La Vie mod­erne, que vous venez de pub­li­er (éd. P.O.L.), se déroule entre deux références, Juvé­nal et Blaise Cen­drars. Quelle est l’importance de ces repères dans votre poésie ? Pour le dire autrement, à quoi ressem­ble « le beau corps d’aujourd’hui » de Cal­liope enser­ré dans un corset pareil ?

 — Cen­drars, c’est anec­do­tique. J’ai relu récem­ment, un peu par hasard, quelques uns de ses poèmes (beau­coup aimés quand j’étais jeune homme) et y ai trou­vé la phrase que je mets en exer­gue p. 141, parce que l’image à la fois douce et sanglante du bébé fraîche­ment né me sem­ble dire quelque chose de juste de ce qu’est pour nous le corps à la fois désir­able et repous­sant de « l’actualité » vue par la presse.

Juvé­nal est un nom, emblé­ma­tique de la poésie « satirique » dont je me suis aperçu, au fur et à mesure que j’accumulais les poèmes qui allaient con­stituer le livre, que c’était ce que j’étais en train de faire : sar­casmes et ironie sur les apparences kitsch de l’actuel. Un chant, mais atter­ré, pro­fane, assis (« licet et con­sidere ») à hau­teur de la « res vera » : du réel tel que fixé en légende par les infos quotidiennes.

 

Pourquoi le jour­nal ? Que dit la presse à la fois d’effrayant et de comique sur notre époque, sans même le savoir ?

— J’essaie de ne pas faire des « recueils » de poésie, mais des livres (com­posés). Divis­er le livre selon des rubriques qui sont celles de la plu­part des quo­ti­di­ens (société, poli­tique, cul­ture, etc) était cohérent par rap­port au matéri­au traité. J’ai surtout tra­vail­lé avec des coupures prélevées dans Libéra­tion, qui est le jour­nal que je lis chaque jour — même si je lis aus­si, plus spo­radique­ment, Le Monde, L’Equipe, Ouest-France. Ces quo­ti­di­ens légen­dent les images (pho­tos) du monde dont ils sont cen­sés nous informer : comme ils sont statu­taire­ment soumis à une iden­ti­fi­ca­tion du présent à l’ « actuel », du réel à la « réal­ité » (la ver­sion tou­jours déjà idéol­o­gisée et sym­bol­isée du réel), ils surlig­nent tou­jours des traits alter­na­tive­ment sanglants, spec­tac­u­laires, scan­daleux, kitsch, jar­gonneux, snob. D’où ce mixte con­stant de comique et de trag­ique : monde marrant/monde navrant, comme je le met­tais déjà en scène dans le petit recueil  de mes chroniques TV (Le Monde est mar­rant).

 

On est saisi, en lisant votre recueil, par le para­doxe d’une pseu­do-forme rigide (trois qua­trains en hendéca­syl­labes) et la lib­erté folle, l’étonnante inven­tiv­ité qui en fait explos­er le car­can. Il me sem­ble que cela tient à la fois de la com­plex­ité mal­lar­méenne pour les jeux sur la syn­taxe, de la richesse éru­dite d’un Ponge sur le plan des échos lex­i­caux, graphiques ou phoné­tiques, mais aus­si de ce que l’on pour­rait peut-être appel­er une cer­taine gra­tu­ité ludique de l’Oulipo. Retrou­vez-vous là quelque chose de votre tra­vail sur le lan­gage dans cette jonc­tion sin­gulière ? Com­ment cette tension/torsion s’établit-elle au moment de l’écriture ?

— La forme n’est pas « pseu­do » rigide, elle l’est effec­tive­ment. J’ai besoin de cette rigid­ité ten­due, dense, intriquée : c’est elle qui fait « forme », c’est-à-dire qui essaie de ne pas réduire  le poème à un ru répan­du sur la petite boue des con­fes­sions, des expres­sions sen­si­bles, des déc­la­ra­tions furieuses et des énon­cés ora­toires (le pro­jet « satirique » s’y prête sans cesse). Mais, à l’intérieur de cette forme impéra­tive, j’essaie de fab­ri­quer du vivant, une vital­ité interne à la forme. D’où le jeu prosodiques, les enjambe­ments acro­ba­tiques, les rimes bouf­fonnes, le côté mul­ti­p­iste de la sig­ni­fi­ca­tion, le tam­bouri­nage sonore délibéré, etc. J’aurais voulu que cette vital­ité hétéro­clite, bar­i­olée et cacoph­o­nique con­stitue, bien plus que ce que les poèmes dis­ent dans le détail de leurs sig­ni­fi­ca­tions, une représen­ta­tion syn­thé­tique et bouf­fon­nement surlignée de ce monde dont les jour­naux nous dis­ent qu’il est notre actualité.

 

Vous avez un usage assez par­ti­c­uli­er de la par­en­thèse, qui joue sou­vent le rôle de métadis­cours cri­tique. En quoi cette mise à dis­tance, qui peut aus­si pass­er par l’anglicisme et son effet fash­ion toc, est-elle nécessaire ?

— Anglo­ma­nies, fash­ion toc, angélisme bobo, jar­gon pub, toutes les ver­sions pseu­do-dandy du spec­tac­u­lar­isé con­som­ma­ble, oui : c’est une pel­licule de veu­lerie, de coquet­terie, d’inculture, de langue fast foodée, d’hédonisme servile, de cynisme plouto­crate qui fait embal­lage cel­lo­phané et mem­brane pro­phy­lac­tique entre « réel » (la suc­cu­lence coupable, l’hétérogène à tout, le menaçant ver­tige du monde de nos plus pro­fondes expéri­ences affec­tives et sen­sorielles) et « réal­ité » (la ver­sion édul­corée, homogénéisée, encodée, mer­can­tile et pub­lic­i­taire qu’en donne la représen­ta­tion quo­ti­di­enne). Met­tre des effets de « réel » entre par­en­thès­es dans la coag­u­la­tion de la « réal­ité », pour y faire trou, dis­tance et sit­u­a­tion (de) « cri­tique », oui, ce peut être un pro­jet d’écriture — il me sem­ble même que c’est, osons dire tou­jours, celui de la « poésie ».

 

« … on dé / Sespère dans ces vir­tu­osités ma / Thé­ma­tiques d’illico pas vir­er gaga ». Pas vir­er gaga, non plus, de ces vir­tu­osités poé­tiques ? Doit-on aujourd’hui chercher la poésie quelque part dans cette part con­grue du lan­gage, entre indi­ci­ble et inaudi­ble, soit à revers de toute impli­ca­tion lyrique ?

— Si « on » le « doit », je n’en sais évidem­ment rien. N’étant pas ce « on » et ne me sen­tant obligé à rien d’autre que ce à quoi me poussent mon angoisse, ma cul­ture, mes dégoûts, mes éton­nements et mes manies styl­is­tiques, je creuse ces manies, c’est tout. Sans rien me refuser de ces « vir­tu­osités » qui ne sont pas des orne­ments rhé­toriques mais des out­ils pour épais­sir la résis­tance gogue­narde que la sin­gu­lar­ité de l’énonciation « poé­tique » telle que je la conçois per­siste à oppos­er au nap­pé du lieu com­mun : du par­ler médi­a­tique pri­maire (idéol­o­gisé, homogénéisant, asservis­sant). Mais il ne s’agit pas, ce faisant, de récuser, ou d’assécher le « lyrisme » : c’est aus­si un « je » qui s’exprime dans et par cette épais­sisse­ment résis­tant de la langue ; et c’est un « chant » qui s’y réi­fie, même si ce chant est anti-mélodique, savam­ment rugueux, grinçant, bouf­fon, à mille lieues des enchante­ments du bel can­to.

 

Quelques récur­rences thé­ma­tiques sem­blent affleur­er, le sexe, le corps per­for­mant, l’artifice, l’aveuglement du spec­ta­cle… La dimen­sion satirique vise-t-elle le faux général­isé qu’est devenu le monde mod­erne annon­cé par Debord ou bien la pau­vreté de son lan­gage ? De quelle espèce de résis­tance, de refus même, la poésie est-elle l’impossible trace ? 

— Sexe, corps, spec­ta­cle, etc : c’est ce dont la presse traite prin­ci­pale­ment, c’est son fond d’obsession et de com­merce. Et c’est au corps de ces ques­tions, ou de ces thèmes, que le clin­quant mode de sa langue cherche à don­ner une vêture « actuelle » : désir­able et inter­prétable dans les ter­mes de la cir­cu­la­tion marchande des pro­duits immé­di­ate­ment con­som­ma­bles ou pro­posés comme objets de désirs plus ou moins acces­si­bles (objets de dis­trac­tion, de cul­ture, de pen­sée et de savoir y com­pris). On ne saurait dire que ces vêtures con­stituent des « faux », des masques, des déguise­ments. Elles con­stituent, comme tout effort de réa­juste­ment des représen­ta­tions, un « moment du vrai » — et la pau­vreté même de la langue qui crée ces parures et ces masques de pacotille est une con­di­tion de l’apparition de cette vérité en tant qu’utile (sim­pli­fiée, homogénéisée, lis­i­ble, con­som­ma­ble). Ce pourquoi ce n’est pas le « faux » ou le « men­songe », qu’il faut en l’occurrence com­bat­tre, mais l’absolutisation du pro­vi­soire­ment et par­tielle­ment vrai en norme mod­élisante exclu­sive et immuable (la mode, par exem­ple, dans tous les domaines où elle dicte sa loi, ne tient qu’à ériger sa loi, d’autant plus con­tin­gente que fugace, en impératif tran­scen­dant face auquel fleuris­sent, éter­nelle­ment coupables même si indif­férents à la loi, le dépassé ou le « ringard »).  Ce com­bat n’en passe pas par la « dénon­ci­a­tion » (en poésie, en tout cas — même « satirique ») mais par une sorte de grossisse­ment homéopathique des effets, qui essaie de rouler tout ces minus­cules abso­lus (normes morales, con­sen­sus cul­turels, oukas­es des modes, cor­rec­tion poli­tique, etc) dans une farine de rel­a­tiv­ités bouffonnes.

 

On sait l’importance de la musique et de l’oralisation dans votre tra­vail. Faut-il lire à voix haute les poèmes de « La Vie mod­erne » ? Pensez-vous vous-même les faire enten­dre un jour ?

— Les poèmes de ce livre (comme ceux, un peu avant, de Météo des plages) sont plutôt faits, délibéré­ment, pour ne pas êtres « lis­ables » : pour qu’il soit impos­si­ble, en tout cas dif­fi­cile, de les lire à haute voix. Le choix du mètre impair, d’une prosodie com­plexe (qui ne coïn­cide que fort peu avec la syn­taxe), de mots découpés en tranch­es syl­labiques, d’une par­ti­tion non mélodique (à la fois atone et cacoph­o­nique), d’une mul­ti­pli­ca­tion des pistes simul­tanés de sig­ni­fi­ca­tion — tout cela est des­tiné à empêch­er ou en tout cas à ren­dre frus­trante et finale­ment sans objet l’oralisation de ces poèmes.

 

 

Pro­pos recueil­lis par Frédéric Aribit

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