­ments,  même si ceux-ci sont rudes ou mourants, mon­trent com­ment la trans­mis­sion, y com­pris de poèmes, est pos­si­ble.  Ain­si la chaîne du vivant n’est pas inter­rompue. Ce poème mon­tre com­ment l’esprit Indi­en capte le mes­sage et se donne pour mis­sion de le faire cir­culer, com­ment cette pro­fonde com­préhen­sion du vivant s’incarne jusque dans le poème devenu à la fois témoin et témoignage de la résis­tance et de la survie. Cette scène inau­gu­rale pour finir nous dit qu’il suf­fit de lire la par­ti­tion offerte par les branch­es de cèdre, qu’il suf­fit d’entendre le lan­gage délivré par la fumée rit­uelle d’aiguilles de cèdre brûlées pour y trou­ver un poème, entre les lignes du bouleau par exemple. 

In the Beginning

     After Donika Kelly’s “In the Beginning”
 
In the begin­ning, there was only this lake
pound­ing harsh against the jagged rocks—

this bru­tal beat­ing below bark shadowed
blue by after­noon waves.
The wind blows

frigid against my uncov­ered ear tips, as the
birch’s roots lie upturned, body moss-covered—

new flesh form­ing in her final­i­ty. Flat cedar
branch­lets par­al­lel the hori­zon; their fallen

nee­dles soft­en my steps on this for­est floor.
I taste their burnt smell in my throat as they

greet me: A poem lies in the lines of the birch.
When the birch doesn’t speak, I don’t ask

for a translation.

Au com­mence­ment

     d’après “In the Beginning”de Donika Kelly

Au com­mence­ment, il n’y avait que ce lac
qui marte­lait dure­ment les rochers déchiquetés –

ce bat­te­ment bru­tal sous l’écorce ombrée
de bleu par les vagues de l’après-midi. Le vent souffle

glacial con­tre mes oreilles décou­vertes, tan­dis que le
bouleau gît racines nues en l’air, le corps cou­vert de mousse –

de sa final­ité une nou­velle chair se forme. Des
branch­es de cèdre plates lancées par­al­lèles à l’horizon ; leurs

aigu­illes tombées adoucis­sent mes pas sur ce sol forestier.
Je sens leur odeur de brûlé pénétr­er ma gorge lorsqu’elles

me salu­ent : un poème repose entre les lignes du bouleau.
Quand le bouleau ne par­le pas, je ne demande

pas de traduction

Le poème qui suit asso­cie deux façons de ressen­tir la nos­tal­gie : nos­tal­gie du sou­venir asso­cié au biographique et nos­tal­gie d’un état du ter­ri­toire avant la con­struc­tion du lac, ter­ri­toire qu’on imag­ine exempt de pol­lu­tion, avec un paysage intact et comme « vierge ». Ter­ri­toire présen­té comme ana­logue du corps de l’autrice. Une façon de dire et redire com­bi­en la per­cep­tion Indi­enne com­prend et asso­cie l’appartenance de l’humain au ter­ri­toire jusqu’à faire de son pro­pre corps une par­tie du dit ter­ri­toire. Avec pour corol­laire que les dif­férentes langues par­lées par les dif­férentes nations Indi­ennes leur ont été don­nées par le ter­ri­toire qu’elles occu­paient cha­cune, et qu’avec ces dif­férentes langues, les amérin­di­ens qui sont une par­tie du ter­ri­toire, par­lent lit­térale­ment leurs dif­férents territoires. 

Sonnet for the Lighthouse at East Wharf

     After Donika Kelly’s “I love you. I miss you. Please get out of my house.”

 

Noth­ing today hasn’t hap­pened before: the gravel
pile on the side of state high­way 82, Cana­di­an geese
eat­ing crumbs near the lake’s walk­ways, pink sunset
against that yel­low sky. Today’s win­ter air smells like
the mid­dle of Okla­homa, and I know when it snows
and lines the tops of my neigh­bors’ bal­conies, I will
pre­tend I’m in your old apart­ment. Stale morning
air in my lungs. Birds sway­ing on the powerlines.

I am try­ing so hard to rec­og­nize my body for what
it is: silk undone, silk unbe­com­ing. The only time I
vis­it­ed that light­house on Lake Hefn­er, I almost slipped
on the rocks cas­cad­ing toward the water. I delet­ed every
pho­to tak­en that day. But still I see the locked green
door, your cold hands peek­ing from under your sleeves.

https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Sonnet pour le phare d’East Wharf

 

D’après « Je t’aime. Tu me man­ques. Sors de chez moi » de Donika Kelly
Rien de ce qui s’est passé aujourd’hui qui ne soit déjà arrivé : le tas de gravier
sur le bord de la route nationale 82, les oies canadiennes
se nour­ris­sant de miettes près des allées du lac, le couch­er de soleil rose
sur ce ciel jaune. L’air hiver­nal aujourd’hui sent comme
au milieu de l’Oklahoma, et je sais que lorsqu’il neige
et qu’elle recou­vre le haut des bal­cons de mes voisins, je
fais sem­blant d’être dans ton ancien apparte­ment. L’air vicié du matin
dans mes poumons. Les oiseaux se bal­ançant sur les lignes électriques.

J’essaie si fort de recon­naître mon corps pour ce qu’il
est : de la soie défaite, de la soie incon­venante. La seule fois où j’ai
vis­ité ce phare sur le lac Hefn­er*, j’ai fail­li glisser
sur les rochers qui dévalaient en cas­cade vers l’eau. J’ai sup­primé toutes
les pho­tos pris­es ce jour-là. Mais je vois tou­jours la
porte verte ver­rouil­lée, tes mains froides furtives sor­tant de sous tes manches.
00:00

 *Lac arti­fi­ciel, situé au nord-ouest d’Ok­la­homa City, le lac Hefn­er a été con­stru­it en 1947 et con­stitue l’un des réser­voirs d’eau potable de la ville.

Son­net for the Light­house at East Wharf, lec­ture par l’au­teure, https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

Voici un poème qui illus­tre la façon dont les Indi­ens d’Amérique se voient comme par­tie d’un lieu vu comme organ­isme et non seule­ment paysage. C’est ce sen­ti­ment fort d’appartenance à la terre qui les lie et les fait se sen­tir respon­s­ables des endroits où ils vivent car ils sont tou­jours dans une rela­tion d’échange et de réciprocité.

 

I Find Remnants of Home in the Map of My Body

     After Don­na Spruijt-Metz’s “Hoof”
 
Is it that I have had a richness
in this green­ery            or an anguish
             unspoken?

The dog­wood blooms through
the left side of my body—I find
roots spread­ing instead of veins.

             In a dream, I ask: where is home?

Fence lines wrin­kle across my brow;
to unfur­row would be to completely
             undo myself.

Through closed eyes I watch
my legs fold them­selves. I tire of
the rib­bon that ties togeth­er my intestines.

In my hair lives a tiny bird. It brings
an apple seed back to its nest. I hear
swallowing,
             then quiet.

 https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Je trouve des vestiges de chez moi dans la carte de mon corps

     D’après « Hoof » (sabot) de Don­na Spruijt-Metz

 Ai-je fait l’expérience d’une abondance
dans cette ver­dure        ou d’une angoisse
non exprimée ?

Le cornouiller fleu­rit en travers
du côté gauche de mon corps — je trouve
des racines qui se propa­gent au lieu de veines.

Dans un rêve, je demande : où est chez moi ?
Les lignes de clô­ture se frois­sent sur mon front ;
défrich­er serait me défaire
complètement.

Les yeux fer­més, je regarde
mes jambes se repli­er. Je me lasse
du ruban qui attache mes intestins.

Dans mes cheveux vit un petit oiseau. Il rapporte
un pépin de pomme à son nid. J’entends
une déglutition,
puis le silence.

San­ta fe est la ville où Emer­ald étudie, et à pro­pos de son expéri­ence à l’institut des arts amérin­di­ens, elle racon­te : « Je suis arrivée à l’In­sti­tute of Amer­i­can Indi­an Arts (IAIA) en début d’automne 2022 et j’ai eu la chance d’ap­pren­dre auprès de James Thomas Stevens (Akwe­sasne Mohawk), Anne Haven McDon­nell et Kim Parko aus­si bien dans le domaine de la poésie que de l’écriture créa­tive de non-fic­tion. Stevens a été mon prin­ci­pal pro­fesseur de poésie, et je crois fer­me­ment que c’est grâce à ses encour­age­ments, son men­torat et sa pro­fonde com­préhen­sion de la poésie que mon tra­vail a pu se dévelop­per comme il l’a fait. Je me sens chanceuse de fréquenter l’I­A­IA ; j’ai été trans­férée dans cette insti­tu­tion après avoir d’abord fréquen­té deux insti­tu­tions plus grandes et j’ai rapi­de­ment réal­isé que les oppor­tu­nités qui exis­tent pour les écrivains autochtones, et plus par­ti­c­ulière­ment les poètes autochtones, à l’I­A­IA étaient iné­galées mal­gré le fait qu’il s’agisse d’une com­mu­nauté plus petite avec un accès moin­dre aux ressources dont je dis­po­sais dans mes insti­tu­tions précé­dentes. Je suis rapi­de­ment dev­enue un mem­bre de cette com­mu­nauté par­ti­c­ulière, en suiv­ant des cours qui ont poussé mon écri­t­ure dans de nou­velles direc­tions aux côtés des pairs tal­entueux qui ont com­posé cha­cune de mes class­es. Je suis immen­sé­ment recon­nais­sante d’avoir reçu les com­men­taires, le sou­tien au sein de cet espace de la part de mes pairs et d’autres artistes émer­gents, ain­si que les bien­faits de la com­mu­nauté partagée. »

Voici com­ment la ville de San­ta Fe et ses envi­rons, le paysage autour, si car­ac­téris­tique du Nou­veau-Mex­ique, tra­vaille dans sa poésie :

.

Santa Fe poem 

the win­dows were down the day 
you found me opened splayed 
like the figs on the glass plate in front of me
ripen­ing sweet­en­ing my bloodstream

and it was a humid June night when the lilies 
shad­owed your jaw when I crawled into the forest 
of your ribcage when the ceroid cac­ti bloomed 
in a south­ern desert and our frozen waters
cracked
collided
when I learned my hand feels for­eign in my own hand

and still now sap drips down your face 
gnats stick to our sweaty cheeks braided
in our hair dur­ing sum­mer drought 
and then there is after:

we cut a hole in the adobe roof
our legs intertwined
while the night sits 
green
my bel­ly burn­ing red
wet fruit dampening 
my palms

https://frozensea.org/emerald-goingsnake

Poème de Santa Fe

Les vit­res des fenêtres étaient bais­sées le jour où
tu m’as trou­vée ouverte étalée
comme les figues sur la plaque de verre devant moi
qui mûris­saient sucraient mon sang

et c’é­tait une nuit humide de juin quand les lys
ont fait de l’om­bre à ta mâchoire quand j’ai ram­pé dans la forêt
de ta cage tho­racique quand les cac­tus cierges ont fleuri
dans un désert du sud et que nos eaux gelées
se sont fissurées
sont entrées en collision
quand j’ai appris que ma main se sent étrangère dans ma pro­pre main

et encore main­tenant la sève coule sur ton visage
à nos joues moites col­lent les moucherons tressés
dans nos cheveux pen­dant la sécher­esse estivale
et puis il y a l’après :

nous découpons un trou dans le toit en adobe
nos jambes entrelacées
tan­dis que la nuit s’assoit
verte
mon ven­tre brûle rouge
fruit humide mouillant
mes paumes

Orig­i­nal head­er pho­to by Sezam­net, cour­tesy Shutterstock.

Des images fortes, la présence du corps tou­jours, asso­cié au paysage, au ter­ri­toire, le malaise prég­nant de se sen­tir coupée en deux, entre deux mon­des, entre deux langues, entre deux cul­tures … mais l’après sem­ble radieux, fer­tile, et fidèle à la « Beau­ti­ful Red Road », la voie rouge chère aux amérin­di­ens, celle qu’ils s’efforcent de suiv­re pour garder leur iden­tité et ce qu’ils com­pren­nent comme le sens de la vie, pour hon­or­er leur passé et faire vivre leur cul­ture au présent dans sa puis­sante authen­tic­ité, en lien avec la terre et le cos­mos, dans un but d’harmonie.

Souhaitons bonne chance et bon voy­age en poésie à cette jeune femme qui sait, parce que vécu dans sa chair, nous faire ressen­tir ce qu’il en coûte d’être une « Native Amer­i­can » aux États-Unis. Mais qui sait aus­si grâce aux images fortes employées, nous faire touch­er du doigt ce qu’il y aurait à gag­n­er pour notre société, à vivre selon les principes et les philoso­phies amérin­di­ennes. Et pour cela, wado, ᎠᎾᎵᎮᎵᎬ, grand mer­ci à elle. 

Poème amérin­di­en en langue Nava­jo — « poème indi­en », Dinni‑e Sim.

Présentation de l’auteur

Emerald ᏃᏈᏏ GoingSnake

Emer­ald ᏃᏈᏏ GoingSnake est une poétesse autochtone de la Unit­ed Kee­toowah Band of Chero­kee Indi­ans et de la Musco­gee (Creek) Nation dans l’Ok­la­homa. Elle est la auréate du prix Mau­reen Egen Writ­ers Exchange Award 2024 pour la poésie et elle est béné­fi­ci­aire de la bourse Indige­nous Nations Poets 2023, il vit à San­ta Fe. Elle étudie actuelle­ment à l’In­sti­tute of Amer­i­can Indi­an Arts à San­ta Fe, au Nou­veau-Mex­ique, et prévoit d’obtenir une maîtrise en créa­tion lit­téraire après l’ob­ten­tion de son diplôme.

© Crédits pho­tos Erin Lewis Photography.

Bibliographie

Elle a été pub­liée dans Beloved : A Butch­Femme Zine et Frozensea.org, et son tra­vail est à paraître dans Trib­al Col­lege Journal. 

Poèmes choi­sis

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022, RAFALES chez Lan­sk­ine en 2024. 

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