Retour au pays d’avant-naître : lire (ou relire) Gilbert-Lecomte

Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943), figure mythique pour certains et génie méconnu pour d’autres, était, avec Roger Vailland et René Daumal, l’un des fondateurs du Grand Jeu, groupe rival des surréalistes. Il faut lire son œuvre principale, La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, pour comprendre la singularité de cet auteur qui s’était promis d’écrire peu, « de n’écrire que l’essentiel. »

En abordant ce recueil de Gilbert-Lecomte, le lecteur ne tardera pas à retracer l’influence rimbaldienne par la volonté du poète de se faire voyant, de dépasser les limites du langage. Mais peu à peu, au fil des pages, l’œuvre du poète se veut toujours plus exigeante, évoquant une quête des origines carburant à des « énergies destructrices à faire sauter le monde ». Artaud, qui a préfacé le livre, saluera « ce ton organique, cette atmosphère déchirée d'organes, cet air fœtal, humide, ardent, qui prend sa source à la source de toute vie. », particulièrement frappant dans les trois dernières sections du recueil (la Mort le Vide et le Vent).

Roger Glbert-Lecomte, Je veux être confondu ou La Halte du prophète, France Culture, Hommage à Roger Gilbert-Lecomte par Pierre Minet, voix  Alain Cuny.

Le lecteur contemporain, confronté à l’imminence d’un effondrement de notre civilisation thermo-industrielle, tombera sur de nombreux passages prophétiques, époustouflants, qui redonnent une perspective inusitée à cette œuvre longtemps oubliée :

 

À l'orient pâle où l'éther agonise
À l'occident des nuits des grandes eaux
Au septentrion des tourbillons et des tempêtes
Au sud béni de la cendre des morts.

 

Souvent, création et destruction, quête des origines et instinct de mort se confondent, conférant à ces poèmes une troublante actualité :

 

Pourquoi mourir encore alors qu'on vient de naître
À la vie à la mort

Sous le rire concave du ciel
Quand la nuit ronge

Que la tête à l'envers sombre sous l'horizon
Lestée d'un poids universel à la mâchoire
Hantée d'un vide universel à la mémoire.

                             ∗∗∗

Il remontait si loin le courant de sa vie
qu’il se trouvait perdu au pays à l’envers
où l’on erre avant la naissance

Il rêvait rêvait-il
il changeait de planète
S’éveillant, s’endormant sans cesse et tour à tour
au tic tac cérébrale de l’horloge du sang

S'endormant sans cesse dans des sommeils plus creux

S'éveillant chaque fois plus loin dans la lumière
Plus près du feu
Plus bas dans l'eau mortelle des ténèbres.

Le recueil se termine par des textes de Lecomte, la plupart publiés dans les numéros de la revue Le Grand Jeu. Ces textes permettent de saisir toute l’ampleur de la démarche des auteurs du Grand Jeu, qui comportait une part de risque et d’engagement au moins égales à celles des surréalistes.

Roger Gilbert-Lecomte, Je n'ai pas peur du vent. 

L’horrible révélation…la seule, qui évoque, sur un mode prophétique, la destruction de l’Occident et les potentialités cachées de l’esprit, reste un incontournable de Gilbert-Lecomte, qui met ses connaissances philosophiques et métaphysiques au service d’une révélation implacable :

 

Ton esprit d’Occident n’était qu’un moment de l’évolution didactique du

grand Esprit.

O vexation, tu n’étais même que le moment négatif de l’esprit du sauvage et

vos contradictions vont s’identifier. 

                                                       ∗∗∗

Souvenez-vous, hommes, du fond caverneux de vous-mêmes : votre peau n’a pas toujours été votre limite. Il fut un temps où la conscience n’était pas emprisonnée dans cette outre puante, un temps où le cercle magique des horizons lui-même ne suffisait pas à emprisonner l’homme. Et je ne parle pas seulement d’Eden dont les clôtures étaient de rêve.

Il faut lire ou relire Gilbert-Lecomte en 2020 et profiter pleinement des fulgurances du poète, qui jettent un éclairage particulièrement frappant sur nos ténèbres contemporaines.

Roger Gilbert-Lecomte, Hommage exceptionnel dans l'émission "Soirées de Paris", dédié aux poètes du XXème siècle, diffusée le 29 décembre 1963 sur la Chaîne Parisienne, réalisée par Pierre Minet et Michel Duplessis, avec le témoignage de proches. 

Présentation de l’auteur

Roger Gilbert-Lecomte

Né à Reims le 18 mai 1907, Roger Lecomte – qui deviendra Roger Gilbert-Lecomte en 1928 pour se démarquer de son père – est un poète rémois et pilier de la revue Le Grand Jeu.

Il fait ses études secondaires au lycée des Bons Enfants de Reims où il  rencontre René Daumal, Robert Meyrat et Roger Vailland. Les quatre lycéens forment ensemble le groupe des « Phrères simplistes ». Le groupe d’amis obéit à la doctrine du « simplisme », qui consiste à préserver résolument l'esprit de l'enfance.

Il entre^rend ensuite des études de médecine, et rencontre Léon Pierre-Quint, co-responsable des Editions du Sagittaire, qui apporte une aide précieuse aux Phrères et au peintre Joseph Sima pour créer la revue Le Grand Jeu en 1928 (BM Reims, RES ATL 125). La revue se place à la fois dans la mouvance du surréalisme et dans le refus de s’y fondre. Ce positionnement déplait à André Breton qui attaque vec virulence Roger Vailland. Ce dernier quitte la revue qui va s'effondrer. Roger Gilbert-Lecomte sombre de plus en plus dans la drogue. Il publie en 1933 La Vie, l'Amour, la Mort, Le Vide et le Vent, ainsi que Le Miroir noir en 1938. C’est finalement à l’âge de 36 ans qu’il décède à Paris, le 31 décembre 1943.

        Bibliographie

  • Le Grand Jeu, revue (la collection complète, c'est-à-dire les numéros 1, 2 et 3, ainsi que les épreuves du numéro 4 jamais paru, a fait l'objet d'un reprint par les éditions Jean-Michel Place en 1977).
  • La Vie, l'Amour, la Mort, Le Vide et le Vent, éditions des Cahiers libres, 1933. Rééd. par les éditions Prairial, 2014.
  • Le Miroir noir, coll. « les feuillets de Sagesse », éd. Tschann, 1937. Rééd. à la suite du précédent recueil par les éditions Prairial, 20

        Parutions  posthumes

  • Testament, Gallimard, coll. « Métamorphoses », 1955.
  • Monsieur Morphée, empoisonneur public, Fata Morgana, 1966 ; rééd. Allia, 2011.
  • Arthur Rimbaud, préface de Bernard Noël, Fata Morgana, 1971 ; rééd. Éditions Lurlure, 2021.
  • Correspondance. Lettres adressées à René Daumal, Roger Vailland, René Maublanc, Pierre Minet, Véra Milanova et Jean Puyaubertn Gallimard, 1971.
  • Tétanos mystique, Fata Morgana, 1972.
  • L'Horrible révélation, la seule..., Fata Morgana, 1973.
  • Œuvres complètes, 2 tomes, Gallimard, 1974-1977.
  • Caves en plein ciel, Fata Morgana, 1977.
  • Neuf haï kaï, Fata Morgana, 1977.
  • Poèmes et chroniques retrouvés, éd. Rougerie, 1982.
  • Lettre à Benjamin Fondane, éd. Les Cahiers des Brisants, 1985.
  • Mes chers petits éternels, L'Éther Vague, 1992.
  • Joseph Sima, éd. L'Atelier des Brisants, 2001.
  • Écritures, éditions Marguerite Waknine, 2015.

Poèmes choisis

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