En hommage à Marie-Ange Sebasti, 5 février 1944 — 19 janvier 2022
Les poèmes de Marie-Ange sont en nous, dans tout notre être, pour longtemps, nous l’espérons pour toujours, comme l’est son regard lorsqu’elle nous parle, un regard malicieux, intense qui la rend si présente. On est avec elle, naturellement invitées à pénétrer le monde passionné qu’elle habite entre terre et mer comme elle aimait le dire, entre sa rue natale, dans la ville de Lyon et Kallistè, en Corse.
Voici la terre
préparez-vous à décharger
toutes vos pêches mais aussi
le ballot de vos houles
la nasse des rafalesVoici la mer
vous êtes-vous munis
de tous vos filets, de tous
vos apaisements ? (Bastia à fleur d’eau, 37)
Ses poèmes sont faits du rythme de ces échanges, des allers-retours, des passages et ruptures entre l’île et le continent.
Des poèmes à voix retenue, légers comme une brise, à peine posée à la surface de la mer. Mais leur souffle est celui des tempêtes et des grandes traversées vivifiantes. Des poèmes d’une tendresse chaude, vraie, autant que d’une fermeté incisive, qui transportent, ramènent et ne cessent de « fouiller » encore les dons et les énigmes de la terre et de la mer qui ne se donnent que pour mieux s’échapper.
Le lamento s’épuiserait
en ricochetset la mer n’en rendrait
d’une vague généreuseque le corail et la nacre (Presque une île, 53)
Un chemin de silence a gonflé
ton chargement de motsTu rêves de l’étape
où tu le poserasVoici la place
qui retiendra tes motsVoici le lieu bruissant
qui les allègera de tous leurs sens
pour agrémenter ses palabresMais vient le vent qui t’en détourne
(Parcelle inépuisable,34)
Une poésie du ressac, aux odeurs de sel et d’embruns, rythmée par les mouvements marins, les lignes d’ombre et la lumière aveuglante
Quand la lumière se déchire
tu sais toujours trouver
un fil rebelle
pour la recoudreet revêtir fiévreusement
ton impatience(Inépuisable Parcelle, 20)
Et encore dans Haute Plage
Aujourd’hui grand soleil
et tout s’énoncerait clairement
sans cette marée d’ombre
sur ma voix ( Haute plage, 52)
« La mer habite ma poésie naturellement » dit-elle lors d’un entretien avec Chantal Ravel, pour les Coïncidences poétiques.1
Elle est poète de la mer, des fous de Bassan, des mouettes rieuses, des rives et de la paix transparente des lagons/avant de franchir/les fracas splendides/de la barrière de corail/ (La porte des Lagunes 2). Ses poèmes sont façon sable/ Sous la houlette du vent, façon dune, que volera bientôt le vent (La porte des lagunes).
Elle puise en pleine mer une sensibilité des profondeurs, de l’imprévisible et de l’intranquillité : garder infatigablement les yeux ouverts sur toute traversée, retenir ces fils tressés avec patience d’une rive à l’autre écrit-elle dans Villes éphémères (17). Jusqu’à l’arrivée sur l’île en plein cœur du monde, comme elle l’écrit, elle qui ne cessait de porter son regard au large d’elle-même.
« La Corse se mérite par le franchissement de la mer. Mes voyages d’enfant vers l’île m’ont beaucoup marquée, j’attendais avec impatience ce voyage, l’accostage, l’accueil, la lente arrivée dans le golfe d’Ajaccio au petit matin. Mon père m’appelait : Viens vite Marie-Ange, on voit la Corse !» (Entretien CR).
Aucune intention régionaliste, elle le précise, mais un attachement profond, quasi charnel pour cette île éblouissante à l’altière beauté : « elle était une promesse de beauté, le symbole de l’éloignement, de la parenthèse, elle nous était donnée, elle nous appartenait. Quand j’envoyais des cartes postales à des amis je parlais de mon île » (Entretien CR). En Corse, elle est chez elle.
Mais l’île est aussi la terre méconnue, que le soleil efface/en se riant des géographies, la terre embroussaillée/où se pavane l’angoisse, île blessée par des luttes internes, envahie et dépossédée de sa solitude :
Le jour blessé
mord la poussièreLa nuit ne cherche pas
d’alibiLa vendetta
se poursuit (Presqu’île, 44)Langue de terre
trop bavardeappelant presqu’ile
l’île repentie dépossédéede sa solitude ( Presqu’île, 25)
Cette forme d’inquiétude est délicatement perceptible dans quelques-uns de ses poèmes. Les rêves d’infini se font prendre dans les filets d’une spirale, d’une errance, d’une forme d’exil, et quelquefois d’une captivité imaginaire.
Elle est pirate de ses propres évasions, prend les cartes pour s’orienter dans les géographies escarpées, en extraire les messages, ou encore donner des réponses à toutes ces questions sur la double vie de nos jours (Villes éphémères, 15). La poésie traverse ses hésitations, les met en relief, les prolonge en reflets comme le font si magnifiquement les photographies ondulantes de son amie Monique Piétri dans Villes éphémères.
C’est sur l’île que son père est parti (en 1968), sur la plage de la Baie d’Ajaccio : « La Corse dont il nous avait passionnément parlé et que nous aimions tant nous l’avait pris » (Entretien CR). Puis 49 ans plus tard, sa mère suivit le même chemin.
Plage d’encre (Haute Plage, 17) consacré à la mémoire de son père commence par ces 4 magnifique vers :
Ce matin les oiseaux
ont picoré ses derniers mots
Puis ils sont partis
traverser les mers.
Ce mardi de janvier 2022, Les oiseaux sont revenus et ont picoré les derniers mots de Marie-Ange, puis ils sont partis traverser les mers, ont dérivé vers son île, terre d’ancrage et d’origine, « l’origine radicale et absolue » dont parle Deleuze dans un court texte paru en1953 à propos de la notion d’île.3
La voix a posé dans le berceau
des mots qui ne redoutent ni vent ni foudrealourdis de promesses séculaires
Et l’enfant rit
qui sait déjà tout des mondes anciensprêt à mener sa barque
sous de nouvelles lunes (La caravane de l’orage, 23)
N’oublions pas écrit Pierre Lemaire dans un très beau texte qui préface Ville éphémère, que « la Terre promise aurait lieu sur une autre scène où nous ne pouvons prendre pied ». Ce jour de janvier 2022, De grands oiseaux marins
ont noirci leurs ailes
aux cendres des dernières forêts
rougi leurs pattes
aux bords usés des continents.
Mais pourront-ils décolorer ces mers intérieures
où naviguent les rameurs du soleil ? (Haute plage, 34)
En résonance avec la voix du poète Reverdy auquel elle fait référence très souvent : Le temps est clair comme une goutte d’eau/Des oiseaux migrateurs passent dans mes rideaux/La plaine est entrainée par le souffle des ailes.4
La poésie de Marie Ange est un éternel voyage au-dessus des écumes, une libre navigation « dans la (seule) main du vent, du nom du recueil de André Rochedy en exergue de l’un des chapitres de son recueil Haute Plage. Au voisinage du poème l’air était vif écrit-elle dans ce même recueil (44).
Et la poésie est peut-être, comme elle le confie à Chantal Ravel lors de l’entretien pour les Coïncidences poétiques, « ce voyage récurrent, cet aller-retour d’un continent à l’autre, d’une île à l’autre, mais surtout ce voyage que la poésie nous accorde ». Ce voyage est sa liberté, son offrande, son chant :
Entretien avec Marie-Ange Sebasti, poète. Entretien préparé et mené par Chantal Ravel pour les Coïncidences poétiques le 9 mai 2019.
Avec l’alouette des champs
avec la grue cendrée et l’hirondelle
et sur les ailes des cigognes blanchestu transperces le ciel de tes allers retours
De joyeuses comptines t’invitent
dans les cours d’écoleDes refrains mélodieux t’appellent
près des berceauxToute saison t’ouvre le chant
de chaque continent (La caravane de l’orage, Berceuse corse,34)
Notes
1. Nous avons inséré, dans cet article, quelques courts extraits d’un entretien conduit par Chantal Ravel et Georges Chich, sur le site des coïncidences Poétiques, http://coincidencespoetiques.fr/contact
2. Le recueil La porte des lagunes n’est pas paginé
3. « L’île, c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue » écrit Gilles Deleuze dans Ile déserte et autres textes ‑textes et entretiens- 1953–1974, Paris, Éd. de Minuit, 2002. -
4. in Pierre Reverdy « Voix dans l’oreille », Œuvres complètes, Tome II, La Balle au bond, 1928, éditions Flammarion, 2010, p.43