LA PLÉNITUDE DU PRÉSENT
Richard Rognet a arrêté les sinuosités du fleuve-temps, fixées en graines puis semées, et les semailles ont donné : ces poèmes, lesquels rythment les saisons, qui les rythment – surtout l’automne, surtout l’hiver, et l’adieu à l’été, l’attente de l’été, et celle du Léthé qui panse et ouvre l’œil, l’oubli salutaire. En été, saison reine ? vit-on davantage, sans écrire ? cet écrire qui naît de l’attente de vivre ? Dans les méandres des saisons, cette attente est partout, qui met surtout en attention, et l’attention sur tout.
Tout médite dans ce livre sur le temps, temps qui passe, temps passé, qu’il faut faire passer pour offrir une chance, enfin, à la présence du présent, la plénitude du présent qu’il nous faut sans cesse arracher aux griffes du passé. La triade passé, présent, à venir, semble ici remplacée par la triade passé, présent, espoir. L’avenir paraît ici sous le visage de l’espoir – et l’espoir, justement, du présent, de l’être présent au présent. L’avenir est ici maintenant, mais vécu pleinement. Contre la pente du passé, c’est sans cesse l’appel du ci-devant qui demande un effort, pour rester sur la crête où la vue est meilleure, et meilleure qu’en plaine où nos propres sirènes voudraient nous voir choir.
LES PAROLES SUPERFLUES
Les mots du bavardage sont écumes et ressacs de nos passés. Le présent ne peut être perçu qu’en silence, grâce au silence. Quelque chose vient de naître du silence. Y fait obstacle le marmonnement automatique qui radote sur le monde avec savoir sans renouveau, souvenir, sans renaissance du regard, sans renaissance et sans regard – quand la cohue des souvenirs vient heurter mes fenêtres fermées, je n’entends même plus ce qui m’est ci-présent, je n’entends plus vibrer le vol ciselé des insectes.
Et le poème, à mi-chemin entre silence et bavardage, paraît trahir et le premier et le second, ou en être l’échec, ou les mettre en échec. C’est comme si tu avais déraciné les paroles superflues. Et plus qu’échec ou trahison, le poème paraît même : traduction et sauvetage : traduction langagière de bribes tirées du silence, sauvetage embellissant du bavardage des tribus hominidées. Le monde devient lisible.
La nomenclature même, bavardage élitaire, vient de l’entendement, de la mémoire, ressassants. Je nomme des plantes qui sont devant moi, et aussitôt le mot précis, même s’il permet de s’ancrer dans l’existence, enlève au monde la plénitude du silence. Et l’on rentre chez soi, bredouille du présent, car n’ayant pas su voir au-delà des nombreuses plantes. On refera un nouveau jour une nouvelle tentative, mais cette fois avec l’humilité de celui qui se tait pour franchir la lumière. Pour voir vraiment, il faut se taire. Alors, tu réapprends la bienveillance, tu ne veux rien conquérir.
LE SOUFFLE DE LA VIE
Nos souvenirs sont nos frérots qui nous connaissent, nos rôdeurs qui nous suivent. Certes mais, souvent, la mémoire interdit à qui crée, à qui vit, d’être ici. Ici, le poète, qui vit, pense au là. Plus rarement vice versa. Mais il combat la pente qui le tire vers le bas, vers là-bas, là en bas – pour vivre ici : voir plus loin que les temps morts qui empêchent d’entendre le souffle de la vie.
Alors, entre : le radotage du passé que la mémoire et le gros stock des mots tribaux ne font que raviver, et le silence vrai du contempler vie et présent sans aucun voile ni lunette : entre les deux, gît le poème, qui surgit, le poème, créé hybride, monstre apaisé, généré par la guerre entre deux opposés, pôles liés. D’où le souhait fou et nécessaire : allez ! soyez la vie, mes mots, rien qu’elle.
Si le silence est donc issue, ouverture sans voile verbal au présent, issue loin hors de tous mots trompeurs dont j’ai cru qu’ils pouvaient m’enraciner en moi… il y a aussi nos chants, nos luttes, nos élans, dont il ne faut nommer l’ailleurs qu’ils portent – sous peine de les voir phagocytés par d’inhumaines voix. Dans ce cas, dis toujours des poèmes, les mots sont des sources, des clefs.
L’AMERTUME DU TEMPS
Parfois, le combat doit cesser, quand survient l’insomnie, en pleine nuit qui se replie, c’est ta mémoire qui vient à la rescousse – mais la mémoire, pas n’importe laquelle : c’est la mémoire de poèmes sus par cœur qui t’ont construit.
Parfois, le combat doit cesser, pour ne pas devenir infidèle, crime contre l’éthique de la poésie, de qui crée, de qui vit. Quand les amis, vous qui trouviez en moi ce que je cherchais tant, quand les amis irremplaçables sont partis, le poète ne sait plus où poser ses regards, ni comment recevoir de nouveaux sourires. Et quand la mère irremplaçable, elle aussi, est partie, retentit ce premier cri qui vient pour la seconde fois interroger le temps et la vie qu’elle m’avait donnée. Il est possible alors de dire, à l’ami, à la mère, partis : même ta mort est vivante. Et qui a trépassé, est passé, reste présent.
Mais le reste du temps, mieux vaut laisser fermé ce tiroir plein du passé, photos lettres objets bibelots ou carnets, ce tiroir irrésistible qui attire comme un vice irrésistible et trop facile, laisser-aller des rêveries de souvenir : ton présent souffrirait si tu venais à bousculer la paix de ce fouillis. Le soleil sauve, rend à la vie. Devant lui, les maisons en oublient l’amertume du temps, les maisons où nous logeons et les maisons que sont nos corps où nous logeons, qu’il faut sauver des interminables regrets qui rampent. Le soleil, ou l’été, dont les fruits te consoleront des désirs inassouvis qui, depuis tant d’années, assombrissent ton existence.
LA VIE DE TOUJOURS
Le jour ne viendra pas avant que j’aie compris ce qui précède son souffle. Et hélas ce jour-là ne vient pas, pas encore, comme pour nous quasi tous, l’antésouffle nous est inconnu, pour le moment, sauf peut-être par l’espoir qu’il soit un jour connu. En attendant, ta vie est un éclat de la vie de toujours, de la vie éternelle, et ce toujours, cet éternel, en toi, se déploie comme une aile, comme l’esprit.
Avec l’espoir que la colombe pneumatique emporte au loin ces vêtements de l’homme vieux – cohue des souvenirs, griffes du passé, temps morts, fouillis, amertume du temps, interminables regrets, désirs inassouvis, mémoire trop lourde – ces vêtements de l’homme vieux qu’il faut noyer – dans l’oubli salutaire, la plénitude du présent, la plénitude du silence, la lumière, le souffle de la vie – pour renaître.
(…) Et l’on se dit que vivre
est l’écho de quelque lieu lointain,
une secousse de l’ombre emportée
par le temps, un rappel du soleil
sur nos profonds chagrins
Au fond, on n’est jamais allés plus loin que le jardin, même sortis de ce jardin, paradis de l’enfance, où s’ensource toujours l’infini de nos vies.
N.B. : Tous les mots en italiques proviennent des poèmes de Richard Rognet, déversifiés pour se mêler au commentaire prosaïque.
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