Le livre de Richard Jefferies que publient les éditions Arfuyen dans la très originale et très sérieuse collection Les Carnets spirituels, est étrange à plusieurs titres. Tout d’abord, par la propension de l’auteur à faire l’apologie du monde et de l’âme depuis des hauteurs, voire depuis des promontoires, comme à Londres où le poète séjourne aussi, et cela dans une langue claire et simple. Et étrange aussi par le propos hérité de la mystique et du matérialisme, résolvant à sa manière l’aporie intellectuelle de ces deux formes de pensée en définissant un concept singulier de « psyché-âme ».
L’âme est ici le témoignage le plus fort de la croyance de Jefferies, dans la vérité, où le bien-fondé de sa conception est convaincant quoiqu’un peu hardi.
Regardons de près. Le but est noble. Il doit permettre la liberté de l’homme, mais pas simplement celle du croyant qui aliène sa foi volontairement à la prière plus ou moins mystique dont il est capable, mais aussi celle de l’homme dans la cité, pris dans la politique au sens le plus large du mot – et il y a parfois des pages qui relèvent peut-être d’un peu de marxisme. En tous cas cela signe une inquiétude profonde du malheur du pauvre – et le mystique lui aussi est pauvre puisqu’il ne peut se prévaloir d’une certitude qu’à l’aune pauvre de sa relation sans matière à Dieu. Du reste, cette vision à la fois focalisée sur un cas personnel et sur la collectivité, définit une aire du bonheur de jouir de la vérité, qu’il faut chercher grâce à la prière – et là encore Jefferies applique ce terme à sa manière.
Richard Jefferies, L’histoire de mon cœur, trad. Marie-France de Palacio, éd. Arfuyen, 2019, 17€
Reconnaissant cet esprit et ma propre conscience intérieure, la psyché, avec une telle clarté, je ne peux pas comprendre le temps. C’est maintenant l’éternité. Je suis en son milieu. Elle est autour de moi dans le rayonnement du soleil ; je suis en elle, comme le papillon flotte dans l’air chargé de lumière. Il n’y a rien qui doive arriver ; c’est maintenant. Maintenant est l’éternité ; maintenant est la vie immortelle.
Vision humaine de l’homme, et pas simplement si je puis dire, dans la croyance religieuse, mais plus profondément dans l’application stricto sensu des pages de Paul sur la charité. Richard Jefferies revient comme poète à la hauteur de cette difficile limite du don de soi.
Avec l’intensité des sentiments qui m’exaltaient, avec la communion intense que j’entretenais avec la terre, le ciel et le soleil, les étoiles cachées derrière la lumière, avec l’océan – il m’est absolument impossible de rendre par les mots la profondeur bouleversante de ces sensations -, c’est avec tout cela que je priais, comme si je possédais les clés d’un instrument, d’un orgue me permettant de faire retentir la note de mon âme, renforçant ma propre voix grâce à leur puissance.
On pense bien sûr au rayonnement de la pensée de Thoreau, ou peut-être, celle du Rousseau des Confessions ou des Rêveries. Toujours est-il que cette Histoire de mon cœur définit les principes d’une relation spirituelle à la nature – et par-dessus tout, le soleil et les mers, feu et eau – tout autant physique, grâce à des descriptions appuyées et poétiques, que sujette à l’interrogation intérieure, qui nous passionne par une littérature du dedans, et son espèce d’obsession pour le fait de contempler, comme on en trouve au sujet des Indiens chez James Fenimore Cooper. Cela entraîne une déflagration de l’identité, fait éclater les égoïsmes, mettant en doute les Dieux fondamentaux au profit d’une âme-psyché qui recoupe les fondations religieuses de la croyance au profit d’une sorte d’« Ultra-homme », fait de foi et de psychanalyse, donc de tradition et de modernité. On peut y voir aussi l’iconographie de Caspar David Friedrich, ou l’influence tardive du romantisme de Goethe ou de Novalis.
Par les mots « âme » ou « psyché », j’entends la conscience intérieure et ses aspirations. Par le mot « prière », je ne veux pas parler de la demande adressée à une divinité pour obtenir satisfaction, mais d’une intense « émotion d’âme », d’une aspiration intense. Le mot « immortel » ne convient pas du tout, et pourtant il n’y en a pas d’autre pour exprimer l’idée de « vie de l’âme ».
L’idée de Dieu est assez peu présente, au bénéfice de l’entendement, de la vivacité des éléments de la nature, de celui qui préfère l’homme à l’abstraction de l’homme. Et c’est en quelque sorte à un « dadaïsme spirituel » que se livre le poète ici, sans épuiser la profusion de ce qui s’ouvre à lui dans cette méditation. Il détruit autant qu’il construit. Pour tout dire, moi qui aie été bercé dans mon adolescence par les slogans punks du no futur, j’ai compris d’emblée la conception du temps de Jefferies qui base son pari intellectuel sur l’éternité du présent, et sur la nullité du passé ou du futur. Ainsi sa philosophie du « maintenant » est très moderne, voire contemporaine. Il met à mal les systèmes binaires, cycliques ou linéaires du déroulement du temps, et l’on peut vraiment lui attribuer la force de l’illumination de Bouddha ou la pluralité de ce que construit et détruit Shiva Nataraja. C’est à cette hauteur que Jefferies se situe.
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