Nous avons fait semblant d’être vivants. Nous nous sommes levés chaque matin avant l’aube. Toujours la même usine, par le même chemin. La porte de service, avant qu’elle ne se ferme.
À peine quelques mots. Le café a bon goût pour nous donner du jus. Parfois on souffre de savoir que la vie se poursuit. Cette angoisse qui vous prend à la gorge.
Pouvoir en rire effrontément.
On s’évade alors dans des rêves que l’on sait impossibles. Singapour au petit jour. La couleur vert émeraude, de l’eau glacée des gorges du Verdon. On n’ose le corail des Maldives, ni Zanzibar au soleil en plein mois de juillet.
Ce soir, nous retrouverons notre pavillon de banlieue
et le jardin clos.
Une parcelle de nous de toi et de moi !
En jachère d’horizon et de lumière
Richard Taillefer. Nous avons fait semblant.
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Marche à vue
Tu marches à vue depuis trop longtemps, le long de cette voie de chemin de fer, entre Charenton et Laroche-Migennes. Isolé dans la cabine de ta Loc. BB 8100 années 60.
Tu fais front avec les éléments extérieurs. En manque de puissance pour tirer le fardeau d’un patachon bien trop lourd. Surcharge inopinée qui dévaste ton crâne en rupture de toutes ces petites choses qui partent à la dérive.
Ce train-train de la vie
Qui te poursuit sans relâche.
Instants de solitude, à broyer du noir.
Ta main arrimée au manche d’un H7A foudroyant, rythmé par les échappements d’air comprimé à te crever les tympans.
Tu refoules en aveugle, manœuvres à contre-sens sur des aiguillages imaginaires, de gare en gare, de faisceaux en faisceaux improbables.
Tu finiras bien au bout de la nuit cet itinéraire sans horaire programmé par acheminer ton MA 80 au port de tes intempéries
Parfois je pense à toi que je retrouverai à mon retour.
Un soir ou un matin comme tous les autres
Le café encore chaud sur la table de la cuisine.
Un post-it collé sur la porte du frigidaire.
À demain peut-être !
Richard Taillefer. Marche à vue.
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Tu seras là
Tu seras toujours là. J’attendrai en vain ton retour qui ne viendra pas. Les armes se tairont. Demain naîtra un jour nouveau.
Maintenant mon sac est léger.
J’emporte avec-moi ton visage
Qui jamais ne s’efface.
Je vous ai tant aimées, Ô Lili, Ô Marlène, Ô Lydia Lova, ma mère, toi la belle polonaise. Trop tôt disparue. Toi la résistante, capturée et envoyée au camp de Ravensbrück, brisée par la folie des hommes, de cet homme, “Le docteur Hans Gerhart”, ce médecin boucher, ce clinicien de la mort programmée.
« We will create a world for two ».
Je me souviens de cette loge des Folies Bergères où gamin pas plus haut que trois pommes, je gambadais au milieu des filles magiques au corps nu et toi tu dansais, dansais sur la scène de la rue Richer.
La vieille lanterne s’allume encore et m’accompagne par tous les chemins de galère. Le mur qui nous séparait les uns des autres est tombé.
Oubliés « la femme des ruines », l’enfant orphelin livré à lui-même, la faim sur les os, abandonné comme un chien.
Dans le brouhaha de Berlin
S’élève un impossible rêve.
Blücherplatz, de jeunes gens colorés, défilent tout le long d’un immense carnaval des Cultures underground.
Entends-tu, depuis ton drôle de vélocipède, cette musique Pop/Techno parade et cette folle clameur des marteaux piqueurs, bramer un air fragile de liberté ?
« Notre part de nuit nous égare parfois. »
La mémoire n’est pas qu’un détail.
Richard Taillefer. Tu seras là.
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Que vienne la pluie
Que vienne la pluie cogner aux carreaux de nos silences ! La nuit contre le jour dans la prophétie des ombres.
La sale poussière grise a recouvert les siècles de ses drames. De blancs ossements parsèment encore les camps de la mémoire.
On dit : « Voilà le printemps » ! Souviens-toi, nous étions hier de jeunes gens, les yeux ouverts sur les autres. Jeunesse, retrouvez vos couleurs. Fuyez le matin les tigresses féroces, fuyez le soir les énormes serpents.
Ils aiguisent leurs dents
Pour vous sucer le sang.
Document officiel en main, ils crient ” il faut les rejeter à la mer”. A cette pensée, la honte me monte au front.
Plus je les sens forts, plus mes poings se serrent. Le sentier aux monstres simples et triomphants est recouvert de mousse brune.
Où sont ces papillons
Qui habitaient nos rêves ?
Richard Taillefer. Que vienne la pluie.
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Il y avait bien une gare.
Il y avait bien une gare. Une femme, seule au milieu de nulle part. Sans rien dire, sans penser, dans le silence de la nuit, elle erre poussant un caddie rempli du peu de chose qu’il lui reste. Un survêt usagé, rouge et noir, une paire de baskets Adidas trouvée dans une décharge de la rue de Charenton.
Les trains, elle les voit partir et s’éloigner emportant ses rêves d’autrefois. Elle était venue d’Afrique pour découvrir Paris et ressentir un air de liberté. Comme toutes les mères du monde, elle a versé toutes ses larmes quand son enfant dans un trou fut jeté comme un chien.
Vers deux heures du matin, les agents de surveillance de la SNCF fermeront les grilles d’accès de la gare, comme tous les jours, elle échangera quelques mots plein de gentillesse avec les vigiles au corps taillé dans le marbre. Sa nuit, elle la passera par un allez retour, d’un terminus à l’autre, sur le siège d’un bus, sous le regard protecteur du conducteur de la RATP.
Ainsi va sa vie, dès l’aube vers les 5 heures elle retrouvera le hall de la gare de l’Est. Son petit univers à elle, comme elle dit.
Avec ce sourire qui ne la quitte jamais et qui vous traverse de part en part, ce qui nous reste d’humanité.
Richard Taillefer. Il y avait bien une gare.