Revue Traversées

Fondée en 1993, Traversées témoigne encore d'une belle verdeur : titulaire de plusieurs prix ((En 2012, le prix de la presse poétique parisienne, en 2015, le "Godefroid "Culture" de la Province du Luxembourg, ainsi que le prix Cassiopée du Cénacle européen à Paris)), la revue, qui a 25 ans, a sorti son 86ème numéro en décembre 2017, avec pas moins de 160 pages sur papier glacé au format 15x21, sous une belle couverture illustrée pleine page d'une photo en noir&blanc (de nombreuses photos intérieures ponctuent également la lecture).

On y découvre 32 auteurs, plus ou moins connus (aucune notice biographique ne permet de se repérer), et des textes variés : prose narrative, poèmes en prose, en vers libres ou rimés... L'édito, discrètement placé en fin de volume, ne guide pas le lecteur, livré à lui-même pour accomplir le rituel de la lecture, évoqué là par Patrice Breno comme une longue maladie dont la revue apaiserait les souffrances. Et pourquoi pas? Au plaisir de la découverte, j'ai fait le parcours logique en suivant l'ordre des pages, glanant au passage de belles surprises, et des moments de pur bonheur.

Le premier texte présenté est une nouvelle assez longue (elle s'étend sur 7 pages) d'Eve Vila, que connaissent les lecteurs du Cafard hérétique et de la revue Rue Saint-Ambroise. Je ne ferais pas de détestable "spoiler" de ce récit, intitulé "Paysages de la soif" – juste indiquer que le cadre en est ferroviaire, et met en scène une narratrice dont la fascination pour une silhouette entrevue l'amène à changer de route, et poursuivre ce double insaisissable, qui lui fait découvrir "la liberté que donne le désir nu".

traversées n. 86 déc 2017

Revue Traversées, n. 86, décembre 2017, 160 p. Abonnement 4 numéros : 30 euros,
Abonnement sur le site

La nouvelle suivante n'apparaîtra qu'après "Damages", longue suite de poèmes de Christian Viguier (pp.10 à 29) – série de questionnements méditatifs autour de la disparition d'un être cher, de son destin d'outre-monde et des liens qu'il conserve avec le monde des vivants :

Dans cent ans ou mille ans
où sera inscrite ta mort
à l'intérieur de quel nuage
à l'intérieur de quel corbeau
et de quelle nuit?

Le récit de François Teyssandier (pp. 30 à 44) évoque, dans une ambiance de réalisme poétique ou de fantastique social, qui m'a fait beaucoup penser à Dino Buzzati, les conséquences d'une chute constatée par un employé sur son lieu de travail : "Ce lundi, vers onze heures, Léonard G. vit brusquement passer devant la baie vitrée de son bureau qui surplombait une avenue la silhouette furtive d'un homme". Quant à la chute de la nouvelle, je vous la laisse découvrir – elle est bien là en abîme.

Suivent des sélections plus brèves de Nicolas Savignat, Mustapha Sala, J.P Pisetta et Jean-Pierre Parra, dont le cheminement spirituel et temporel m'a touchée :

tu poursuis
spirale du temps chevauché
la quête de la vie sourde
qui n'a pas de fin

&

(...)
tu parcours
mûri et fortifié par l'âge
la route allongée adoucie par l'esprit.

On rencontre Damien Paisant, Béatrice Pailler, Dieudonné François Ndje Man, puis les "Chroniques de mon moulin" de Choupie Moysan, illustré de photos dont une de l'auteure (plasticienne et haïkuiste par ailleurs, ainsi qu'on le découvre sur son site), dont l'écriture presque pongienne n'est pas sans attrait – à titre d'exemple, ce final de Les Ronces :

Elles vampirisent de leurs filandres robustes un sol acquis à leur cause depuis des années et ne comptent pas laisser le terrain, tel un cancer, jamais en rémission, toujours en déplacement !

Les ronces pourpres
coriaces sous un gel vif
Les lèvres bleuies

Suivent les textes d'Arnaud Leconte, Michel Lamart, Vital Lahaye et Miloud Keddar : puis l'écriture baroque et précieuse de Nicolas Jaen, évoquant avec de belles images le couple dans une série de variations sur l'amour, Georges Jacquemin, avec de brefs poèmes-sensations méditant sur le "rien" ("Il faut bien que quelqu'un se dévoue / Aux œuvres du rien"), Leafar Izen, François Ibanez ; et encore Bie Hu, Sandrine Davin, Pietro Chiara, auteur italien dont la traduction d'une nouvelle, extraite de L'Uovo al cianuro, présente un monde qui semble aussi dystopique que Les Falaises de Marbre d'Ernst Junger.

Feuilletant dans l'ordre, je trouve Muriel Carrupt et Francesca Caroutch – et je découvre les magnifiques poèmes d'amour de Terze Caf, la seule, avec sa traductrice, Sandrine Traïda, à bénéficier d'une note biographique et de textes bilingues – kurde/français.

Depuis des dizaines d'années
Dans mes paumes
Je fais don d'amour
(...)
Je pleure pour ma mère... Seulement.
Cette mère lumineuse aux paumes remplies d'amour,
Elle est morte dans la solitude.

Après Alexis Buffet, et une série d'Alain Brissiaud – ode à la femme perdue – "Sois désireuse, ô ma protégée", d'autres poètes encore, évoquant la solitude, l'oiseau du poète, "Les choses qu'on ne dit pas", et une émouvante nouvelle de Laureline Amanieux "Le Chant de la mer". C'est à la fin du recueil que le lecteur rencontre la voix de Patrick Breno, qui dans son édito évoque "la longue maladie de lire" – on pourrait dire de re-lire, tant ce numéro tend des traverses qui font résonner les textes selon le point de départ qu'on choisit.