texte et traductions de Béatrice Machet
Peut-être que pour commencer Ibe Liebenberg aurait raconté ceci : Dans les récits des origines du peuple Chikasaw il est dit que les prophètes indiquèrent à leur peuple de quitter l’ouest. Alors les frères Chiksa’ et Chahta conduisirent les tribus vers le sud-est. Lorsque les frères se séparèrent, Chahta devint le chef du peuple Choctaw et Chiksa’ devint le chef du peuple Chickasaw.
Les poèmes d’Ibe Liebenberg ont été publiés dans Fire Season 2015 and Fire Season 2016 du Beloit Poetry Journal.
S’ils choisissaient de rester, ils devaient abandonner leur héritage et leurs traditions et s’assimiler à la nouvelle culture. Les Chickasaws qui sont restés ont été ostracisés par les colons blancs. Les Chickasaws ont été la dernière nation du sud-est à être déportée en Oklahoma. Ils avaient pris connaissance des épreuves vécues par les autres tribus. Campant près de Pontotoc, dans le Mississippi, ils ont attendu de pouvoir négocier un processus de réinstallation avant de prendre le chemin de l’exil, épisode tristement connu sous le nom de la piste des larmes. Un grand rassemblement de Chickasaws est partie de Memphis, Tennessee, le 4 juillet 1838. Comme d’autres tribus, en particulier Cherokees, Creeks et Choctaws, les Chickasaws ont vu mourir beaucoup des leurs en route pour l’Oklahoma et restent traumatisés par cet événement qui a bouleversé leurs vies.
Au bout de ce long exposé, certainement il nous faut lire ces deux poèmes de Ibe Liebenberg qui évoquent la perte d’un territoire et les traces, cicatrices, souvenirs traumatiques qui hantent les mémoires amérindiennes depuis l’invasion européenne du continent américain.
Photo courtesy of the poet.
Cousin Wolf Sings (Source: Poetry, Juillet/Août 2022)
Her all-night melody blushes
like directions for new lovers
who are lost.
Last night all she held was a hum
that ran away.
She now stretches words in our broken-down car
somewhere on Valley View
between Orphaned Lane
and the dead end,
about hidden roads and streets
of homes for all the abandoned.
I study the map when she falls from crescendo.
Flashlight held by my teeth,
her voice needs
both hands to trace.
She leads me down paths disappearing
into blue lines holding
imaginary rivers,
blacking in thin creases
and folds or contoured lines.
She drones about the water. I find the blue again.
My hand pressed against
the faded shore.
Cousine Louve chante
Sa mélodie toute la nuit rougit
comme des signaux pour les nouveaux amoureux
qui se sont perdus.
La nuit dernière, tout ce qu’elle a retenu, c’est un bourdonnement
qui s’est enfui.
À présent elle étire des mots dans notre voiture en panne
quelque part sur Valley View
entre Orphaned Lane
et l’impasse,
sur les routes cachées et les rues
de foyers pour tous les abandonnés.
J’étudie la carte au moment où crescendo elle tombe.
La lampe de poche tenue entre mes dents,
sa voix a besoin
des deux mains pour la suivre.
Elle me conduit sur des sentiers disparaissant
en des lignes bleues qui retiennent
des rivières imaginaires,
noircies en de minces crevasses
et replis ou lignes profilées.
Elle parle de l’eau. Je retrouve le bleu.
Ma main appuyée sur
le rivage délavé.
PTSD (post traumatic syndrom disorder)
it is 2 a.m. ugly,
beautiful is sleeping.
and body parts are now religion.
a holy cult
where the angels won’t shut up
about our weeping.
all over the road,
your chalk outline,
limb-scattered vessel,
a temporary home.
i bring it to the station
resurrect you
night into night.
trace the white scribbled shape
into a body.
in my room
the ghosts unfold me,
caress my uniform
before putting it on.
and when the angels do not see us,
wings undressed; they leave.
we are the frowns of your absence,
ghosts holding up our clothes.
SSPT (syndrome de stress post traumatique)
il est 2 heures du matin, moche,
le beau est en train de dormir.
et les parties du corps sont maintenant religion.
un culte sacré
où les anges ne tairont pas
nos pleurs.
partout sur la route,
ton contour à la craie,
un vaisseau aux membres éparpillés,
une maison temporaire.
je l’amène à la gare
te ressuscite
de nuit en nuit.
suis du doigt la trace blanche griffonnée
en forme de corps.
dans ma chambre
les fantômes me déplient,
caressent mon uniforme
avant de l’enfiler.
et quand les anges ne nous voient pas,
ailes démontées, ils s’en vont.
nous sommes les froncements de sourcils de votre absence,
fantômes qui maintiennent nos vêtements.
Membre de la nation Chickasaw, Ibe Liebenberg est pompier de l’État de Californie, il enseigne également à l’université d’État de Chico. Il est titulaire d’une maîtrise en poésie et en fiction obtenue à l’Institute of American Indian Arts (Santa Fe, Nouveau Mexique). Il a été publié dans les revues et magazines tels que POETRY, The Threepenny Review, Beloit Poetry Journal, et d’autres encore. Il vit à Chico, en Californie.
En février 2024 il a reçu le Sowell Emerging Writers Prize, un prix qui récompense un manuscrit d’un auteur émergeant et c’est ainsi qu’en 2025 se trouvera publié son premier recueil, intitulé Birds at Night (aux éditions Texas Tech University Press). Les poèmes de Birds at Night, explorent les thèmes de la perte, du traumatisme, du syndrome de stress post-traumatique, de la guérison, de « l’indianité » et de la famille. Les faits montrés se déroulent en dehors et sur la réserve, ils enregistrent les sensations aussi bien intimes d’un sujet que les silences et les bruits du monde. Puissants, les poèmes disent les moments de crise, les moments de catharsis, les obsessions, ils méditent sur ce qui trouble nos nuits et nous empêche de trouver le sommeil. “Quelle que soit la langue dans laquelle ils chantent”, écrit Liebenberg à propos des oiseaux qui fréquentent à la fois la beauté et le danger, qui apparaissent et disparaissent tout au long du recueil. C’est cette force de résilience du monde naturel, celle dont font preuve oiseaux et loups, qui marque et inspire Ibe Liebenberg, comme elle inspire et rend fort les peuples amérindiens. Migration et adaptation, voilà les clés pour entrer dans ce recueil et le parcourir, aussi bien dans son contenu que dans sa poétique. Birds at Night est à n’en pas douter un premier livre remarquable.
Voici un poème qui interroge le vocabulaire et l’importance des noms portés, qui déterminent une identité, un rôle, en même temps qu’il souligne combien une langue véhicule une vision du monde.
same word in chickasaw for wolf and coyote
(Source: Poetry, juillet/août 2022)
so, my brother nashoba calls me
ofi, the dog
spirit wrong
half wolf, half coyote.
says he would still call me dog
if i was all coyote, even
if mother nashoba made me full wolf
he said i would be wolf artificial.
a stray handful of fur from my neck
in his grip.
même mot en chickasaw pour loup et coyote
donc, mon frère nashoba m’appelle
ofi, le chien
esprit mauvais
moitié loup, moitié coyote.
Si j’étais entièrement coyote,
il dit qu’il m’appellerait encore chien, il a dit que même
si mère nashoba m’avait fait devenir un loup à part entière
je serais un loup artificiel.
une poignée de fourrure égarée dans sa main
provenant de mon cou
Origin Story (source : Poetry)
could have been raven
scraping her beak
against granite sparking
or dipping crane
stirring death
from waters dumb
floated mush on surface
we circulate to shore
and slobber from mouths
lowered heads shake out wild gather sticks that coil like serpents
first words peck
closed eyes become worship
Histoire de l’origine
ça aurait pu être corbeau
qui se grattait le bec
contre le granit étincelant
ou grue plongeante
qui remuait la mort
la sortant des eaux muettes
bouillie flottant à la surface
nous circulons vers le rivage
et nos bouches bavent
têtes baissées secouent des bâtons sauvages qui s’enroulent comme des serpents
les premiers mots picorent
les yeux fermés deviennent un culte
Les cérémonies du nom ont une grande importance pour les peuples Indiens d’Amérique du nord. Un individu, en fonction des choses qu’il accomplit, en fonction des événements qui ponctuent son existence, portera différents noms au cours de sa vie, noms qui témoignent d’une évolution, d’un parcours, d’un développement. Et ces noms au moment de leur attribution font l’objet d’une cérémonie qui convoque les membres de la communauté car il s’agit d’une affaire qui se partage et qui concerne la communauté en son entier. Dans le poème qui suit, le nom donné est mis en relation avec la langue tribale, avec son abandon et sa perte, avec l’existence d’un autre vocabulaire, une langue qui devient personnage têtu, endurant, qui s’accroche et résiste tout en étant « son propre désastre » de l’avis des descendants, plus férus d’anglais.
Ceremony (Dans la revue Blackbird, printemps 2023 vol 21 numéro 3)
Pace the table scratches and inked boredom
of my youth. I am responsible for all of it.
When I tried to ignore her, I was impossible.
There is a word in Chickasaw for you, she said.
Chepota loma the bastard. I didn’t think
I existed. The word existed. In that other tongue.
A wobble in the uneven of oak chair.
An auntie stables behind me.
Other family lean in too.
We posture the pause.
She could birth the words for being fatherless
to me again. Walked away from.
My hands clamp the chair,
wait to be called something with my wandering stutter
I call accent. A name that will stain until her death
or we declare she is her own disaster.
Cérémonie
Arpente les rayures de la table et l’ennui encré
de ma jeunesse. Je suis responsable de tout cela.
Quand j’ai essayé de l’ignorer, c’était impossible.
Il y a un mot pour toi en Chickasaw, dit-elle.
Chepota loma le salaud. Je ne pensais pas
que j’existais. Le mot existait. Dans cette autre langue.
Chancellement dans le bancal d’une chaise en chêne.
Une tante s’installe derrière moi.
D’autres membres de la famille se penchent à leur tour.
Nous marquons un temps de pause.
Parce qu’orpheline de père, elle pourrait faire naître les mots
pour moi à nouveau. On s’est éloigné d’elle.
Mes mains serrent la chaise,
avec mon bégaiement vagabond que j’appelle accent j’attends
qu’on me donne un nom. Un nom qui restera incrusté jusqu’à sa mort
ou nous déclarerons qu’elle est son propre désastre.
Comment ranimer, comment ramener à la vie ce qui échappe ? Que ce soit la culture, la langue tribale, un mode de vie, un territoire, le poète constate qu’il n’a pas de prise :
CPR @ 2pm (Cardio Pulmonary Resuscitation)
I have rehearsed all of this.
The physical emotion.
I’ve closed eyes. Drowned
the room crying. I was the breathless
walls. The stress of sirens and
engine cussing residence.
I was the finger shaking the map
and the road to your house trembling.
I did not practice the neighborhood scream.
The buzzing single-wide fluorescent light.
I did not practice a blue doll left alone
face down on the living room floor.
How could I practice
no one holding you.
RCP@14h (Réanimation Cardio pulmonaire)
J’ai répété tout cela.
L’émotion physique.
J’ai fermé les yeux. Noyé
de pleurs la pièce. J’étais les murs
à bout de souffle. Le stress des sirènes et
la résidence au moteur injurieux.
J’étais le doigt secouant la carte
et le chemin tremblant qui mène à ta maison.
Je ne me suis pas entraîné au cri du quartier.
La lumière bourdonnante d’un simple néon.
Je ne me suis pas entraîné sur une poupée bleue abandonnée
face contre le sol du salon.
Comment pourrais-je m’entraîner
personne ne te tient.
Le poème suivant souligne que malgré les pertes subies, malgré ce qui pourrait sembler au rabais ou faire l’objet de tractations marchandes, la culture amérindienne ne se laisse pas vendre, elle est toujours bien vivante, avec ses cicatrices, ses blessures mal fermées, sa nature « sauvage », mais elle est toujours présente et n’a pas perdu de sa bravoure, n’a pas perdu sa nature libre, et les enfants doivent pouvoir vivre avec, à son contact afin de la transmettre un jour à leur tour.
don’t bring your 6‑year-old daughter to a wild horse auction, just bring
a horse home
she will trace the shapes of scars
ask where each one came from
why are they called wild?
she will try to release each one
only after naming them thunder
cloud
and the one called poorly drawn stars
is the one she chooses
then asks about freeze marks
the burn to remove freedom
she will tame our gaze on raised skin
and the brand flinching
discipline refusing body
the wild not giving in
n’amenez pas votre fille de 6 ans à une vente aux enchères de chevaux sauvages, ramenez simplement un cheval à la maison.
elle suivra du doigt la forme des cicatrices
demandera d’où vient chacune d’entre elles
pourquoi les appelle-t-on “sauvages” ?
elle essaiera de libérer chacun d’entre eux
seulement après les avoir nommés nuage
de tonnerre
et celui qui s’appelle étoiles mal dessinées
est celui qu’elle choisit
puis pose des questions sur les marques de gel
la brûlure pour ôter la liberté
elle apprivoisera notre regard sur la peau soulevée
alors la discipline de marque
flanchant refuse le corps
le sauvage ne cède pas
Après cet exposé, reste à souhaiter un beau parcours en poésie à Ibe Liebenberg, cette voix nouvelle riche de toute l’histoire et de la culture d’un peuple, lui qui, à l’instar de ses aînés, porte le passé, souvent douloureux, sans s’engluer dans la victimisation afin de se faire au présent l’héritier digne de ses paires comme de ses ancêtres.
Présentation de l’auteur
- Regard sur la poésie Native American : Emerson Blackhorse Mitchell, ou ce que beauté veut dire - 6 novembre 2024
- Claudine Bohi, Je cherche un enfant - 6 septembre 2024
- Regard sur la poésie « Native American », Mary Leauna Christensen, une jeune et nouvelle voix - 6 septembre 2024
- Regard sur la poésie « Native American » : Ibe Liebenberg, héritier d’un passé qui s’invite au présent - 6 mai 2024
- REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : William D’Arcy McNickle, père de la litérature amérindienne contemporaine - 6 mars 2024
- Regard sur la poésie « Native American » : Jane Johnston Schoolcraft, la première autrice amérindienne à être reconnue - 6 janvier 2024
- Regard sur la poésie « Native American » : Ofelia Zepeda : fille du désert, elle parle le désert - 30 octobre 2023
- Regard sur la poésie Native American : Denise Lajimodiere – l’impact des pensionnats pour enfants Indiens - 5 septembre 2023
- Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant - 6 juillet 2023
- Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil. - 6 juillet 2023
- REGARD SUR LA POÉSIE NATIVE AMERICAN – TOO-Qua-see ( DeWitt Clinton Duncan) Cherokee (1829–1909) - 30 avril 2023
- Gorguine Valougeorgis, χoros - 6 avril 2023
- Regard sur la poésie Native American : Kenzie Allen, « Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique », ou la prise de responsabilité. - 2 mars 2023
- Olivier Bastide, Ponctuation forcenée de l’ordre des choses - 5 février 2023
- Regard sur la poésie Native American – John Rollin Ridge : un héritage lourd à porter …. - 28 décembre 2022
- Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt) - 21 octobre 2022
- Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres — Les étranges aventures quérant - 18 septembre 2022
- Regard sur la poésie des « Native American » : Gwen Westerman, ou comment simplicité plus humilité mènent à une éclatante reconnaissance - 1 septembre 2022
- Eva-Maria Berg, Étourdi de soleil - 21 mai 2022
- Regard sur la poésie des « Native American » : Carlos Montezuma, un destin singulier - 6 mai 2022
- Un regard sur la poésie native américaine — Sara Marie Ortiz : bon sang ne saurait mentir !! - 2 mars 2022
- Philippe Pratx, KARMINA VLTIMA – La vie anthologique et névrotique du dernier Mangbetu - 1 mars 2022
- Marilyse Leroux, On n’a rien dit de l’océan - 5 février 2022
- Regard sur la poésie native américaine – Margo Tamez : un langage enraciné dans la mémoire - 31 décembre 2021
- Sylvie Durbec, Carrés - 6 octobre 2021
- Un regard sur la poésie Native American (1) - 4 juillet 2021
- Marylise Leroux, Une île, presque - 20 mai 2021
- Regard sur la poésie Native American : Alexander Lawrence Posey, trente quatre ans de vie bien remplie. - 2 mai 2021
- Yann Dupont, Jamais elle ne voit son visage - 1 mai 2021
- Regard sur la poésie Native American : Elise Paschen - 5 mars 2021
- Regard sur la poésie native américaine : Sammie Bordeaux-Seeger : du poème au quilt, un seul fil. - 6 novembre 2020
- Heather Cahoon : Couvée par la folie - 6 septembre 2020
- Zitkála-Šá - 6 mars 2020
- Margaret Noodin : un regard sur la poésie native américaine - 5 janvier 2020
- Tanaya Winder : Regard sur la poésie native américaine - 4 juin 2019
- Sy Hoahwah - 4 janvier 2019
- Eva-Maria Berg, Tant de vent négligé - 3 décembre 2018
- RILKE-POEME, Elancé dans l’asphère - 5 octobre 2018
- Natalie Diaz - 3 juin 2018
- Un regard sur la poésie Native American : The Fourth Wave, La quatrième vague - 2 mai 2016
- Un regard sur la poésie Native American (17). La poésie de Anne Howe - 29 décembre 2015
- Un regard sur la poésie Native American (16). La poésie de Jennifer Elise Foerster - 15 décembre 2015
- Un regard sur la poésie Native American (15). La poésie d’Elizabeth Cook Lynn - 21 septembre 2015
- Regard sur la poésie Native American (14). La poésie de Simon Ortiz - 27 décembre 2014
- Un regard sur la poésie Native Américan (13). - 30 septembre 2014
- Un regard sur la poésie Native Américan (12) - 8 septembre 2014
- Un regard sur la poésie Native American (11) - 6 juillet 2014
- Un regard sur la poésie Native Américan (10) - 10 mai 2014
- Un regard sur la poésie native américan (9) - 8 février 2014
- Un regard sur la poésie native américan (8) - 17 janvier 2014
- Un regard sur la poésie native american (7) - 13 décembre 2013
- Un regard sur la poésie Native American (5) - 25 octobre 2013
- Un regard sur la poésie Native American (5) - 8 juillet 2013
- Un regard sur la poésie Native American (4) - 9 juin 2013