Regarde, Marie-Ange, on voit la Corse !

Par |2022-03-06T19:15:20+01:00 4 mars 2022|Catégories : Essais & Chroniques, Marie-Ange Sebasti|

En hom­mage à Marie-Ange Sebasti, 5 févri­er 1944 — 19 jan­vi­er 2022

Les poèmes de Marie-Ange sont en nous, dans tout notre être, pour longtemps, nous l’espérons pour tou­jours, comme l’est son regard lorsqu’elle nous par­le, un regard mali­cieux, intense qui la rend si présente. On est avec elle, naturelle­ment invitées à pénétr­er le monde pas­sion­né qu’elle habite entre terre et mer comme elle aimait le dire, entre sa rue natale, dans la ville de Lyon et Kallistè, en Corse.

Voici la terre
pré­parez-vous à décharger
toutes vos pêch­es mais aussi
le bal­lot de vos houles
la nasse des rafales

Voici la mer
vous êtes-vous munis
de tous vos filets, de tous
vos apaise­ments 
? (Bas­tia à fleur d’eau, 37)

Ses poèmes sont faits du rythme de ces échanges, des allers-retours, des pas­sages et rup­tures entre l’île et le continent.

Des poèmes à voix retenue, légers comme une brise, à peine posée à la sur­face de la mer. Mais leur souf­fle est celui des tem­pêtes et des grandes tra­ver­sées viv­i­fi­antes. Des poèmes d’une ten­dresse chaude, vraie, autant que d’une fer­meté inci­sive, qui trans­portent, ramè­nent et ne cessent de « fouiller » encore les dons et les énigmes de la terre et de la mer qui ne se don­nent que pour mieux s’échapper.

Le lamen­to s’épuiserait 
en ricochets

et la mer n’en rendrait
d’une vague généreuse

que le corail et la nacre (Presque une île, 53)

Un chemin de silence a gonflé
ton charge­ment de mots

Tu rêves de l’étape
où tu le poseras

Voici la place
qui retien­dra tes mots

Voici le lieu bruissant
qui les allègera de tous leurs sens
pour agré­menter ses palabres

Mais vient le vent qui t’en détourne 
(
Par­celle inépuisable,34)

Une poésie du ressac, aux odeurs de sel et d’embruns, ryth­mée par les mou­ve­ments marins, les lignes d’ombre et la lumière aveuglante

Quand la lumière se déchire
tu sais tou­jours trouver
un fil rebelle
pour la recoudre

et revêtir fiévreusement
ton impa­tience
(Inépuis­able Par­celle, 20)

Et encore dans Haute Plage

Aujourd’hui grand soleil
et tout s’énoncerait clairement
sans cette marée d’ombre
sur ma voix
 ( Haute plage, 52)

 

« La mer habite ma poésie naturelle­ment » dit-elle lors d’un entre­tien avec Chan­tal Rav­el, pour les Coïn­ci­dences poé­tiques.1

Elle est poète de la mer, des fous de Bas­san, des mou­ettes rieuses, des rives et de la paix trans­par­ente des lagons/avant de franchir/les fra­cas splendides/de la bar­rière de corail/ (La porte des Lagunes 2). Ses poèmes sont façon sable/ Sous la houlette du vent, façon dune, que vol­era bien­tôt le vent  (La porte des lagunes).

Elle puise en pleine mer une sen­si­bil­ité des pro­fondeurs, de l’imprévisible et de l’intranquillité : garder infati­ga­ble­ment les yeux ouverts sur toute tra­ver­sée, retenir ces fils tressés avec patience d’une rive à l’autre écrit-elle dans Villes éphémères (17).  Jusqu’à l’arrivée sur l’île en plein cœur du monde, comme elle l’écrit, elle qui ne ces­sait de porter son regard au large d’elle-même.

« La Corse se mérite par le fran­chisse­ment de la mer. Mes voy­ages d’enfant vers l’île m’ont beau­coup mar­quée, j’attendais avec impa­tience ce voy­age, l’accostage, l’accueil, la lente arrivée dans le golfe d’Ajaccio au petit matin. Mon père m’appelait : Viens vite Marie-Ange, on voit la Corse !» (Entre­tien CR). 

Aucune inten­tion région­al­iste, elle le pré­cise, mais un attache­ment pro­fond, qua­si char­nel pour cette île éblouis­sante à l’altière beauté : « elle était une promesse de beauté, le sym­bole de l’éloignement, de la par­en­thèse, elle nous était don­née, elle nous apparte­nait. Quand j’envoyais des cartes postales à des amis je par­lais de mon île » (Entre­tien CR). En Corse, elle est chez elle. 

Mais l’île est aus­si la terre mécon­nue, que le soleil efface/en se riant des géo­gra­phies, la terre embroussaillée/où se pavane l’angoisse, île blessée par des luttes internes, envahie et dépos­sédée de sa solitude : 

Le jour blessé
mord la pous­sière 

La nuit ne cherche pas
d’alibi

La vendet­ta
se pour­suit
 (Presqu’île, 44)

Langue de terre
trop bavarde

appelant presqu’ile
l’île repen­tie dépossédée

de sa soli­tude ( Presqu’île, 25)

Cette forme d’inquiétude est déli­cate­ment per­cep­ti­ble dans quelques-uns de ses poèmes. Les rêves d’infini se font pren­dre dans les filets d’une spi­rale, d’une errance, d’une forme d’exil, et quelque­fois d’une cap­tiv­ité imaginaire.

Elle est pirate de ses pro­pres éva­sions, prend les cartes pour s’orienter dans les géo­gra­phies escarpées, en extraire les mes­sages, ou encore don­ner des répons­es à toutes ces ques­tions sur la dou­ble vie de nos jours (Villes éphémères, 15). La poésie tra­verse ses hési­ta­tions, les met en relief, les pro­longe en reflets comme le font si mag­nifique­ment les pho­togra­phies ondu­lantes de son amie Monique Piétri dans Villes éphémères.  

C’est sur l’île que son père est par­ti (en 1968), sur la plage de la Baie d’Ajaccio : « La Corse dont il nous avait pas­sion­né­ment par­lé et que nous aimions tant nous l’avait pris » (Entre­tien CR). Puis 49 ans plus tard, sa mère suiv­it le même chemin.

Plage d’encre (Haute Plage, 17) con­sacré à la mémoire de son père com­mence par ces 4 mag­nifique vers :

Ce matin les oiseaux 
ont picoré ses derniers mots
Puis ils sont partis
tra­vers­er les mers.

Ce mar­di de jan­vi­er 2022, Les oiseaux sont revenus et ont picoré les derniers mots de Marie-Ange, puis ils sont par­tis tra­vers­er les mers, ont dérivé vers son île, terre d’ancrage et d’origine, « l’origine rad­i­cale et absolue » dont par­le Deleuze dans un court texte paru en1953 à pro­pos de la notion d’île.3

La voix a posé dans le berceau
des mots qui ne red­outent ni vent ni foudre

alour­dis de promess­es séculaires

Et l’enfant rit
qui sait déjà tout des mon­des anciens

prêt à men­er sa barque
sous de nou­velles lunes
 (La car­a­vane de l’orage, 23)

N’oublions pas écrit Pierre Lemaire dans un très beau texte qui pré­face Ville éphémère, que « la Terre promise aurait lieu sur une autre scène où nous ne pou­vons pren­dre pied ». Ce jour de jan­vi­er 2022, De grands oiseaux marins

ont noir­ci leurs ailes
aux cen­dres des dernières forêts
rou­gi leurs pattes
aux bor­ds usés des continents.
Mais pour­ront-ils décol­or­er ces mers intérieures
où nav­iguent les rameurs du soleil
 ? (Haute plage, 34)

En réso­nance avec la voix du poète Reverdy auquel elle fait référence très sou­vent : Le temps est clair comme une goutte d’eau/Des oiseaux migra­teurs passent dans mes rideaux/La plaine est entrainée par le souf­fle des ailes.4

 

La poésie de Marie Ange est un éter­nel voy­age au-dessus des écumes, une libre nav­i­ga­tion « dans la (seule) main du vent, du nom du recueil de André Rochedy en exer­gue de l’un des chapitres de son recueil Haute Plage. Au voisi­nage du poème l’air était vif écrit-elle dans ce même recueil (44).

Et la poésie est peut-être, comme elle le con­fie à Chan­tal Rav­el lors de l’entretien pour les Coïn­ci­dences poé­tiques, « ce voy­age récur­rent, cet aller-retour d’un con­ti­nent à l’autre, d’une île à l’autre, mais surtout ce voy­age que la poésie nous accorde ». Ce voy­age est sa lib­erté, son offrande, son chant :

Entre­tien avec Marie-Ange Sebasti, poète. Entre­tien pré­paré et mené par Chan­tal Rav­el pour les Coïn­ci­dences poé­tiques le 9 mai 2019.

Avec l’alouette des champs
avec la grue cen­drée et l’hirondelle
et sur les ailes des cigognes blanches

tu transperces le ciel de tes allers retours

De joyeuses comptines t’invitent
dans les cours d’école

Des refrains mélodieux t’appellent
près des berceaux

Toute sai­son t’ouvre le chant
de chaque con­tine
nt (La car­a­vane de l’orage, Berceuse corse,34)

 

 

Notes

1. Nous avons inséré, dans cet arti­cle, quelques courts extraits d’un entre­tien con­duit par Chan­tal Rav­el et Georges Chich, sur le site des coïn­ci­dences Poé­tiques, http://coincidencespoetiques.fr/contact

2. Le recueil La porte des lagunes n’est pas paginé

3. « L’île, c’est aus­si l’o­rig­ine, l’o­rig­ine rad­i­cale et absolue » écrit Gilles Deleuze dans Ile déserte et autres textes ‑textes et entre­tiens- 1953–1974, Paris, Éd. de Minu­it, 2002. -

4. in Pierre Reverdy « Voix dans l’oreille », Œuvres com­plètes, Tome II, La Balle au bond, 1928, édi­tions Flam­mar­i­on, 2010, p.43

Présentation de l’auteur

Marie-Ange Sebasti

Marie-Ange Sebasti est née à Lyon le 5 févri­er 1944. Elle a fait des études de Let­tres clas­siques, un doc­tor­at en lit­téra­ture grecque et obtenu le diplôme d’Ha­bil­i­ta­tion à diriger des recherch­es. Elle est spé­cial­iste de la lit­téra­ture grecque tar­dive. Elle a vécu à Lyon et a tra­vail­lé à la Mai­son de l’Ori­ent et de la Méditer­ranée (CNRS). Hel­léniste, elle est égale­ment l’auteur de tra­duc­tions, d’édi­tions de textes et d’autres pub­li­ca­tions dans le domaine de la lit­téra­ture grecque de l’An­tiq­ui­té tardive.

Bibliographie 

Poésie

Effleure­ments, Édi­tions Regain, 1963

Paroles pour une île, Pro­mo­tion et Édi­tion, 1967

Comme un chant vers le seuil, Mai­son Rho­dani­enne de Poésie, 1970

Con­tours appar­ents, Laudes, 1989

Presque une île, pré­face de Charles Juli­et, La Marge Édi­tion, 1997 (réédi­tion Colon­na Édi­tion, 2010)

Corse dans le cha­lut des jours, avec Monique Pietri, pho­tographe, Les Édi­tions de l’Envol, 2001

Marges arides, 2006 (rééd. col­lec­tion Poésie XXI, 2010)

Per­mis flu­vial, Bul­letin spé­cial des Cahiers de Poésie-Ren­­con­tres, 2006 (repris dans Haute Plage, 2011)

La porte des lagunes, Édi­tions Sang d’encre, 2006

Villes éphémères, avec Monique Pietri, pho­tographe, pré­face de Jean-Pierre Lemaire, Jacques André Édi­teur, 2007

Bas­tia à fleur d’eau, avec Monique Pietri, pho­tographe, pré­face de Marie-Jean Vin­ciguer­ra, col­lec­tion La mar­que d’eau, Jacques André Édi­teur, 2008

Venise févri­er, avec Monique Pietri, pho­tographe, col­lec­tion La mar­que d’eau, Jacques André Édi­teur, 2010

Haute plage, suivi de Per­mis flu­vial, col­lec­tion Poésie XXI, Jacques André Édi­teur, 2011

Cette par­celle inépuis­able, col­lec­tion Poésie XXI, Jacques André Édi­teur, 2013

La con­nivence du marc­hand de couleurs, col­lec­tion Poésie XXI, Jacques André Édi­teur, 2016.

 

Courts récits

Heures de pointe, Le pont du Change, 2014

 

Publications à tirage limité

Abor­dée. Poème. Pein­ture orig­i­nale d’André Jolivet. Lit­tle Big Book Artist – Le monde des îles – Corse, 2015

– Livret d’art, col­lec­tion Cod­i­cilles, &, n°3, sur 8 pho­togra­phies d’eOle, 2009

– Un poème, une gravure de Bernadette Planchenault, Édi­tions Empreintes : Seuils, 2002

Demain, 2004

Envolée, 2008

Sa poésie est accueil­lie dans des revues, des antholo­gies. Plusieurs poèmes ont été traduits en ital­ien, espag­nol, roumain, litu­anien, islandais, corse

Autres publications

Ougar­it, la terre, le ciel, textes réu­nis par Marie-Ange Sebasti et Joël Ver­net, pré­face d’Yves Cal­vet, textes de Myr­i­am Anta­ki, Kari­ma Berg­er, Jacques Cazeaux, Françoise Cloarec, Salah Stétié, Marie-Ange Sebasti, Joël Ver­net, Mar­guerite Yon, La part des anges édi­tion, 2004

Hel­léniste, elle est l’auteur de tra­duc­tions, d’éditions de textes et d’autres travaux dans le domaine de la lit­téra­ture grecque de l’Antiquité tardive.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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christine Durif-Bruckert — Chantal ravel

Chris­tine Durif-Bruck­ert, est chercheure en Anthro­polo­gie, Uni­ver­sité Lyon 2 et con­féren­cière. Elle écrit de la poésie et con­tribue à la revue Recours au Poème. — Out­re la dif­fu­sion d’un grand nom­bre d’articles dans des revues sci­en­tifiques nationales et inter­na­tionales, Elle pub­lie des essais dont Expéri­ences anorex­iques, Réc­its de soi, réc­its de soin en 2017 aux Édi­tions Armand Col­in. En 2021, elle coor­donne l’ouvrage col­lec­tif Trans­es aux édi­tions Clas­siques Gar­nier. — En poésie, elle pub­lie entre autres aux Édi­tions du Petit Véhicule, sur des pho­togra­phies de Pas­cal Durif, Arbre au vent (2018), le Corps des pier­res (2019), puis Mains en coll. avec Mar­i­lyne Bertonci­ni et Daniel Rég­nier-Roux (2021). Chez Jacques André Édi­teur, elle pub­lie Langues en 2018, Les Silen­cieuses en 2020 ain­si que l’anthologie Le courage des Vivants qu’elle coor­donne avec Alain Crozi­er. En 2021, elle pub­lie Courbet, l’origine d’un monde, aux Edi­tion inven­it, col­lec­tion Ekphra­sis, ain­si qu’un mono­logue poé­tique Elle avale les levers du soleil, aux Édi­tions PhB. — Par­al­lèle­ment, elle pour­suit des pub­li­ca­tions dans divers­es revues de poésie, et antholo­gies. Sur l’ année 2021, elle a par­ticipé aux antholo­gies : Dire oui et Ren­con­tr­er (Flo­rence Saint Roch), Terre à ciel (jan­vi­er 2021), Je dis DésirS, Jaume Saïs, PVST (2021), Voix Vives 2021, Pré­face de Maïthé Val­lès-Bled, Édi­tions Bruno Doucey. Chan­tal Rav­el est née en Ardèche et vit dans les Monts du Lyon­nais. Depuis Jour des morts paru chez Guy Cham­bel­land en 1986, elle a pub­lié une dizaine de livres de poésie dont Petites bon­tés, La Bar­tavelle édi­teur en 2001, Le beau voy­age en 2006 et à peine un chant en 2016 chez Jacques André édi­teur. Elle écrit égale­ment des livres en dia­logue avec des artistes : Quelques usages des fleurs, avec des pein­tures de Cécile Beaupère aux édi­tions Sang d’Encre en 2010 ain­si que deux ouvrages en dia­logue avec Eve­lyne Rog­ni­at, pho­tographe : Est-ce que cela a existé ? chez Jacques André édi­teur en 2013 et Apprivois­er l’énigme, Zhor édi­tions en 2021 Elle a par­ticipé récem­ment à deux ouvrages col­lec­tifs coor­don­nés par Chris­tine Durif-Bruck­ert : l’anthologie le Courage des Vivants chez Jacques André édi­teur et l’essai Trans­es aux édi­tions Clas­siques Gar­nier. D’autre part, elle organ­ise avec Georges Chich et Michel Bret, les Coïn­ci­dences poé­tiques à la Mémo d’Oullins, où sont accueil­lis des poètes con­tem­po­rains dans leur diver­sité. Site : coincidencespoetiques.fr

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