Ressusciter Maïakovski, poète de la révolution de la pensée
Secouant les têtes par les explosions de la pensée,
dans le fracas de l’artillerie des cœurs,
se lève hors des temps
une révolution autre,
la troisième révolution,
de l’esprit.Lettre ouverte de Maïakovski au CC du PCR
expliquant quelques actes dudit Maïakovski
Qui est Vladimir Maïakovski ? Un poète contemporain de la révolution bolchévique (il a vingt ans en 1914), y adhérant passionnément, y demeurant fidèle malgré le totalitarisme, poète officiel du régime soviétique (malgré tout, c’est-à-dire avec un costume retaillé par la censure), érigé en monstre sacré par Staline. Un poète qui ne laisse pas indifférent, affublé d’éloges ou de critiques toujours extrêmes, coincé dans une vision du monde dramatiquement binaire opposant les prosoviétiques (communistes, marxistes, matérialistes) aux anti. Cette dualité idéologique a orienté la lecture de son œuvre et en a déformé et appauvri le sens.
Une fausse image du poète, qui mutile sa pensée
Maïakovski est peut-être une « star people » victime de son charisme. Il est devenu plus important que son œuvre, au point qu’on ne peut la lire sans le voir. Voyou à la chemise jaune à ses débuts, acteur d’un one-man-show délirant avec sa pièce Vladimir Maïakovski, premier rappeur à scander ses milliers de vers devant les foules déchaînées, comme aujourd’hui les rock stars. Ses amours ont fait l’objet de commentaires et de récits (après sa mort) dignes de la presse à ragots occidentale.
Il a été piégé par son image médiatique. L’esthétique des débuts de la photographie était sérieuse, les portraits adoptaient des poses hiératiques sombres. Ainsi disparaît son rire, son visage gai, enfantin, bouffon, son goût rabelaisien pour la joie, la dérision, qui se lit dans toute son œuvre. Cette iconographie tragique a déformé la lecture de ses textes, comme en témoignent les traductions existantes, comme s’ils avaient voulu faire correspondre ses textes à l’image qu’ils avaient de leur auteur, celle d’un amant maudit, celle d’un porte-drapeau du régime soviétique et celle d’un maniaco-dépressif. Or ces trois aspects, l’amoureux fou et malheureux, le révolutionnaire survolté et naïf, le tourmenté suicidaire, ne sont-ils pas l’archétype de ce qu’on appelle l’âme russe, étiquette réductrice, du même niveau de véracité que de dire que la France c’est « la vie en rose », par exemple ?
Pourtant Maïakovski a adopté deux stratégies pour qu’on l’oublie en tant qu’auteur : il s’est incorporé à son œuvre en tant que personnage, presque partout de façon systématique et très impersonnelle, peu intimiste (son poème L’homme, par exemple, en 1917, est sous-titré « Une chose »). Il s’est chosifié lui-même en donnant aux objets une place originale : ce sont eux qui réclament la révolution, c’est-à-dire une relation d’écoute et une réponse adaptée à leur appel. Dans son poème La 5e Internationale il se dévisse l’oreille puis le cou et monte ainsi pour avoir une vision panoramique puis céleste jusqu’à devenir « quelque chose comme une immense station de radio » pour écouter la musique des sphères.
La seconde stratégie qu’il a mise en œuvre pour éviter qu’on le prenne comme objet d’étude plutôt que ses textes est d’intégrer à ceux-ci leur propre critique, de façon à y répondre lui-même, pour éviter les méprises, les interprétations fausses (toujours dans La 5e Internationale) :
« Excusez, camarade Maïakovski, vous braillez tout le temps : “Un art socialiste, un art socialiste”. Et dans vos vers, il n’y a que “moi”, “moi” et “moi”. Je suis une radio, je suis une tour, je suis ceci, je suis cela. Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Il répond en intitulant son paragraphe « Pour les incultes », puis il revient à son poème : « Maintenant le poème lui-même » (c’est-à-dire après avoir exposé la méthode de dévissage et répondu aux critiques).
Une autre idée de l'amour : l'éveil d'une conscience philosophique
Peine perdue, car tous ont décrit son « ego surdimensionné », son « âme d’amant maudit », etc. Alors qu’il répète inlassablement le contraire : il est un grain de poussière, un ange, un nuage (Le Nuage en pantalon, 1915), et l’amour pour une femme n’est pas déterminant, il ne parle que de l’amour philosophique, avec Copernic pour rival (Lettre de Paris au camarade Kostrov sur la nature de l’amour, trad. CR) :
Aimer,
c’est hors des draps
déchirés par l’insomnie
s’arracher,
jaloux de Copernic,
de lui,
et non du mari de Maria Ivanovna,
en le prenant
pour son
rival.
Pour changer de regard sur cette œuvre, il faut oublier son auteur, le contexte historique et personnel, et les analyses existantes. Replonger dans le mot à mot du texte original fait apparaître, sous la plume de tous les traducteurs, des déformations surprenantes. Chaque vers traduit cache un sens étouffé, y compris le titre du poème Про это, par exemple, qui est à traduire simplement par À ce propos, en faisant le lien avec son poème précédent, La 5e Internationale, dont il est en réalité la troisième partie annoncée par le dernier vers (en prose, exceptionnellement) :
Le plus intéressant, bien sûr, commence maintenant. Personne d’entre vous ne connaît précisément les événements de la fin du XXIe siècle. Moi, je les connais. Et c’est ce que décrit ma troisième partie.
« Ce long poème (une cinquantaine de pages) est organisé en trois parties : "la ballade de la geôle de Reading", "la nuit de Noël", "la requête adressée à (s’il vous plaît, camarade chimiste, complétez vous-même)". Chaque partie est composée de sous-parties titrées en marge, 11 pour la première, 21 pour la deuxième, et 3 pour la dernière ("Foi", "Espérance", "Amour").
Le titre (Про это) a été traduit par "De ceci" ou encore "Sur ça". Maïakovski a l’art des titres slogans, des mots ultrasimples, des raccourcis percutants. Le sens de ce titre n’est pas dans le mot это, mais bien dans про ("à propos de, au sujet de, sur, quant à"). En réalité c’est surtout la préposition qui a une signification et c’est à dessein que это ("ça") doit être vidé de sens, puisque ce dont parle ce poème est innommable, comme le dit explicitement le prologue :
SUR QUOI – SUR ÇA ? À PROPOS DE QUOI ?
Dans ce thème Dans ce thème,
personnel, à la fois personnel
domestique, et petit,
chansonné par mille rechanté pas une fois
et mille voix, et pas cinq,
j’ai tourné, écureuil poétique, j’ai tourné, écureuil poétique,
et veux tourner encore une fois. et je veux tourner encore.
[...]
Le nom Le nom
de ce de
thème ce thème :
c’est l’a... ! ...... !
* * *
ПРО ЧТО – ПРО ЭТО?
В этой теме,
и личной
и мелкой,
герепетой не раз
и не пять,
я кружил поэтической белкой
и хочу кружиться опять.
[....]
Имя
этой
теме:
. . . . . . !
* * *
Le thème du poème n’est pas l’amour, il a prévenu lui-même cette méprise, en ridiculisant la poésie intimiste des amoureux malheureux gémissant sur leurs chagrins personnels ("La poésie c’est reste assis et gémis sur une rose..."). Sans le comprendre, on lui a même reproché d’être tombé dans l’ornière qu’il avait raillée, parce que le point de départ du thème de ce poème est une séparation prolongée d’avec la femme aimée. Mais expliquer l’œuvre d’un poète par sa biographie c’est la réduire et non l’éclairer, et s’il intègre l’anecdotique de sa vie dans son poème, il faut en chercher la signification dans son œuvre elle-même et non dans sa vie.
Ce thème est celui de la recherche d’une pensée différente, qui ne peut émerger que dans la solitude (dans la "geôle de Reading" où il s’est enfermé), qui aboutit à une transmutation (il se transforme en ours blanc), à une mort et à une résurrection symboliques, et fait accéder à une autre vision du monde, une autre compréhension de la vie : c’est la révolution intérieure. Ce thème est donc "à la fois personnel et petit" car c’est un travail sur soi en tant qu’individu (et non en tant qu’élément d’une classe sociale), et il concerne non l’ego (le moi psychologique qui enfle à mesure qu’on l’analyse) mais le je "petit", dans lequel se reflète l’univers. Le travail sur soi n’est pas grandiose, spectaculaire, il est invisible. La révolution intérieure s’opère par une inversion de la pensée qui, de dualiste, plate et verticale, devient ainsi une roue circulaire comme la cage de "l’écureuil poétique". Ce thème révolutionnaire est l’unique objet de toute son œuvre, chanté plus d’une fois et même plus de cinq (le chiffre cinq a son importance), c’est-à-dire déjà à travers Vladimir Maïakovski (1913), Le Nuage en pantalon (1914), La Flûte des vertèbres (1915), La Guerre et le Monde (1916), L’Homme (1917), Mystère-bouffe (1918), 150 000 000 (1920), J’aime (1922), La 5e Internationale (1922). Et si Maïakovski ne le nomme pas autrement que par des points de suspension, ce n’est pas pour jouer aux devinettes, car il utilise toujours un langage non sibyllin, le plus direct possible. C’est pour désigner littéralement l’indicible, suivi d’un point d’exclamation – l’émerveillement, la joie.
Cette étude analyse ainsi les œuvres du poète quasi dans l’ordre chronologique, à travers cinq axes ((Qui seront les axes qui vont définir la théorie de la pensée symbolique développée dans mon essai suivant, une nouvelle épistémologie apte à décrypter toute œuvre d'envergure.)) :
« La première partie de cette étude démystifie le thème de l’amour, qui n’est pas un sentiment mais un concept philosophique pour accomplir la révolution de la pensée. La deuxième partie dirige le projecteur sur le théâtre, instrument de l’appel, qui est l’appel des objets. La troisième partie analyse l’alliance, c’est-à-dire le lien de l’individu au langage créateur, à travers la poétique comme programme révolutionnaire. La quatrième partie montre comment les œuvres de propagande servent une autre révolution, non politique mais philosophique. La cinquième partie décrit à la fois le moteur de cette révolution, la joie et l’enthousiasme caractérisant l’esprit d’enfance, et son but, la résurrection, l’éveil. »
Elle propose une retraduction et une analyse rigoureuse des grands textes (les poèmes font plusieurs dizaines de pages), depuis Le Nuage en pantalon (1915) jusqu’au dernier, À pleine voix (1930), en passant par La Flûte des vertèbres,J’aime, La Guerre et le monde, L’homme, À ce propos... Sans oublier les cinq pièces de théâtre, Vladimir Maïakovski, Mystère-bouffe, La Punaise, Les Bains, et Moscou brûle. Mais aussi de nombreux vers (poèmes courts), entre autres Écoutez, À Sergueï Essenine, Vers sur le passeport soviétique, Vers posthumes.
Ce livre présente de larges extraits bilingues des œuvres analysées, dans la traduction existante avec en face à face la retraduction littérale proposée par l’auteur, suivies du texte en russe. Même les titres des poèmes sont retraduits pour respecter le mot à mot. Cette démarche est conforme à l’esthétique de Maïakovski, qui était contre toute volonté de faire du beau, de la poésie bien léchée.
L'appel à la révolution intérieure
Ainsi Maïakovski est le porte-drapeau non d’une révolution politique mais bien d’une révolution intérieure ayant pour modèle le Christ lui-même, figure qui a été censurée, puis très minimisée, incomprise. Le Nuage en pantalon devait s’intituler « Le 13e apôtre », titre refusé par la censure. Le programme de ce poème était : à bas votre amour, à bas votre art, à bas votre ordre, à bas votre religion. Tout en étant athée et anticlérical, il n’a pour tout horizon que la conscience christique, à travers les thèmes omniprésents de la crucifixion et de la résurrection. Il parle de sa vie comme d’un Évangile (dans L’Homme, poème singulier, ni religieux ni parodique), il se crucifie en permanence, dès le Nuage :
Mais moi parmi vous je suis son précurseur ;
je suis là où est la douleur, partout ;
sur chaque goutte du flot de larmes
je me suis crucifié sur la croix.
Dans la Flûte des vertèbres :
Je porterai mon amour,
comme l’apôtre des temps anciens,
par des milliers et des milliers de chemins....
La fête et ses couleurs, pour le jour d’aujourd’hui.
Que la magie
naisse, pareille à la mise en croix.
Voyez,
je suis rivé au papier
par les clous des mots.
Alors Maïakovski serait un maniaco-dépressif suicidaire ? L'analyse de son œuvre montre qu'elle est conduite avec une grande rigueur, la conscience lucide d’un projet global qui peut avoir pour seul titre La 5e Internationale, définie comme l’avènement d’une nouvelle ère d’amour universel. Une fois son œuvre achevée en ses huit parties annoncées, l’auteur décide de mettre fin à ses jours, mort préparée, en laissant quelques vers signifiant non un inachèvement mais sa résurrection, sa parole posthume.
Car il a demandé, dans les pages finales d’À ce propos (« Foi», « Espérance» et« Amour», thèmes typiquement christiques), à être ressuscité par ses mots, tel le Christ par son verbe (trad. CR) :
Ressuscite
au moins parce
que moi
en poète
je t’attendais,
j’avais rejeté l’absurdité quotidienne !
Ressuscite-moi
au moins pour ça !
Ressuscite
je veux finir de vivre ce qui est mien !
Afin qu’il n’y ait plus d’amour servile
conjugal,
concupiscent,
alimentaire.
Afin que, maudissant les lits,
se levant de sa couchette,
dans tout l’univers l’amour soit en marche.
La résurrection est sans aucun doute le véritable sens de sa démarche révolutionnaire, qui vise la révolution de la pensée et l’éveil de la conscience individuelle.
L’âme russe peinte par la pensée dualiste serait une attitude non maîtrisée dictée par la primauté brute des émotions, l’excès des réactions impulsives, l’impuissance désespérée d’un engagement collectif. Alors que Maïakovski réalise un projet fondé sur la raison mathématique, la lucidité implacable, la sagesse d’une conscience éveillée. L’appel à un éveil individuel n’est typique d’aucun peuple, mais universel. À moins que justement cette conscience humaine, proprement christique, à la fois orientale et occidentale, soit une sensibilité particulièrement russe, qu’aucun athéisme ne peut effacer et qu’aucun dogme religieux ne peut contraindre.