On ne présente plus Richard Brautigan, et pourtant, qui est-il ? « The last of the Beats» ? ou un poète toujours non identifié dans la sphère de la poésie ?
Brièvement, il est né en 1935 à Tacoma dans l’Etat de Washington, a vécu à Eugene dans l’Oregon, San Francisco, et a mis fin à ses jours en 1984 à Bolinas en Californie.
Sa voix n’a de cesse de nous surprendre, elle explose telle un feu d’artifice, elle fait de minuscules trous dans la chair, bouscule et bouscule encore dans un tournoiement où la générosité l’emporte sur tout. On ne sera pas étonné de lire sur la quatrième de couverture « un peu partout dans le monde, ses lecteurs le considèrent comme un ami intime ». En effet, comme l’écrit Thomas Vinau dans 76 Clochards célestes Richard Brautigan est le poète qui offre son manuscrit pour plus tard.
Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus rassemble des inédits remis par Edna Webster à un libraire. Achetés par Burton Weiss en 1992 puis par la bibliothèque Bancroft à Berkeley, ce trésor contient des poèmes des années 50, des photographies, des lettres manuscrites et des manuscrits des dernières années qu’Edna Webster avait acquis en 1987 précise Weiss dans sa Note.
Mère de sa petite amie d’alors, Edna s’était vue offrir par Brautigan en 1954 (alors qu’il était sur le point de quitter Eugene pour San-Francisco) ces textes. On imagine aisément la facétie et la gravité du poète lui disant
quand je serai riche et célèbre, Edna, ce sera ta sécurité sociale.
Un avertissement riche des traducteurs, une Note de Weiss et une Préface de Keith Abott introduisent le livre et présentent l’auteur sans toutefois rien révéler « des secrets du passé de Richard Brautigan ».
Mon nom est Richard Brautigan.
J’ai vingt et un ans.
Je suis un poète inconnu. Ça veut pas
dire que je n’ai pas d’amis. Ça veut surtout
dire que mes amis savent que je suis
un poète parce que je le leur ai dit.
Ce poème ouvre l’ensemble (composé de deux parties). Le ton est donné, la dérision domine et ce « soupçon » de lucidité sur soi qui agit comme une percée dans le cœur, douleur jamais masquée, solitude aussi :
Quelqu’un apprend à être effrayé et seul
et triste et à connaître le secret
des ténèbres.et
un petit garçon
regarde par
la fenêtre
et dit,
« Maman, il pleut. »
Mais
la mère du garçon
ne l’entend pas
à cause de
la pluie.
Brautigan fait, dans tout le livre, de l’irrévérence une fête et un soutien pour les mauvais jours.
Il est rendu possible de pleurer, de rire aussi, mais le poète ne s’arrête pas et ses pirouettes vertigineuses nous apprennent la dureté de l’asphalte et la douceur des nuages ‑en même temps-. La simplicité du vocable, les poèmes souvent très courts aux titres faussement saugrenus sont des pieds de nez à la terreur et au désir fou d’être aimé. La poésie de Brautigan s’apparente à des ruades féériques. Il s’empare de l’insolite pour bousculer préjugés et attentes convenues. Ainsi le lecteur va-t-il de surprises en surprises entraîné par «l’effet d’étrangement» (Gianni Ridari).
Le poète est un enchanteur et il aime assez les autres pour ne jamais insuffler le désespoir. Ces poèmes sont ceux d’un jeune-homme mais ils n’ont pas d’âge. Il fait de la langue un ressort avec lequel il joue, l’écriture minimaliste laisse en final échapper des vérités qui explosent au visage du lecteur, c’est cocasse, drôle, et dur comme un coup. Sa poésie a ceci de magique qu’un seul poème donne lieu à tout un monde et à toute une existence, l’air de rien, elle se fait métaphysique.
J’aime tout
ce que fait le ciel
à n’importe quel moment
Brautigan est un artificier, la cavalcade des poèmes est une invitation réitérée à transmuer le quelconque, l’horrible et le prodigieux en fête où roule la poésie. Lire ce livre c’est le garder précieusement et c’est aussi, à l’égal du poète, le donner à lire pour notre survie et notre bonheur, à tous.
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