Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus

Par |2024-11-06T10:55:15+01:00 6 novembre 2024|Catégories : Essais & Chroniques, Joseph Ponthus|

Le 24 févri­er 2021, avec ce mes­sage infor­matif : « Joseph Pon­thus nous a quit­tés dans la nuit », je postais sur mon blog La rive des mots un extrait de son poème-réc­it À la ligne, ce chapitre 65 qui réson­nait trag­ique­ment, comme si la fin de par­cours, si jeune, de son auteur, était le prix à pay­er pour l’expérience d’ouvrier intéri­maire embauché dans les con­server­ies de pois­sons et les abat­toirs bre­tons, opposant a pos­te­ri­ori un arrêt bru­tal, un point, sans retour à la ligne, un point final, inter­rompant ain­si la pos­si­bil­ité de partage de tous ces textes dont ce poète était encore por­teur : « Et tous ces textes que je n’ai pas écrits / Pour­tant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de pro­duc­tion / Les phras­es étaient par­faites et sig­nifi­antes / S’en­chaî­naient les unes aux autres / Implaca­ble­ment / Où des alexan­drins son­naient comme Hugo / Tant sur la machine que sur l’hu­man­ité / Des son­nets de rêve »…

L’on peut se pren­dre alors à rêver au pro­longe­ment de cette vie volée au temps du tra­vail, à la vir­tu­al­ité de ces textes non encore rédigés dont À la ligne, ce pre­mier roman fon­da­teur, aurait été le sésame, mais la résis­tance qu’il fal­lut déploy­er pour l’existence, le dur labeur de la con­di­tion ouvrière con­tem­po­raine, dont un doc­u­men­taire dans lequel l’écrivain était inter­rogé en dévoilait le sort des « damnés », a opposé un trib­ut plus lourd peut-être à la fougue, à la com­bat­iv­ité, à la volon­té souri­ante du jeune poète qui mor­dait la vie. Car s’il est un sou­venir à garder de Joseph Pon­thus, dans la ren­con­tre que j’eus la chance de faire avec lui, pour la lec­ture col­lec­tive de son ouvrage, lors d’un moment de con­vivi­al­ité où il fut invité à pren­dre un repas entre amis, non loin de la ville de Nar­bonne que chante égale­ment le grand Charles Trenet, lui dont les refrains l’ont soutenu, il l’écrit lui-même, dans un entrain presque spin­oziste à une gai­eté qui désamorcerait cha­cune des caus­es des pas­sions tristes, c’est cette joie radieuse, grâce à laque­lle loin alors du tra­vail à la chaîne, ce dernier, peut-être déjà con­scient de l’issue fatale que lui pré­parait la mal­adie, mor­dait, lit­térale­ment, la vie, il ray­on­nait, tout au plaisir de se délecter des saveurs d’un plat, tout à l’affût d’un bon mot, d’un trait d’esprit, qui en agré­menterait le goût…

Joseph Pon­thus nous par­le de son livre À la ligne, feuil­lets d’u­sine (édi­tions La Table Ronde), dans l’émis­sion Dia­logues lit­téraires, réal­i­sa­tion : Ronan Loup. Inter­view par Lau­rence Bel­lon. Librairie Dialogues. 

Une vital­ité qui lui aura pour le moins per­mis de tenir à l’usine, par ces feuil­lets qu’il écrivait par ailleurs, le soir, au retour chez soi, dans un inven­taire métic­uleux des gestes appliqués à la ligne de pro­duc­tion, dont la ligne d’écriture était peut-être la con­ju­ra­tion : écartez la fatigue, la douleur, le bruit, le cauchemar que le corps encaisse, que la main note tout de même, mais que la poésie sub­lime, cette autre vie de let­tré qu’il a eue, venant embel­lir la dureté au jour le jour des cita­tions d’auteurs latins, des aven­tures des romans d’Alexandre Dumas, des envolées des poèmes de Guil­laume Apol­li­naire, quand il ne s’agit pas des airs des chan­sons de Vanes­sa Par­adis, Il y a lalala… Des comptines pop­u­laires aux vers libres, c’est sous toutes ces formes, ce cœur vivant d’une poésie authen­tique qui n’a cessé de pal­piter dans une telle épreuve, lui a don­né de la ressource, ce sec­ond souf­fle, cette autori­sa­tion à la sec­onde vie de l’embauche à se sauver par la pre­mière vie d’une jeunesse toute à la décou­verte de la lit­téra­ture, les deux inex­tri­ca­ble­ment liées, ne faisant qu’une, tra­ver­sée d’existence étu­di­ante, asso­cia­tive, ouvrière, frater­nelle, trame d’un com­bat extra­or­di­naire entre cet Ulysse inavoué et le géant Cyc­lope au corps de car­cass­es de bœufs et à la chair pétrie des tonnes de bulots, du boulot impi­toy­able qu’il abat­tait, portée par l’esquisse de cette ligne de fuite, pour repren­dre la ter­mi­nolo­gie philosophique deleuzi­enne, qui le tra­ver­sait et fai­sait de lui le héros d’une pos­si­ble trouée de tout un sys­tème d’exploitation, faisant fuir ce car­can de cal­vaire par toutes les lignes de force qu’il s’employa à déploy­er, lignes sal­va­tri­ces d’écriture à bras le corps, d’empoigne à la fois âpre et salu­taire du tra­vail à la chaîne, en offrande, en défini­tive, aux com­pagnons de lutte d’un pos­si­ble espace, au creux de ce quo­ti­di­en, de libéra­tion pour soi, pour les siens et pour les autres…

Joseph Pon­thus vous présente son ouvrage À la ligne : feuil­lets d’u­sine aux édi­tions La Table ronde. Ren­trée lit­téraire jan­vi­er 2019. Librairie mol­lat.

À l’injonction déli­cate de Bar­bara dans Per­limp­in­pin à ne pas poé­tis­er, à ne pas man­quer de déli­catesse, de tact, scrupule éthique qui se ram­i­fie dans l’élégance du style, la justesse de la forme de ce roman À la ligne, répond égale­ment le bou­can d’enfer de ces mêmes Feuil­lets d’usine d’où s’élève son chant, à la fois indi­vidu­el et col­lec­tif, per­son­nel et uni­versel, sans critère esthéti­sant, sans juge­ment de bon goût, une clameur pop­u­laire, dont il devient, au chapitre 48, à l’instar de Guil­laume Apol­li­naire, un chantre : « À l’usine on chante / Putain qu’on chante / On fre­donne dans sa tête / On hurle à tue-tête cou­vert par le bruit des machines / On sif­flote le même air entê­tant pen­dant deux heures / On a dans le crâne la même chan­son débile / enten­due à la radio le matin / C’est le plus beau passe-temps qui soit / Et ça aide à tenir le coup / Penser à autre chose / Aux paroles oubliées / Et à se met­tre en joie / Quand je ne sais que chanter / J’en reviens aux fon­da­men­taux / L’Internationale / Le Temps des ceris­es / La Semaine sanglante / Trenet / Tou­jours Trenet et encore / Le grand Charles « sans qui nous seri­ons tous des compt­a­bles » comme dis­ait Brel / Trenet qui met de la joie dans ce putain d’abattoir qui me fait sourire à mon épouse quand J’ai ta main dans ma main et puis La Folle Com­plainte reste quand même la plus belle chan­son de tous les temps ou Ménil­montant / L’Âme des poètes / Que je les cite / Reg­giani évidem­ment Daniel Darc Nougaro Brel Philip Buty Fersen Fréhel et la Môme Vian Jonasz les Frères Jacques ou Bashung les Wampas Fer­rat Bourvil Stro­mae NTM Anne Sylvestre et tou­jours Lep­rest et Bar­bara ». Véri­ta­ble ode à la joie de la chan­son française pour tenir, tenir encore, damer encore le pion à l’usure, à la mort, ce dont Joseph Pon­thus n’aura eu de cesse, citant néan­moins lors d’une dédi­cace priv­ilégiée, cette phrase latine trag­ique de l’historien lucide Tacite: « Ubi soli­tudinem faci­unt, pacem appelant. », « Lorsqu’ils font un désert, ils l’appellent paix. », enjeu tant poé­tique que poli­tique, clé égale pour ren­tr­er dans sa vie, son œuvre, nous y embar­quer, pré­science peut-être de l’épisode qui suiv­it, aveu d’un des­tin de celui qui préféra pour­tant à la sur­dité de l’ordre des choses la frag­ile beauté du poème… 

La Grande librairie, France Télévision.

Présentation de l’auteur

Joseph Ponthus

Joseph Pon­thus, né Bap­tiste Cor­net le , fait des études supérieures dans la région du Grand Est, à Reims et Nan­cy : hypokhâgne, et khâgne.

Il tra­vaille à la mairie de Nan­terre, comme édu­ca­teur spé­cial­isé, puis suit et aide des jeunes en dif­fi­culté. Avec qua­tre d’entre eux, il cosigne un livre, Nous… la cité, pub­lié en 2012 aux Édi­tions La Décou­verte. C’est le résul­tat d’ateliers d’écriture, mais aus­si un témoignage de ces jeunes sur leur quo­ti­di­en, et leur rap­port avec la société. L’éducateur racon­te aus­si son vécu.

En 2015, son mariage le con­duit en Bre­tagne, à Lori­ent. Ne trou­vant pas de tra­vail dans la con­ti­nu­ité de son activ­ité en région parisi­enne, il s’inscrit dans une agence d’intérim. Cette société lui pro­pose des postes suc­ces­sifs comme ouvri­er. Tout d’abord dans une con­server­ie de pois­sons, où il passe de la ligne des pois­sons frais, à celle des pois­sons panés, puis à l’égouttage des tofus et enfin à la cuis­son des bulots. L’emploi suiv­ant est dans un abattoir.

À la ligne est bien accueil­li par la cri­tique. Dans l’émis­sion La Grande Librairie, François Bus­nel fait de cette œuvre son coup de cœur du . En , l’ou­vrage reçoit le Grand prix RTL-Lire, puis, quelques semaines plus tard, le prix Régine-Deforges 2019, le prix Jean-Ami­la-Meck­­ert en , le Prix du pre­mier roman par les lecteurs des bib­lio­thèques de la Ville de Paris, en . Au mois de , il reçoit égale­ment le Prix Eugène-Dabit du roman pop­uliste et en juin 2020, le prix lit­téraire des étu­di­ants de Sci­ences Po. Avant même ces prix, l’ou­vrage béné­fi­cie d’un fort suc­cès en librairie.

Il témoigne en 2020 dans le doc­u­men­taire « Les Damnés, des ouvri­ers en abat­toir », d’Anne-Sophie Reinhardt.

Il meurt dans la nuit du 23 au des suites d’un can­cer, à 42 ans. Une librairie, À La ligne, du nom du dernier livre de Pon­thus, ouvre ses portes peu de temps après son décès à Lorient.

© Crédits pho­tos Archives Thier­ry Creux.

Bibliographie

Romans

  • 2012 : Nous… la cité édi­tions La Décou­verte (col­lec­tif)20
  • 2019 : À la ligne, édi­tions de la Table ronde – Grand prix RTL-Lire 201921

Autres écrits

  • 2021 : Aux flâneurs des deux rives, pré­face à Je ne sais écrire que ma vie, d’Hen­ri Calet, Press­es uni­ver­si­taires de Lyon
  • 2021 : Ne vivent haut que ceux qui rêvent [archive] hom­mage col­lec­tif à Xavier Grall, Joseph Pon­thus : “À l’in­con­nue qui nous dévore”, p. 35 à 40, édi­tions Calligrammes

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.

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