Pourquoi publier une anthologie de la poésie syrienne aujourd’hui ?
La poésie d’expression arabe écrite en Syrie - pays né en 1946 de la Syrie mandataire (Mandat français) - pays aujourd’hui morcelé qui risque de disparaître, se distingue par sa diversité autant que par sa richesse esthétique et artistique. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux. Cette anthologie revêt une importance de tout premier ordre pour plusieurs raisons : elle englobe les poètes syriens qui ont joué un rôle essentiel dans le renouvellement poétique au cours de la deuxième partie du XX° siècle et jusqu’à nos jours. Ce domaine poétique reste encore largement inconnu du lecteur francophone. Aucun ouvrage de cette dimension n’a été à ce jour publié en français. Seules existent des publications fragmentaires dont la traduction demanderait à être revue soigneusement.
Qu’est-ce que vous avez voulu faire comprendre aux lecteurs francophones en rassemblant tous ces auteurs dans votre anthologie ?
Cette anthologie de poètes syriens donne à entendre une diversité de voix d’une profonde originalité, caractérisées par des éléments esthétiques dont j’ai tenté de mettre en évidence la pertinence. Cette poésie a créé des écoles et des courants qui ont généré leur processus dans le monde arabe dans des conditions bien spécifiques. A cette occasion, au cours de ce travail de composition de l’anthologie, je me suis posé des questions d’ordre littéraire, socio-politique et anthropologique. La production poétique relève de ces paramètres. Il est en effet légitime de se demander comment les poètes ont pu s’exprimer dans une Syrie qui est restée fermée trente ans sous la dictature d’Hafez al-Assad, et dix ans sous celle de son fils, depuis l’indépendance. Ainsi un résumé de la situation historique et politique de ce pays me paraît nécessaire. Ces paramètres affectent profondément les conditions de la production littéraire dans son ensemble et celles de la production poétique en particulier.
Vous dites que c’est une anthologie de la poésie syrienne mais aussi une anthologie de la poésie arabe. Pourriez-vous nous éclairer ?
La Syrie mandataire et actuelle a fortement participé à la modernité de la poésie arabe, laquelle se divise en trois périodes que nous avons commentées dans l’anthologie. Sa poésie est liée à l’histoire de la modernité poétique arabe au Moyen-Orient et les poètes syriens ont leur part indéniable dans ce mouvement de renouvellement. Les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la modernité de la poésie arabe contemporaine, élaborant des territoires poétiques nouveaux, bénéficiant de l’apport et de l’expérience des pionniers irakiens de la modernité. Nous ne pouvons comprendre le mouvement moderniste de la poésie arabe contemporaine sans passer par la poésie syrienne qui a donné de grands poètes au sein de ce mouvement.
Pourquoi les femmes sont-elles si peu présentes dans votre anthologie ?
En art et littérature, la question ne se pose pas en terme de genre, mais en termes de valeur, d’apport au domaine, qu’il soit littéraire ou autre. Si l’on veut évoquer la présence des femmes par rapport aux hommes, il faut prendre en considération des facteurs culturels, religieux, sociaux, politiques. La société patriarcale dépossède la femme de sa langue et de son corps. C'est pourquoi rares sont les femmes qui sont parvenues à créer leur propre langue poétique. Malheureusement, depuis les années 40, on ne compte que deux femmes réellement importantes. Ce qui s’expose actuellement en France, dans le champ de la poésie des femmes arabes, relève d'une sorte de mise en scène où la femme poète est une « diva » exotique : même sa poésie, aussi faible soit-elle, n'est pas l'objet de la rencontre où la femme joue de son corps, comme pour prendre une revanche sur l'éducation répressive qu'elle a reçue. Et la poésie n'existe pas dans cette mise en scène. La renommée de quelques personnes hyper-médiatisées ici ne repose pas sur la qualité de leur poésie, ou de leur écriture pour les prosateurs, mais sur l’idéologie, sur l’exploitation de l’événement, de la guerre, de l’actualité. Il y a aussi, ici, dans la société française ou européenne, l’idée de participer à l’émancipation des femmes syriennes en les médiatisant. Or, ce mécanisme, loin de servir la cause des femmes, s’avère pure opération de propagande. Les femmes syriennes à « sauver », à « aider » à « émanciper » sont dans des camps de réfugiés, loin de tout accès à la parole, à l’information, à tout soutien, ou bien demeurent dans l’exclusion dans leurs villes ou villages.
Quelle est en réalité la littérature syrienne contemporaine représentée et traduite en France ? Pourquoi la poésie syrienne est-elle si peu représentée chez nous ?
L’une des premières explications possibles est que le pays a été fermé pendant 50 ans sous la dictature. Toutefois il faut noter que le phénomène a été différent pour la littérature d’autres pays sous dictature (l’Europe de l’Est, Haïti…). En conséquence, pour ce qui est de la Syrie, il y a des auteurs qui ont été traduits, mais pas en raison de la valeur de leur œuvre. Ils ont été traduits pour leur qualité d’activiste ou à la demande d’organismes humanitaires de défense des droits humains. Ils se trouvaient en France comme boursiers, parfois comme touristes. Il avaient des liens avec les ambassades et les centres culturels, universités, et ont saisi l’opportunité de soutenir ce qu’on a appelé « la Révolution syrienne ». Issus des milieux privilégiés proches du régime, ils ont changé de camp à leur arrivée en France, pensant que le régime tomberait. Ils ont cherché à obtenir des soutiens des gouvernements occidentaux, français notamment, créant des associations pour la Défense des femmes syriennes, des enfants, la société civile… Ces associations servent à construire leur image et leur notoriété, mais cela n’a rien à voir avec leur œuvre. D’ailleurs, c’est très visible quand on écoute les entretiens à la télévision, les colloques. Il n’y est jamais question sérieusement de littérature. Les discours sont assez stéréotypés, banals, et itératifs sur le peuple syrien qu’ils prétendent incarner. Ce que l’on observe, c’est que l’on (ce sont les universités, les institutions culturelles, les festivals de poésie, la presse, les médias) ne s’intéresse plus à la littérature en tant que telle, ni à l’art, mais que l’objet que l’on expose, que l’on commente, autour duquel on organise des colloques, c’est la vie, les actions supposées ou réelles, mythifiées, des personnes qui s’autoproclament écrivains, poètes et même philosophes – avec l’appui des universitaires - et les événements qui deviennent prétextes à publications et à médiatisation.
Encore une explication : Le régime a envoyé pendant des années, en France, des boursiers issus de familles proches du régime. Ensuite, ces personnes ne sont pas devenues des passeurs de culture, elles sont rentrées en Syrie pour occuper des postes à l’université, au Ministère de la Culture, à la Direction de revues, etc…Elles ont pris la place des véritables écrivains syriens, partis en exil – il s’agit là d’un véritable exil – aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France. Le public français ignore tout de cela. Ni les médias, ni les universitaires n’évoquent ces réalités. Actuellement, à la faveur de la guerre, ce sont ces personnes issues de ces milieux favorisés et protégés qui ont obtenu très facilement le statut de réfugiés, et qui prétendent incarner la culture syrienne. Elles bénéficient d'une certaine publicité et d'une audience, dues au manque d'information. Les véritables écrivains, poètes, romanciers, artistes (Faisal Khourtouch, Mohammed Abou Matouk, Wallid Ikhlasi, Ibrahim Samuel, Nazih Abou Afach, Bandar Abed al-Hamid, Ali Abed Allah Said, etc.) sont restés bloqués en Syrie ou ont émigré dans des conditions très difficiles et périlleuses. On ne les connaît pas ici.
La guerre en Syrie a-t-elle donné lieu à de nouvelles formes littéraires ?
Parmi les poètes des années 70, 80, 90, aucun n’a pris l’événement comme objet d’écriture. Les poètes des années 60 et 70 ont clairement déclaré qu’ils ne soutenaient pas cette « révolution » qui, à leurs yeux, n’en était pas une. Ils ont vu très tôt que le mouvement menait à une guerre civile et internationale, au malheur, à la destruction irrémédiable, mais pas à un changement de régime vers la démocratie. Ils ont prévu les tueries et les carnages, les massacres, et ils s’y sont opposés. Ils ont aussi compris que le mouvement de masse était guidé par les islamistes, eux-mêmes manipulés par les grandes puissances pour servir les intérêts de ces dernières. C’est pourquoi ici, en France, on a essayé de représenter la littérature syrienne à partir des personnes venues récemment à Paris. Hors Adonis et deux poètes à présent réfugiés en France qui font partie de mon anthologie, et qui ne s’expriment pas, ne sont pas du tout audibles ici, il n’y a pas de poète ou d’écrivain syrien digne de ce titre en France. Ceux que l’on voit et entend partout ces temps-ci sont d’une grande médiocrité et ne représentent rien en Syrie, ni plus largement dans le monde arabe. Il se peut que la traduction en français opère une amélioration du texte initial arabe, surtout en poésie, rendant ces textes publiables. Mais ce ne seront en aucun cas des textes majeurs ni d’importance littéraire. Ils séduisent ici, pour des raisons idéologiques. Les milieux culturels et universitaires sont très ignorants en ce domaine et aiment se faire passer pour des soutiens des droits humains. Le problème aussi, c’est la contamination de ces milieux par le compassionnel et l’idéologie droit-de-l’hommiste. La littérature disparaît.
Cette guerre n'a pas donné lieu à une nouvelle écriture, contrairement à ce que prétendent ces auteurs. Bien au contraire, la littérature, notamment la poésie syrienne, ici en France, n’est absolument pas représentée par les banalités qui se publient. En revanche, la poésie syrienne qui s’écrit en Syrie demeure vivante dans le monde arabe mais largement ignorée ici. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de publier mon anthologie.
Comment avez-vous choisi les poètes ? Quelle est la démarche que vous avez suivie ?
Mon choix de poètes et de poèmes repose sur la valeur de l’expérience poétique de ces poètes. J’essaie de jeter une lumière sur cette poésie en donnant à entendre les voix des avant-gardes. En présentant la poésie syrienne, j’ai voulu représenter la poésie arabe contemporaine de la deuxième moitié du vingtième siècle, tous ses courants, et à travers tous ses représentants. Cette poésie est traversée par les mouvements qui ont marqué la poésie mondiale : le romantisme, le surréalisme, l’existentialisme, la poésie du quotidien… les courants qui ont œuvré à une transformation formelle.
Vous avez parlé de la traduction et de son rôle dans la poésie syrienne, pouvez-vous préciser ?
La poésie écrite en Syrie est ouverte aux poésies étrangères. Les traductions (T.S Eliot, E. Pound, W. Whitman, St-John Perse, R. Char, Rimbaud, A. Artaud, Baudelaire etc…) ont marqué le travail poétique des poètes de la deuxième modernité. La traduction de la troisième modernité des poètes des pays de l’Est, russes, bulgares et hongrois a grandement contribué à la conception de nouvelles propositions d’écriture. L’anthologie offre par conséquent au lecteur francophone l’occasion de découvrir un vaste domaine poétique et culturel qui s’inscrit dans l’expérience d’une histoire mouvementée, tragique, dont témoigne l’actualité.
Elle devrait sans nul doute permettre au lecteur d’enrichir sa propre expérience de même que sa connaissance de l’histoire d’un pays liée à notre histoire et de productions artistiques qui appartiennent au patrimoine de l’humanité.
Propos recueillis par Carole Mesrobian