Sabine Dewulf, Près du surgissement

Par |2024-06-07T08:36:50+02:00 6 juin 2024|Catégories : Critiques, Sabine Dewulf|

Nous entrons dans le livre de Sabine Dewulf par une pho­togra­phie sig­nifi­ante. En cou­ver­ture du livre, une eau vive, un bouil­lon­nement « Près du sur­gisse­ment ». Où peut-on demeur­er pour écrire un poème ? Près de la source.

Les pho­togra­phies de Stéphane Dele­croix, pho­tographe-philosophe à la recherche de beauté et d’harmonie à tra­vers son viseur, nous y invi­tent : du minéral à l’aquatique en pas­sant par le végé­tal, on suit un regard qui nous ini­tie. L’eau, la terre, l’air, le feu, les qua­tre élé­ments sont présents aux­quels il faudrait peut-être ajouter le vide, ce cinquième élé­ment du boud­dhisme. C’est ain­si que Près du sur­gisse­ment sem­ble retrac­er une genèse personnelle.

L’histoire de ce livre est présen­tée en avant-pro­pos. Tout a com­mencé, pour la poète, par l’« éton­nement, mêlé d’émerveillement, face aux images sin­gulières de Stéphane Dele­croix : sou­vent proches de l’abstraction, tou­jours inspirées par le monde naturel, ses pho­togra­phies traduisent une présence au monde à la fois intense et respectueuse1 ». Reliant ces images à ses recherch­es sur l’histoire des let­tres de l’alphabet, la poète en avait sélec­tion­né 26 (+2 pour début et fin), puis avait procédé à un mon­tage (étab­lis­sant un ordre) et écrit une suite de 26 poèmes, de « Alti­tude » à « Zénith ». 

Sabine Dewulf, Près du sur­gisse­ment, pho­togra­phies de Stéphane Dele­croix, Édi­tions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024 – 70 pages, 12 €

Quelques années plus tard, elle s’est éloignée de ses poèmes jugés par elle-même trop « ten­dus vers un uni­versel idéal­isé », alors que les pho­togra­phies la fasci­naient tou­jours autant. Elle a donc écarté les poèmes de Cos­mos où nous dor­mons1 et procédé à un autre mon­tage, pre­mière intro­duc­tion du temps, d’un rythme, d’un instan­ta­né à l’autre, chemin tracé pour con­ter une autre histoire.

Sabine Dewulf est de ces poètes qui pour­raient repren­dre la for­mule chère à Georges Didi-Huber­man : « Aller lire ailleurs pour voir si j’y suis.2 » Si le téléob­jec­tif rap­proche le loin­tain en quête de lumière, d’harmonie, de lignes et formes abstraites, l’écriture fait pénétr­er dans un arrière-plan intime. Plus de con­trainte alphabé­tique, voici une suite de poèmes retraçant un développe­ment, une crois­sance, une quête per­son­nelle et spir­ituelle par­tant de l’enfance pour y retourn­er. La brièveté des poèmes répond à l’instantanéité des pho­togra­phies. Le pho­tographe n’intervient plus quand la poète entre­prend de lire et relire les images, de les lier et reli­er entre elles et avec les textes.

Il suf­fit de rester, il suf­fit de vivre l’instant. Sabine Dewulf l’exprime dans la pré­face : « face à une réal­ité sen­si­ble » livrée par les pho­tos, les images « parvi­en­nent à nous dépayser ». C’est qu’un détail dans l’immensité du ciel, par exem­ple, tra­verse l’espace telle une vir­gule à l’envers, faisant signe ou énigme. La poète le décou­vre, l’éprouve et voit « la frac­ture ». Jamais, dans ce joli livre, le sens des poèmes n’amoindrit la per­cep­tion. Quelque chose, sug­géré par l’image, est revis­ité au prisme de la vision et de la poésie.

Les images aqua­tiques domi­nent la série : neuf sur vingt-six. De l’eau naît la vie, puis les émo­tions, celles de l’enfance et celles de toujours

Comme un rire égaré
la marée est montée

et si la mer m’envahissait
prof­i­tant d’une porte
entrebâillée

la façade défaite
seul compterait le large

l’eau que je suis déjà 

Les vagues, les larmes, la pluie se mêlent dès le poème suiv­ant. C’est une sorte de chaos orig­inel, mais dans lequel déjà « tout s’ordonne illisible ».

Un nuage, vir­gule inver­sée dans le ciel, sera lu comme le signe d’acquiescement au ciel et à sa couleur. Le ciel con­stitue l’une des par­en­thès­es priv­ilégiées du livre. La décli­nai­son des couleurs, la présence des nuages ou leur absence, per­met à la poète de dis­cern­er des émo­tions et de les ren­dre fer­tiles. Sa force est telle qu’elle absorbe la colère et facilite le pas­sage vers l’écriture. La for­mu­la­tion, à tra­vers la lec­ture des signes du monde, sauve­g­arde l’impression vive de la con­tem­pla­tion et le regard est ori­en­té vers un dépassement :

j’ai appris à pleurer
sans le vouloir le gouffre
s’est inversé

c’est à peine s’il gronde 

Cette inver­sion, per­mise par l’écriture, ouvre un espace de signification :

Sur mon som­meil se penche
une face nouvelle
qui fait la ronde 

Ronde d’enfance, ronde Terre con­ciliante et protectrice.

Sabine Dewulf est poète de la Terre. Dans son deux­ième livre, Habi­tant le qui-vive3, elle le posait bien dès son titre. Elle y écrivait par exem­ple : « Je rêve de mon corps comme ven­tre de terre ». Son pre­mier livre per­son­nel, Et je suis sur la terre4, insis­tait sur cette présence qui implique blessures, failles et man­ques. Elle y évo­quait « la blessure ini­tiale ». Ici, elle nous con­fie : « J’habite la frac­ture » et « je suis la vul­nérable ». Par­fois les rêves ou rêver­ies entraî­nent très loin, mais : « je touche la terre au réveil // fris­son­nement ». La quête qui per­met l’envol vers le ciel et au-delà ne peut faire oubli­er qu’il nous faut habiter la Terre en toute lucidité :

de moins en moins je souffre 

en remer­ciant
je cherche ce qui brûle 

Un ciel uni­for­mé­ment et inten­sé­ment bleu, est à peine mar­qué d’une trace d’avion : une dis­pari­tion. Ce ciel est-il un vide, le néant ou un ailleurs ? Le poème nous entraîne plus loin nous révélant, avec la même inten­sité, que « le soleil / partout rend grâce au bleu // depuis la nuit jusqu’au vertige ».

Vie et poème con­fon­dus dans l’apprentissage : chaque texte apprivoise l’instant, c’est ce couron­nement d’un équili­bre trou­vé qui est célébré à tra­vers le livre. Les poèmes, guidés par les images, restituent une quête où ce qui est cher­ché ne résout pas les dilemmes mais les rend viv­ables. Aucune fuite n’est ten­tée, la con­fronta­tion salu­taire ouvre à la méta­mor­phose, « après les soubresauts/l’éternelle colonne ».

Sur la pho­togra­phie de Stéphane Dele­croix enfin une sil­hou­ette enfan­tine dans l’éclat du bord de mer, l’ultime poème sem­ble con­cen­tr­er ce chemin par­cou­ru qui ramène au sur­gisse­ment tou­jours recom­mencé de l’enfance  :

Un enc­los s’est défait

je me sou­viens j’étais
une enfant sur les vagues

mor­dant l’été
au sous-bois des aiguilles
à ce point odorantes

que même entre deux murs la mer
sur­git encore 

Notes 

1. Cos­mos où nous dor­mons, Stéphane Dele­croix et Sabine Dewulf — Terre à ciel (terreaciel.net)

2. Georges Didi-Huber­man, Tables de mon­tage (Édi­tions de l’IMEC, 2023).

3. Sabine Dewulf, Habi­tant le qui-vive – œuvre d’Ise (L’herbe qui trem­ble, 2022).

4. Sabine Dewulf, Et je suis sur la terreaquarelles de Car­o­line François-Rubi­no (L’herbe qui trem­ble, 2020).

Présentation de l’auteur

Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cam­brai, agrégée de let­tres mod­ernes, doc­teur ès let­tres et for­mée en psy­ch­analyse rêve-éveil­lé, Sabine Dewulf se pas­sionne pour la poésie, la con­nais­sance de soi et toutes les formes de spir­i­tu­al­ité. En 2003, elle a fondé avec Hen­ri Mer­lin l’association des « Amis de Jules Super­vielle », actuelle­ment dirigée par Hélène Claire­fond. Tous les ouvrages qu’elle a pub­liés sont en lien étroit avec la poésie.

 

Bibliographie

Jules Super­vielle ou la con­nais­sance poé­tique (2 tomes), L’Harmattan, 2001.
Les Jardins de Colette – Par­cours sym­bol­ique et ludique vers notre Eden intérieur, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, édi­tions du Souf­fle d’Or, 2004.
La Fable du monde – Jules Super­vielle, coll. « Par­cours de lec­ture », Bertrand-Lacoste, 2008.
Pierre Dhain­aut, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2008.
Jules Super­vielle aujourd’hui, actes du col­loque d’Oloron-sainte-Marie, textes réu­nis et présen­tés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Press­es Uni­ver­si­taires de Pau, 2009.
Le Jeu des miroirs – Décou­vrez votre vrai vis­age avec Dou­glas Hard­ing et Jules Super­vielle, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, Le Souf­fle d’Or, 2011
Les Trois cheveux d’or – Par­cours de guéri­son avec les frères Grimm et Pierre Dhain­aut, avec la col­lab­o­ra­tion de Stéphanie Del­court et Eric Dewulf, Le Souf­fle d’Or, 2016.
Ray­mond Fari­na, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2019.
Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Car­o­line François-Rubi­no, L’Herbe qui trem­ble, 2020.
Tu dis délivr­er la lumière, coécrit avec Flo­rence Saint-Roch, poèmes et pho­togra­phies, Pourquoi viens-tu si tard, 2021.
En regard, à l’écoute — La poésie de Pierre Dhain­aut à tra­vers les livres d’artiste, Ville de Lille et Inven­it, 2021.

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Isabelle Lévesque

Isabelle Lévesque a pub­lié en 2011 Or et le jour (antholo­gie Triages, Tara­buste), Ultime Amer (Rafael de Sur­tis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives). Elle a fait paraître en 2012 : Ossa­t­ure du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Van­neaux) et Ravin des nuits que tout bous­cule (Éd. Hen­ry). En 2013 égale­ment un livre d’artiste en français et en ital­ien a été édité : Neve, pho­togra­phies de Raf­faele Bon­uo­mo, tra­duc­tion de Mar­co Rota (Edi­zioni Quaderni di Orfeo). En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en ital­ien par Mar­co Rota – Edi­zioni Il ragaz­zo innocuo, coll. Scrip­sit Sculp­sit) Sont parus à L’herbe qui trem­ble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix inter­na­tion­al de Poésie fran­coph­o­ne Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhain­aut (2018), Chemin des cen­tau­rées (2019), En découdre (2021) et Je souf­fle, et rien. (2022). En 2022, les édi­tions Mains-Soleil ont pub­lié Elles, de Fab­rice Rebey­rolle et Isabelle Lévesque. Isabelle Lévesque écrit des arti­cles pour plusieurs revues : Quin­zaines / La Nou­velle Quin­zaine Lit­téraire, Europe, Ter­res de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poez­ibao … Sur inter­net : https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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