Nous espérons, faisant un compte rendu du n° 38 de la revue Les Hommes sans Epaules, ne pas déclencher un « séisme » dans le microcosme poétique français. On nous a reproché, dans un passé récent, notre liberté d’expression, au point même de nous demander, par des voies détournées, de retirer de notre magazine quelque note de lecture jugée « malhonnête ». Bigre ! Dans ce pays démocratique, les démocrates en chef voudraient maitriser la liberté de parole, pourtant l’un des principes fondamentaux de cette même démocratie. Les démocrates en chef voudraient viser avant publication les articles que l’on va écrire sur les lieux dans lesquels ils publient, sans s’être avisés eux-mêmes que lesdits lieux n’allaient pas ôter de leurs murs, par respect pour leur identité, les décorations leur semblant d’extrême mauvais goût, et donner leur quitus avant publication. Bigre Bigre ! Depuis quel site juge-t-on l’honnêteté ou la malhonnêteté des intentions d’autrui ? Bigre Bigre Bigre, depuis la probité du cœur, sans aucun doute.
Nous tremblons donc, malhonnêtes que nous sommes, et malhonnêtes de complexion car nous sommes nés dans une démocratie et n’avons connu, fort de notre très jeune âge, que cette démocratie, malhonnêtes de complexion car cette démocratie nous a formé. Et nous tenions la liberté de parole comme allant de soi quand elle semble ne pas aller de soi, si l’on en croit les démocrates en chef. Nous tremblons de déplaire aux démocrates en chef, et nous excusons par avance auprès d’eux si nous ne disons pas exactement ce qu’ils ont besoin que nous disions sur eux. Nous tremblons à l’idée qu’à travers ce que nous allons écrire, ils fassent des amalgames à travers nos propos alors que telle ne sera pas notre intention, mais malhonnêtement formés et la malhonnêteté appartenant à notre complexion profonde, nous sommes pétris d’angoisse à l’idée de déplaire à ceux qui surveillent nos paroles comme s’ils avaient fondé la démocratie. Il faudrait bien cesser alors de prendre la parole mais cela entrerait en contradiction avec le programme démocratique qui légitime notre existence alors nous tremblons, et nous parlons quand même, malhonnêtement, car telle est notre complexion profonde que les démocrates en chef — grâce soit rendue à leur esprit de tolérance — ont coulé en nous. Nous tremblons, élèves que nous sommes, face à nos maitres les démocrates en chef en tendant par avance nos doigts pour recevoir le légitime coup de règle correcteur.
Les Hommes sans Epaules consacrent en leur n°38 un dossier à Roger Kowalski. Nous espérons, pour les animateurs de cette belle revue, que les signataires de ce dossier ne confondent pas “dossier” avec “numéro spécial”, ce qui poserait un problème d’entendement lié peut-être à l’organisation démocratique. Car qui signe un article dans un dossier ne peut pas demander aux Hommes sans Epaules de devenir d’un coup d’un seul des Hommes avec Epaules. Après tout, lorsqu’on signe un article dans les Hommes sans Epaules, ont sait bien que les hommes, ici, n’ont pas d’Epaules, ni les femmes d’ailleurs. Bigre ! Tremblons tous pour les Hommes sans Epaules, à qui l’on pourrait demander, démocrates en chef obligent , de mettre sur le champ des épaules car, quoi ! Des hommes sans épaules, cela ne cadre pas avec l’identité de la majorité des hommes. Ni des femmes d’ailleurs. Mais les signataires de dossiers, d’une revue à une autre, ne se ressemblent pas, et gageons que François Montmaneix, qui a coordonné ce beau dossier, soit déjà lui-même un Homme sans épaules, comme César Birène, Guy Chambelland, Yves Martin, Alain Bosquet, Annie Salager, Lionel Ray, Jean Orizet, Jean-Yves Debreuille, Jean-Luc Léridon, Jacques Dugelay, Janine Berdin et Roger Kowalski lui-même. Sinon, hop ! Police démocratique : allez tous vous faire greffer des épaules et plus vite que ça.
Nous tremblons.
Notre regard porte son attention — nous tentons pourtant de le détourner de ces fausses voies, de ces possibles interprétations politiques, mais bigre ! rien n’y fait — sur un texte inédit signé Kowalski lui-même, texte racontant comment l’écriture est née en lui : “Voici que pour la première fois venait au jour ce qui ne m’avait pas été demandé par qui avait autorité sur moi ; j’étais donc libre enfin ; et il suffisait de peu de choses : laisser une trace à laquelle il me serait loisible de revenir quand il conviendrait ; ces choses que je pouvais nommer, la légère honte que j’éprouvais à les dire, puis la relecture à mi-voix et parfois quelque chose d’un ordre musical, qui me soulevait de terre, la crainte, la terrible peur de ne plus jamais retrouver ces moments-là.”
La parole. La poésie. La liberté. Contre tout ce qui peut avoir “autorité” sur soi. Devenir libre et s’affranchir de la pesanteur terrestre. “Au premier degré ?”, nous demanderont les démocrates en chef ? Non pas, oserons-nous balbutier la tête basse, non pas. Se soulever de terre est impossible, nous avons appris Newton. Ne s’agirait-il, ici, d’un affranchissement spirituel ?
La poésie comme affranchissement spirituel, comme véhicule d’élévation, contre tous les totalitarismes ayant cours du temps de Kowalski comme du temps d’aujourd’hui comme du temps de tous les temps ? Atteindre le Poème pour s’affranchir des contraintes du devenir ? Ce langage, si Parménidien, nous obligerait en tant qu’humain devant répondre à la grande simulation de réalité dans laquelle se trouve engoncée l’humanité. Et face aux petits soucis égotiques de nos démocrates en chef plus démocrates que le pape des démocrates lui-même, incapables de se confronter au réel en tant qu’il est, et qui, au nom de la liberté, demandent le retrait d’une note de lecture libre, et tandis qu’à Jérusalem un bébé est écrasé par une voiture bélier, que le Moyen Orient s’enflamme du fait de l’intégrisme islamiste, que le Canada subit un attentat islamiste radical… nos démocrates en chef, eux, tiennent le refrain lancinant d’un christianisme qui menacerait les libertés fondamentales, nous affirmons que le poème est le champ politique absolu de ce qui doit habiter l’humain aujourd’hui, individuellement, collectivement, politiquement, métaphysiquement.
La grande faiblesse de nos démocrates en chef relève du lien ! Du lien avec le Poème multiforme et multiface. Et capable d’intégrer des saints, des papes, des alcooliques, des dépravés, des artausiens même sans doute, et même des illettrés, dans ses armées. Sans ce lien vital, pas de Poème, mais de l’intégrisme, par exemple démocratique. Voire de l’intolérance. Voire même du totalitarisme. Qui parle depuis le site-de-ce-manque-de-lien est-il poète ? La question peut être posée. Mieux vaut ne pas se présenter en chef de la démocratie lorsqu’on travaille pour la démocratie. C’est, ici, ce que nous tâchons de faire.
L’ambition d’un recours au Poème, — nombreuses sont les revues et les hommes et les femmes à le comprendre et à vivre cette ambition, et les Hommes sans Epaules en sont — est de ne pas parler qu’aux seuls élus. Toute ambition, qui s’oppose manifestement aux visées des égos, toute ambition de liberté ne peut s’accomplir que par le poétique. Toute grande figure politique est mue par une essence poétique. Ceux qui ne le furent pas transformèrent leur pays en dictature ou conduisirent les peuples à la désillusion et au désenchantement. Et si le général Massoud fut assassiné, c’est parce qu’il portait la liberté politique de son peuple poétiquement. Ce que ne comprit pas le Gouvernement des Etats-Unis qui ne voulut pas dialoguer avec lui parce qu’il ne parlait pas… l’anglais. Difficile de mieux démontrer l’impérialisme démocratique.
L’ambition d’un recours au Poème est qu’une prise de conscience par un peuple domestiqué se produise au niveau purement politique, dans ce que le poétique vécu à grande échelle, à l’échelle collective, à l’échelle d’un peuple, d’un ensemble de peuples, contient de puissance agissante.
Le recours au Poème n’entend pas s’adresser seulement à ceux qui écrivent déjà de la poésie, mais aussi, et surtout, à ceux qui ignorent en eux la puissance poétique qui leur assurera la liberté et la vie dans ce système liberticide. Car c’est là notre seule chance, individuelle, certes, mais surtout collective : la reconnaissance de notre pouvoir poétique intérieur en vue d’un agir libérateur. Le reste appartient à la survie, n’en déplaise aux démocrates en chef.
“Voici que pour la première fois venait au jour ce qui ne m’avait pas été demandé par qui avait autorité sur moi ; j’étais donc libre enfin”.
La révélation de Kowalski est politique, elle est métaphysique, elle se joue par le poétique. Plus nous serons nombreux à comprendre cela, moins l’organisation inique qui gouverne actuellement tout l’humain aura de prise sur nous. Qui ne veut pas comprendre cela ne se situe pas au niveau du Poème : qu’il soit chrétien, athée, bouddhiste, soufi, musulman, démocrate, républicain, royaliste, pieux, iconoclaste, iconoclaste pieux, sodomite, clitoridien, adepte de paypal, sain d’esprit etc… tous nous pouvons avoir accès à la force poétique intérieure qui conduira notre action sur une voie libre de toute autorité sur soi.
Montmaneix, qui dirige le dossier Kowalski, l’avait bien connu. Avec les autres signataires, dont certains étaient ses amis, il nous présente un poète aux allures aristocrate, de cette aristocratie qui signifie que Kowalski n’enviait rien à personne puisqu’il possédait tout en possédant le poème. Il aurait eu 80 ans cette année, est resté plutôt méconnu dans le microcosme poétique, se gardant des modes d’alors, de la poésie de laboratoire, de la fatigue qui s’abattait sur le langage. Il œuvrait en joaillier du vers pour une parole intérieure car, comme le dit Alain Bosquet en parlant de ses poèmes : “il n’y en a jamais un seul où il y ait une syllabe inutile”. Kowalski est mort en 1975 des suites d’une opération cardiaque. Il vivait poème, dormait peu, consuma sa vie en poème. Nous nous joignons, en tant que lecteur, aux remerciements que François Montmaneix adresse aux Hommes sans Epaules pour avoir accueilli ce dossier hommage. Montmaneix, lui, savait où il mettait les pieds en écrivant pour les Hommes sans Epaules.
Nous trouverons aussi, en ce fort beau n°38, dans la partie porteurs de feu, un portrait de Gisèle Prassinos, qui découvrit l’écriture automatique à 16 ans, en la pratiquant d’elle-même, sans savoir que ce qu’elle écrivait était dans le même temps conceptualisé par un André Breton au départ incrédule de constater que ses recherches étaient vécus par une jeune adolescente aux accents de génie. Breton fit authentifier les textes de Prassinos, la fit créer des poèmes sous les yeux des grands surréalistes d’alors. Une synchronicité troublante, comme toujours, apportant de l’eau au moulin de Breton. Mais Prassinos ne se limita pas à l’exercice de cette pratique d’écriture (dont elle ne reconnaissait d’ailleurs pas elle-même la dimension automatique) : elle évolua vers d’autres horizons poétiques, ce que développe avec grand intérêt Christophe Dauphin.
Un autre portrait de Gilbert Lely, signé Sarane Alexandrian, trouve également sa place dans les porteurs de feu, accompagné par des poèmes hauts en couleurs (sexuelles), de Lely.
Ce n° des Hommes sans Epaules est introduit par un éditorial de Georges-Emmanuel Clancier, qui a fêté ses 100 ans cette année. Nous y apprenons, entre autres, que pour le poète ayant traversé les horreurs du XXème siècle, si Dieu existe, alors il se nomme le diable. Nous y apprenons aussi que : “Ma désespérance tient au fait que j’ai cru au progrès”. Nous retombons encore, bien malgré nous, sur la dimension parménidienne des poèmes de Kowalski. Car le choix du progrès, c’est le choix des étants qui passent, le choix des errants, des mortels, ne voyant dans leur propre existence que l’entière réalité, contre le choix de la permanence qu’induit toute relation avec le “il y a”.
Un autre hommage tient une place importante dans cette livraison : hommage au poète Paul Pugnaud par Matthieu Baumier. Nous avions nous même rendu hommage à Pugnaud, et nous retiendrons, du beau texte de Baumier, ceci : “Paul Pugnaud avait une très haute idée de la poésie et il savait, profondément, combien les mots que nous écrivons sous forme de poèmes sont une façon d’être écrits par la voix même du poème, cela même qui forme le plus que réel auquel nous accédons peu.”
Nous trouverons, également, de beaux poèmes de Paul Farellier, Elodia Turqui, Alain Simon, Jacques Simonomis, Christophe Dauphin, mais aussi Juan Gelman, Michel Voiturier, Yves Boutroue, Hervé Sixte-Bourbon, Emmanuelle Le Cam, Franck Balandier.
Nous terminerons ce compte rendu de lecture par un poème de Roger Kowalski, en invitant tout lecteur à entendre ce n° 38 des Hommes sans Epaules, car là aussi se joue, sans trembler, le recours au Poème.
L’AUTRE FACE
Vois : j’ai posé sur le papier un point d’encre très noire ; ce feu sombre est l’eau même de la nuit ; un silence d’étoiles échevelées.
Il suffit de peu de chose, presque rien ; une syllabe, une consonne et je deviens tempête : un geste de l’arbre, et cent racines me lient ;
le pas des filles de mémoire, et je tourne vers ta face un oeil qu’emplit une plainte égarée ; écoute : quelque chose ici n’est point de ce monde ;
ni le verbe, ni le point où s’articule un discours entrepris dans l’ennui, mais la profonde, chaste et noire encre sur ton masque de papier.
Les Hommes sans Epaules
8 rue Charles Moiroud
95440 Ecouen-France
www.leshommessansepaules.com
les.hse@orange.fr
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