Sabine Dewulf écrit sur le seuil d’une durée sans fin – elle aime l’oxymore qui unit des éléments opposés. Le participe présent, le titre en témoigne, allonge l’instant en le faisant durer. Son second livre à L’herbe qui tremble nous saisit sans nous emprisonner. L’œuvre brodée d’Ise qui l’a inspirée noue et dénoue les fils d’un espace libre qui révèle nos cauchemars et les assume.
La poète imprégnée de contes et de mythes ne pouvait qu’entrer de plain-pied dans l’univers de l’artiste.
Habitant le qui-vive est le poème suscité par une œuvre unique d’Ise. Son Porte-monde est constitué d’une tête surmontée d’une sphère, à moins que ce ne soit une sphère délivrant une tête. La sphère fait penser à ces anciennes mappemondes, avec des îles ou continents, des poissons suggérant l’élément maritime, des lignes indiquant des trajets, des limites ou des failles…
Le lien entre la sphère et la tête interroge : naissance d’un être ou création d’un monde imaginé ? Qui ou quoi commence ici ?
Comme l’enfantement prolongé, la naissance est continuée dans nos vies – dans le poème. « Je rêve de mon corps comme ventre de terre », confie le poème.
Sabine Dewulf accueille la parole, la poésie des autres (les épigraphes de deux figures tutélaires pour elle en témoignent : Pierre Dhainaut et Jules Supervielle, elle les connaît tous les deux sur le bout des doigts traceurs d’encre). « Il n’y a pas de corps / sauf ce qui donne à la respiration le poids d’une aile immense », écrit Pierre Dhainaut dont la parole ouvre le livre de façon énigmatique par cette respiration qu’on serait tenté d’associer à l’inspiration.
Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, œuvre d’Ise, L’herbe qui tremble, 2022, 104 pages, 15€.
L’interrogation sur ce corps inexistant, ou si peu, rencontre le poids du souffle du poème ailé. Quant à la citation de Jules Supervielle, elle constate la naissance d’un je qui est le monde, plaine, montagne et neige comprises. L’auteur de La Fable du monde, à qui Sabine Dewulf a consacré plusieurs essais, avait revu la Genèse à sa façon dans ce recueil. Il avait aussi conté « Les premiers pas de l’univers » dans Le petit bois et autres contes. Nous sommes certainement ici dans une famille d’esprits, ceux qui n’oublient pas la force des contes de l’enfance et des mythes de notre espèce, qui laissent ouvertes les portes de l’imagination et de la rêverie, même si ce qui entre peut inquiéter ou effrayer.
Sabine Dewulf, dans ce nouveau volume, révèle cette écoute d’une voix intérieure, comme sortant de la bouche du visage de la broderie d’Ise reproduite au début du livre.
Naître fait partie d’un grand mouvement qui nous déborde mais que l’on peut, peut-être, initier :
Je veux naître !
(Cri puissant.)
Ce cri, sur le seuil du livre, ce cri lance le poème et lui donne force par la certitude qu’il énonce au présent de l’exclamation. Le cri restera toujours sous-jacent, jusqu’à la fin du livre.
J’écris depuis ma soif,
dans l’élan de lumière
reversé sur la Terre.Soudain, rien.
Quelle terreur
d’un foudroiement de loup
réenfouie sans cri,
dans le crâne scellée ?
Tout l’enjeu du livre est présent dans le verbe « vivre », le poème est généré par cette certitude affirmée qui permet que soit enfin la vie. Le surgissement du passé adverbial, « |j|adis », accompagné du passé composé, témoigne de la rupture nécessaire avant que soit enclenché le processus d’écriture (de vie). Les métaphores (« le sac entier de ma déroute ») matérialisent cette avancée, le passé relégué n’entrave pas l’acte de liberté, il le fonde. Les vers en italique, en fin de poème dans ce début de recueil, concrétisent une rupture, le passage d’un état à un autre, ou peut-être une seconde voix qui commente ou répond :
Trop d’idées dans mon ciel
n’auront plus qu’à descendre.Ce qui longtemps fut nommé précipice
est la bouche dormante où gît
une gueule mordante,d’avant le cri.
Regarde : il n’est d’abîme
que dans l’attente d’une cime.
La rime et la contiguïté sonore témoignent d’un renversement. Les vers en italique se distinguent par leur vertu conclusive et prospective. À l’impératif sans condition, la poète nous invite à souscrire. L’antithèse est non seulement résolue mais le passage par un premier état, le désastre, s’avère nécessaire au rebond. Rien n’est perdu. Jamais. Le silence, matérialisé par des espaces blancs sur la page, permet au lecteur la pause du souffle et l’appel d’air, « fil des souffles ». Grand vent sur « une corde rompue » : « Ma chance repose en ton geste esquissé. »
On dirait une sagesse proverbiale renversée pour établir une nouvelle forme de vérité reconnue car éprouvée – on dirait un nouveau monde après l’égarement.
Or « monde », repris du titre de l’œuvre d’Ise, revient dans le texte comme une clef qu’on façonne et forge. Le livre lui donne sa forme. Sa force. Sa capacité à ouvrir : « C’est maintenant que monde tourne » (activation par le poème).
Il s’agit de remédier à une dissociation douloureuse :
Où s’est perdu mon corps ?
Dans la frayeur sans rives.
L’autre initie le paradigme de la rencontre fertile, il suffit de peu dans cette poésie du geste et de l’attente pour qu’une chance soit saisie. Le thème du reflet et de la glace, de ce qui apparaît et s’efface, se répète et se dissocie, voisine le conte et la traversée d’un miroir subtil qui peut brouiller les pistes de retrouvailles avec soi-même. Le visage « retourne / conquérir un contour. » Est-ce celui du personnage du Mange Monde, est-ce celui de la narratrice ? Ils sont confondus en une même instance trouble et projetée dans un espace de libération et de conciliation :
Quelqu’une regarde étonnée
ma figure captive.La lui offrant tu la délivres.
L’équilibre à trouver (« tu supportes ce monde ») est celui d’un élément parmi d’autres : il semble que le poids levé soit celui de ses propres ailes entravées, celles d’un géant, elles ne peuvent s’alléger et s’affranchir que par le monde. Cet instrument de libération, ambivalent, révèle difficilement ce pouvoir à celle qui, « habitant le qui-vive », habite quelque chose d’abstrait. Ce « qui-vive » est-il celui du guetteur face au danger ou celui du veilleur espérant le jour ?
Cette situation périlleuse est-elle la condition de la révélation ? Elle porte un paradoxe, la stabilité du participe présent démentie par le nom composé qui révèle la vigilance accrue du guetteur et son œil qui traque le détail dans la mémoire et rassemble le monde de sa capacité fédératrice. L’appétit de vivre, « [m]es dents mordent la journée », soutient ces italiques à la terminaison du poème qui échafaudent ce monde où tenir. (On pourrait écrire un poème en rassemblant ces derniers vers : ils seraient le début du monde.)
La deuxième partie d’Habitant le qui-vive est celle du Minotaure : « Centre du labyrinthe ». Le premier poème met en scène un taureau et un torero avec cette question : « Lequel est je ? » Dans le labyrinthe, la poète serait-elle Ariane, Thésée ou le Minotaure ? Ici le fil ressemble à cette ligne qui divise les poèmes de cette section. Mais est-ce un fil, un trait, une ligne, une entaille, une cicatrice ?
Sur la pure intention, j’avance.
Ne croire aucune pensée.
Agis, garde mémoire de l’action,
mots secoués.Progresse en dessous du vertige,
le pied dans la poussière.__________________________
Du poème l’éclat.
Ainsi avance le poème en quête d’être et de lumière par de courtes strophes (2 vers, parfois un seul) renversantes où il est question de mer et de mère, de corps et de cœur.
Ce qui a eu lieu peut être réparé, recousu dans l’œuvre brodée d’Ise, dans les vers libres de la poète, par l’œil fédérateur du cosmos qui allie perception et intuition. Le mouvement, montée/descente, peut correspondre à l’attraction du désastre (abîme et précipice associés dans le texte fondent la peur primale et terrible), le poème opère la métamorphose – l’élévation redevient possible par lui.
Présentation de l’auteur
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