Roselyne Sibille, Lisières des saisons
Une écologie poétique de l’instant
Le nouveau recueil de Roselyne Sibille invite à un parcours en cinq étapes – d’une vie humaine, d’une vie de femme, d’une méditation poétique et spirituelle –, chacune commençant par un poème-liste consacré à un élément de la nature : le poème-liste des papillons inaugure le temps de l’enfance ; celui des herbes folles préfigure le temps de la jeunesse ; la liste des oiseaux annonce le temps du ventre qui s’arrondit ; le poème des fleurs sauvages instaure la période de la perte ; et le poème-liste des arbres ouvre le temps de la maturité.
Assurément, la matière de ce recueil, c’est bien la vie de l’auteur. Mais Roselyne Sibille présente moins les événements eux-mêmes que l’expérience de ces événements, moins les faits que la méditation qu’ils induisent au creux de la poésie, moins une écriture autobiographique que la pesée exacte du retentissement intérieur des choses.
Lisières des saisons rejoint le lyrisme tempéré et critique dont Jean-Michel Maulpoix s’est fait le héraut. S’il s’agit de saisir au plus près ce qu’éprouve le sujet, émerge alors une certaine circonspection à l’encontre du langage poétique. Le langage permet de donner une forme à l’expérience, les mots saisissent la fluence de la vie ; mais cette saisie est aussi figement et pétrification, ainsi que le rappelle le poème « Dans le néant ou le tonnerre » (pp. 60-61) :
Nous leur demandons de bâtir nos vies
Comme si les matins n’effaçaient rienNous les figeons fragiles
Perdus dans l’abstraction
Quand joyeuse est la vie, une manière de saisir le mouvement de la joie consiste à mobiliser un langage poétique varié, ludique, chantonnant parfois. Dans les premières sections du recueil, s’entremêlent des poèmes brefs et des formes longues ; et s’y donnent à entendre des jeux sonores et des sortes de refrain, ainsi que des rythmes anaphoriques et des créations de mots. Contre le langage qui pétrifie, le poème est une solution. Parfois aussi, s’élève discrètement la musique de l’alexandrin. On en trouve çà et là, dans la forme du tétramètre le plus régulier qui soit, pour ouvrir ou clore le poème :
Ton regard tourbillonne et s’oppose au ressac (p. 17)
Sur le bord d’un canal où s’écoulent les algues (p. 24)
Je porte mon enfant et des boucles d’oreille (p. 51)
Le langage est aussi inexorablement inadéquat pour dire la douleur de la perte, la dilacération de la souffrance :
On porte un collier un cœur en pendentif
On se méfie des mots[…]
On aurait tant à dire s’il nous fallait parler (p. 67)
L’expérience de vivre comporte ici son pendant, son penchant à la réflexion sur le temps qui fuit, et même une meditatio mortis, qui évoque les vanités baroques et les crânes qu’elles mettent en scène : « ton crâne est ouvert » (p. 92), « les appuis sur mon crâne » (p. 99). Le poème dit alors le « rien nu » (p. 59)
Comment écrire des poèmes quand la vie est ainsi rongée, ainsi vrillée ?
On cherche où est le chant à travers le ciel froid (p. 80)
Et pourtant, le poème de la page 90 vient réaffirmer le pouvoir du poète ; car s’il porte « les tourments qui n’ont pas été chantés », il « invente l’unique mot dérobé aux brindilles ». Le lyrisme est ici humble. Ce n’est pas le chant du rossignol qui en est le symbole, mais le tireli de l’alouette. Une autre image pour dire la voix du poète est la flûte grêle (p. 38).
Alouette ou flûte, que reste-t-il au poète, ainsi parvenu au bout du dénuement ? - À « goûter le temps », ou plutôt, à se poser la question :
Aurons-nous su goûter le temps ? (p. 55)
Et le poète de continuer, dans le même poème :
Aurai-je regardé la couleur des poivrons
les boutons de rose par la fenêtre
les pétales safran
et les branchages entrecroisés en toiture inutile ?
L’extrême dénuement intérieur et le carpe diem sont deux éléments d’une même méditation. Le carpe diem est ici à prendre à la lettre. Le recueil de Roselyne Sibille propose une poétique de l’humilité, qui permet de faire une place en soi au goût de la nature. Le langage poétique permet de dire l’accord profond de l’être nu avec la nature. Sous la plume de Roselyne Sibille, le poème tend, de manière ludique, à l’enregistrement sonore des voix de la nature. Par exemple, le poème « les nuages gris glissent » retranscrit joyeusement le chant d’un oiseau. Plus largement, le poème tend à la saisie de l’expérience humaine de la nature. À cet égard, Lisières des saisons comporte une dimension profondément écologique. S’y donne à entendre que l’esprit de l’homme, non seulement son corps - ses poumons et son estomac -, a besoin de la nature. Les retrouvailles avec la nature sont en réalité des retrouvailles avec soi.
La poésie de Roselyne Sibille mobilise discrètement tout un héritage poétique occidental et le fond dans son recueil. Il est curieux d’observer qu’elle rejoint aussi par certains aspects, et de manière précise, la poésie persane. Omar Khayyâm écrivait jadis :
Les roses et les prés réjouissent la terre.
Profite de l’instant : le temps n’est que poussière,
leçon qu’a méditée Abbas Kiarostami, comme il a eu l’occasion de le souligner lui-même et comme on peut le voir dans son film Le Goût de la cerise. L’instant présent, savouré avec intensité, a la profondeur de l’infini. À la fin de Lisières des saisons, le poème :
Dans mon bol de thé vert
mimosa peuplier platane
se mirentJe les bois
avec le ciel,
énonce concrètement cette leçon. La coupe ou le bol qui recueille une image de l’infini, c’est là un motif cher à la poésie persane, repris par Abbas Kiarostami dans ses propres poèmes. Parfois, les mystiques issues de traditions différentes se rejoignent. Il semble bien que cela vaille aussi pour la poésie.