Les arbres    cachés encore
Mais déjà hors de doute

 

En tel monde, les arbres seraient des êtres. Ils bor­deraient notre vie, nous le voulons, qu’une forêt soit si forte qu’elle existe. Plus que bois, liés à nos corps comme au ciel (« inten­sé­ment bleus »). Cela qu’une vérité invéri­fi­able nous fait pressen­tir, cela lié à l’encre. Entre le bleu, le noir : le poème, ses qua­trains réguliers, ras­sur­ants – pour ce livre, mille cent strophes.

La table des matières de l’ouvrage, en fin de vol­ume, pour­rait nous inclin­er à penser que l’on a en main un ouvrage didac­tique com­plet, à l’ancienne, sur l’arbre. La présen­ta­tion tend vers l’exhaustivité : essences, par­ties de l’arbre, son envi­ron­nement et sa local­i­sa­tion pré­cise, l’usage qui en est fait, sa place dans la vie et la créa­tion humaine. Chaque par­tie, nom­mée « livre », porte un titre d’étude latin­isant, com­mençant par « De »…

Ain­si, la pre­mière par­tie s’intitule : Des arbres en général et de l’arbre en particulier.

Au début de chaque qua­train, le groupe nom­i­nal « les arbres » grisé, détaché du reste du texte, sem­ble une excrois­sance vivante et men­acée (une essence). L’anaphore ancre l’expression et la met en relief. La red­ite, le refrain : ils don­nent vie. On pense aux « branch­es », celles du Moyen Age, qui désig­naient les chapitres d’un livre, par­ties d’une his­toire ou sec­tions d’un texte aux mul­ti­ples ram­i­fi­ca­tions. Arbre / être, nous sommes de vivantes racines qui plon­gent en une terre où la vie prolifère.

         Nous entourant, ils devi­en­nent démi­urges pro­tecteurs d’une vie exposée sans eux et garan­tis­sent l’espace ouvert de la danse ou du vent :

 

« Les arbres    cette ronde
Sous les chênes célèbre
Le culte du vent   le vide
S’emplit de vaines chansons. »

 

         Danse ini­tiée par le vocab­u­laire : la forte con­cen­tra­tion du lex­ique des arbres et de leur envi­ron­nement (tail­lis, bosquets, lisières, haies, clair­ières…) con­stru­it une représen­ta­tion où la feuille sig­ni­fie et fig­ure. L’attente (« Un tail­lis est une forêt /Qui attend son heure ») : pro­jec­tion d’émotions et du temps humain. Patience d’arbre où lire la tristesse plane des champs labourés avant le sous-bois qui annonce les arbres petits ou grands. Ils seront nom­més (ner­prun, cornouiller, fusain, viorne…) : le vocab­u­laire usuel des var­iétés com­munes autant que celles plus rares pour un chant poly­phonique, comme celui des oiseaux.

Le temps des dis­sec­tions est men­tion­né, comme toute activ­ité humaine qui coupe et casse :

 

« Un temps sin­guli­er où les branches
Furent retirées du tronc
Et le tronc libéré de ses racines. »

 

Épopée en vers dont l’essence se lit dans l’aubier, comme les arbres, les hommes, « [d]ans le cœur de l’homme mutilé ». Les coups, matéri­al­isés à la coupe du vers par « tant /[d]e ». Arbre, au milieu, placé tel un totem autour duquel trou­ver inspi­ra­tion, force de pour­suiv­re. Ses pro­priétés gag­nent le nar­ra­teur-poète, par imprég­na­tion : à son invi­ta­tion, l’élévation.

Le regard à l’assaut des cimes. La sec­onde par­tie, De chaque espèce selon sa nature, pour une énuméra­tion patiente des var­iétés d’arbres : chênes, hêtres, frênes, châ­taig­niers, érables, ormes, aulnes, trem­bles, saules… et cha­cun, à sa place, se tient. De sa par­tic­u­lar­ité fait une force :

 

« Les arbres hirsutes
Trois petits osiers
Mon­tent la garde
Négligemment. »

 

D’un chant le refrain, ce seraient les noms var­iés, à la rime, le son [e], fer­mé, clô­ture de songe car, fruitiers ou non, toute var­iété devient socle et sym­bole (« larmes bleues » du prunier en quête de sa « pro­pre énigme »), témoin d’une his­toire per­son­nelle (le figu­ier : « Enfant j’y recueil­lais / La promesse du monde. ») ou uni­verselle (l’olivier : « de haute époque il m’ignore. »). L’hommage tra­verse ces noms : recon­nais­sance d’une exis­tence, ils titrent cha­cun des poèmes à la manière d’une encyclopédie(l’index final recense 70 essences différentes).

Le culte pan­théiste met au cen­tre du vivant et du sacré la vigueur de l’arbre qui,  dans la diver­sité de ses espèces, nous dit : « Me voici forêt » !

La troisième par­tie, Des arbres dans le génie des lieux, replace l’arbre dans son envi­ron­nement géo­graphique pré­cis. Évo­quer le « génie d’un lieu », c’est d’abord faire implicite­ment référence à un être sur­na­turel qui l’habite : dieu, déesse, nymphe, djinn, kor­ri­g­an (en Bre­tagne), fée, lutin… Ce génie, il importe de ne pas le mécontenter(comme les dieux Lares des Romains et les anaon des Bre­tons pour la maison).On sait que, dans un sens plus mod­erne et imagé, il s’ag­it du car­ac­tère pro­pre et par­ti­c­uli­er d’un endroit, ce qui le rend unique. À chaque lieu, son arbre (et le génie qui le car­ac­térise), ou même sa forêt.L’énumération pré­cise dresse l’inventaire d’une forêt com­pos­ite, plurielle.

Place au rêve, au ralenti,aux sou­venirs d’une enfance, d’une vie, « la toile du pays lent ». Il est asso­cié au silence, sa con­di­tion, son mul­ti­ple. Alors les lieux nom­més soulèvent une pous­sière fer­tile de mots (Orry-la-Ville, Mor­van, au sud du mont Beu­vray, ici, en France, ou ailleurs, Inde, Japon, New-York) : aux noms pro­pres s’associent les couleurs, celle de la toile d’azur envi­ron­nante mais aus­si ce qui ne se peut nom­mer. Part d’énigme, temps immé­mo­r­i­al sus­cité autant que son mys­tère ou son absence.

Place aus­si à l’horreur quand arrive sous les arbres de Lampe­dusa les débris des bateaux et les corps des enfants noyés qui, « par­tis sans panier », « sans carte ni per­mis », ne cueilleront jamais les « pommes d’or » de l’exil. Hor­reur quand la forêt de pins bavaroise sem­ble si pais­i­ble autour de Dachau. Hor­reur devant la forêt dis­parue de Matushi­ma, où mar­chait Bashô, forêt emportée par le tsunami…

Et tou­jours, anaphoriques et loués, « les arbres », l’encre effacée revenant sur le devant du poème, du qua­train, pour rap­pel­er, chanter et taire une force tan­gi­ble et secrète. Comme si nulle géo­gra­phie n’échappait à ce pou­voir dif­fus, ils revi­en­nent et lan­cent les vers. Toute sai­son tra­ver­sant ren­con­tre les arbres et le poète au cœur de ce dis­posi­tif de branch­es : « Les arbres   me voici » en écho au titre du livre, scel­lant une ren­con­tre inscrite et désirée.

Les lieux s’élargissent à l’univers entier, Des arbres dans leur rap­port au cos­mos, en qua­trième par­tie. À l’impératif, une décli­nai­son d’actions pour l’arbre devenu démi­urge : fer­mez, nouez, souf­flez… Aux poètes, il ouvre son sens dans une cos­mogo­nie sig­nifi­ante (autour des saisons, de la pluie, du brouil­lard, des oiseaux…) :

 

« Et poètes accrochaient
Les saisons de la lune. »

 

Arbres et livres, en équiv­a­lence et en acte, réveil­lant les « ori­flammes » de « rois en fête ». Pro­ces­sion flam­boy­ante ou défilé rit­uel dans lequel l’arbre en tête indique où se ren­dre – et pourquoi. Ostensiblement.

 

Le poème et le livre s’ouvrent en ultime par­tie, Des arbres comme écri­t­ure et comme imag­i­naire. Se con­fondent le règne végé­tal et celui de l’encre, le poème devenu racine de l’être aspire à effleur­er l’essence. Cha­cun dépasse ce qu’il sem­ble être, « ce que j’appelle ain­si » menant à l’énigme, l’un pas­sant par l’autre, dans une affinité sin­gulière et sig­nifi­ante. Comme si l’être humain, unis­sant la ver­ti­cal­ité du tronc à son socle de terre, avait fait vœu de ciel et d’étoile au terme du poème.

Alors le titre s’est paré de l’écorce de ces mots : « Me voici forêt », que dis­ent tour à tour chaque arbre, chaque poème, le livre et le poète lui-même.

 

 

 

 

 

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