Revue Voix d’encre, numéro 66

Revue de poésie contemporaine qui paraît deux fois l’an, au printemps et à l’automne, Voix d’encre publie, dans les pages de son numéro 66, des extraits d’œuvres inédites des « alliés substantiels » du temps présent ainsi que de celles de quelques grands aînés d’hier, selon les mots de son fondateur, pour agrandir davantage les domaines où nous voulons respirer et parcourir le monde comme tous les possibles, toutes les dimensions du jour comme les innombrables ailleurs, citant la réflexion d’un de ses « alliés » : « Il faut encore, comme le voulait Alain Borne : « ne pas mourir au moins avant d’avoir allumé pour jamais un brasier de mots tellement clair et brûlant qu’il semble les choses mêmes ».

Le livre, les livres, auxquels renvoie cette belle revue aux peintures ici de Ghani Ghouar, pour mieux illustrer les univers de chacun des auteurs, dans des jaunes mats, des rouges ardents et des noirs abrasifs, s’avèrent l’espace, les espaces d’une scène de papier où se mêlent les gestes croisés du poème et de la création graphique, l’entrelacement de l’expression verbale à l’expression picturale, dans ce double mouvement dont la figure majeure d’Henri Michaux fut l’un des précurseurs, selon sa définition même de l’existence ainsi envisagée dans sa créativité : « Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ».

Ainsi, Six poèmes de Robert Kelly, dans leur traduction de l’américain par Christian Garcin, témoignent-ils de la liberté de ton d’un des principaux poètes outre-Atlantique, dont la question si humaine de Transfiguration résonne comme une interpellation aux « frères humains » : « On nous appelle humains parce que / les mots passent à travers nous et nous font mal / on nous appelle humains / parce que nous écoutons mais n’entendons pas / le mot par lequel tu me désignes – est-ce que tu me désignes ? » Impossible communication comme prélude à la plongée dans les ténèbres d’Au moins la nuit de Jean-Baptiste Pedini et à laquelle le poème préliminaire fait écho : « Réveillé en sursaut, on part chercher les paroles défaites, les cœurs qui battent en fond sonore. Loin des messes basses de l’obscurité, de l’immobilité des mots, des bouts de muscles acérés. Simplement loin d’ici. Plus bas il y a d’autres échos, d’autres lenteurs. Et tout un groupe d’ombres est debout sur le quai et pleure doucement, regarde l’eau comme une amie fragile. Le mouvement, la distance en reflet, les soubresauts du ciel. Tout s’agite dans l’œil. Tourbillons insistants, petites pointes aux flancs de l’être. On va dans la nuit comme va un chagrin. »

 

 

Revue Voix d'encre n°66, couverture Ghani Ghouar, mars 2022, 68 pages, 12 €.

À la cuisse de Cranach de Lara Dopff enfante, elle, les pigments d’une nuit matricielle dont elle livre le secret dès les premiers vers : « pour une femme, / la peinture est ce qui / s’écoule de l’arête / de ses jambes jusqu’à la terre. / délivrance / les habitants de Çatalhöyük / fixèrent cette écriture. / les femmes ont en elles / une peinture de la délivrance / et une délivrance de la peinture. » Retournement ironique, la danse que Kamel Tijane esquisse, dans La vie est une marelle d’unijambiste, est celle de cette misérable Marelle éponyme : « La vie est une marelle / Mal dessinée / Sur laquelle je saute / Comme un unijambiste / Je lève les yeux / Des chaussures accrochées / À une corde à linge / M’observant comme des sphynx / Épuisés par les énigmes ». Introduction à la petite musique des Quatuors de Michaël Glück notée au monastère de saorgue : « boite à musique avec danseuse de porcelaine et tutu salue petite boîte à musique grinçante douce grimace acidulée le temps passe et tourne tourne en valse déglinguée ». 

L’ultime paragraphe de l’essai méconnu de Georges Orwell, publié en 1946, Quelques réflexions sur le crapaud commun, traduit de l’anglais par Alain Blanc, enfin, sonne, à travers la réhabilitation de la figure du crapaud, comme un éloge éminemment engagé, à la fois poétique et politique, d’un printemps en regain de vitalité contre toutes les formes réductrices des pouvoirs : « En tout cas le printemps est bien là, même dans les quartiers nord de Londres, et on peut vous empêcher d’en profiter. C’est une réflexion satisfaisante. Que de fois je suis resté debout à observer les crapauds s’accoupler, ou un couple de lièvres faire un match de boxe dans les jeunes maïs, et j’ai pensé à toutes les personnes importantes qui comme vous ne sont pas vraiment malades, affamées, effrayées ou emmurées dans une prison ou un camp de vacances, le printemps est toujours le printemps ! Les bombes atomiques s’accumulent dans les usines, la police rôde dans les villes, les mensonges s’écoulent des haut-parleurs, mais la terre tourne toujours autour du soleil, et ni les dictateurs ni les bureaucrates, même s’ils désapprouvent profondément le processus, ne sont en mesure de l’empêcher. »