Bonjour Richard Millet. Merci d’accepter cet entretien pour Recours au Poème. Votre présence, en ce magazine, pourrait étonner, vous qui êtes reconnu pour votre œuvre de romancier, de styliste, mais aussi pour vos prises de position sur le roman contemporain ayant suscité votre excommunication de la maison Gallimard où vous étiez éditeur et lecteur.
Dans un entretien donné au Figaro en octobre 2013, soit un an et demi après la création du magazine en ligne Recours au Poème, alors que Thierry Clermont vous interroge sur la curée dont vous fûtes la victime après la publication de Langue fantôme et Éloge littéraire d’Anders Breivik, vous concluez vos propos par cette phrase : « Reste le recours au poème ou à l’isolement total…»
En ce 8 mai 2017 où nous nous réveillons sous l’ère macronienne, vos propos demeurent-ils plus que jamais d’actualité ?
En ce 8 mai 2017 où nous nous réveillons sous l’ère macronienne, vos propos demeurent-ils plus que jamais d’actualité ?
Le recours au poème en tant que recours aux forêts ? La tentation de la métaphore est grande ; méfions-nous cependant d’un romantisme de la rupture : celle-ci est souvent illusoire, quoique nécessaire. Il s’agit de la rendre irréversible et de chercher les forêts… La macronisation des esprits est en marche ; le pouvoir culturel reprend pied, après avoir un instant vacillé, ou fait semblant de vaciller sous les coups des « néo-réacs », voire des « fachos » : des « rôles », en vérité, inventés par la sphère médiatico-politique, à laquelle la grande édition est entièrement soumise. Il convient donc de résister. Le poème est cependant le lieu d’un ressourcement de la langue, en un temps où le roman est devenu hégémonique et où la langue – le « sentiment », la conscience des langues – se perd. Il faut en revenir au poème comme à ce qui peut se proposer de plus irréductible dans la langue. Et tout d’abord : lire et relire, de Homère à Pound, des Prophètes à Claudel, de Virgile à Du Bouchet, de Pascal à Pessoa… Même chose pour la prose… L’opprobre dont je suis le sujet est en partie cette forêt…
Cet irréductible dans la langue auquel vous appelez, et qui appartient à l’essence du poème, peut-il conjurer ou écourter les enfers totalitaires de la modernité, et si oui à quelle échelle et par quel processus ?
Entendons-nous bien : l’enfer est par définition le lieu de l’interminable, et on ne saurait le conjurer ; tout au moins peut-on s’en tenir éloigné, tout en essayant d’en donner la topographie actuelle (dégradation de la langue, de l’espace naturel, prolifération du nombre, des simulacres, des figures anti-christiques, de la fausse littérature, etc.). Totalitaire est, en effet, l’effort pour présenter comme vivant ce qui est en vérité mort : la culture, si l’on veut, ou la tradition, répudiée, réputée obsolète, sans cesse dévaluée au profit du Culturel, qui en est le gant retourné. Le processus ? Toujours la même forme d’exorcisme : lire, écrire, écouter la musique savante, et le bruit du monde. Prier, aussi, bien sûr. Tout reste donc à faire, à chaque instant. D’où une lassitude menaçante, sur laquelle compte l’ennemi, en l’occurrence les apôtres du divertissement général…
« L’enfer est par définition le lieu de l’interminable », mais Orphée aura pu faire fléchir Hadès et sortir par son chant. Ne serait-ce pas cela, l’image de la conjuration que vous nommez exorcisme ?
Cependant son échec à ramener Eurydice a récemment inspiré Olivier Barbarant en son poème « Les confidences d’Eurydice », à travers lequel il signe « le retour de la femme enfin dans la parole ». Comme l’écrit Jean-Baptiste Para à propos de ce poème : « la nymphe morte de la morsure d’un serpent ne s’en remet plus à Orphée pour déplorer son infini séjour au royaume des ombres. Elle sort des vallées de l’Averne par une bouche de métro parisien ».
Femme affranchie donc, se délivrant par ses propres moyens, de quoi ? Du patriarcat sans doute, mais c’est toutefois un homme qui reçoit ces confidences et le poème s’affirme, en un ensemble nommé par Barbarant « Odes dérisoires ».
Êtes-vous en accord avec le fait que l’on puisse qualifier la poésie de dérisoire aujourd’hui ?
Êtes-vous en accord avec le fait que l’on puisse qualifier la poésie de dérisoire aujourd’hui ?
Voyez-vous actuellement des œuvres, poèmes et proses, requises par la figure du Christ, et qui constitueraient « une victoire sur la mort dans le temps même où le nihilisme règne » ? Cette victoire relèverait-elle de l’Imitatio Christi ?
Non, je n’en vois pas. Du moins pas dans ces termes, ni aussi ouvertement : il semble même que, depuis Dostoïevski, Claudel et Bernanos, la littérature en ait peur. Il est vrai que la littérature aujourd’hui… Même chose depuis Rouault, en peinture, ou Messiaen, en musique. Peut-être le cinéma est-il encore hanté par le divin : « Lumière silencieuse » de Carlos Reygadas, par exemple ; ou bien l’extraordinaire série de Sorrentino : « The Young Pope ». On dit aussi que Scorcese retourne au catholicisme de son enfance… Je ne dis pas qu’il n’y ait pas, « en littérature » de « préoccupations » de ce genre, mais on a l’impression que c’est sur le mode de l’inquiétude, non des grandes orgues théologiques ; ou encore que la mystique est une dépendance du psychologisme triomphant.
Composez-vous des poèmes, Richard Millet ?
Oui ; une centaine de poèmes, depuis quelques années…
Cette œuvre, non publiée à notre connaissance, comment la qualifieriez-vous au regard de votre œuvre romanesque ? Et cette expérience proprement poétique, comment la vivez-vous ?
Non publiée, oui, et qui le restera sans doute, car relevant du secret, parallèlement à mon journal, lequel se publie, lui peu à peu ; mais parallèlement à un autre journal, spirituel, lui, qui restera inédit, parce que l’expérience religieuse ou mystique est devenue quasi obscène, aux yeux du Spectacle. Oui, le secret : voilà une voie intéressante…
Merci Richard Millet.
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