Sabine Venaruzzo, la Demoiselle qui prend le pouls du poème

Bien que niçoise tout comme elle, il n'est pas simple de rencontrer Sabine, flamme vive toujours en mouvement. Le projet d'un entretien né lors des Voix Vives de Sète ne se concrétisera pas autrement qu'un soir bien tard, où on ne l'attendait plus, par un riche échange téléphonique, au cours duquel il m'est apparu urgent et nécessaire de prendre des notes, avant que la poète ne reparte pour ses projets de tournée théâtrale.

Car Sabine,  est l'âme de nombreux projets collectifs également : elle est à l'origine du festival des Alpes Maritimes Les Journées poët-poët, dont Sapho et Serge Pey sont les parrain et marraine. Elle a aussi fondé, et anime, la compagnie  Une petite voix m'a dit  dont le spectacle  des « 4 barbues » -  Le Pari d'en rire, avec Caroline Fay, Danielle Bonito, Dominique Glory - a fait salle comble au festival d'Avignon. Sur son site,  on trouve des traces de ses vidéos, des performances sonores – mais  faute de temps, rien n'indique ses dernières activités, notamment durant les confinements : l'appel à la poésie, les installations sonores et poétiques dans la ville de Nice... 

Interrogée sur ses multiples activités,  et ce qui les relie, Sabine s'interroge – peut-on parler pour elle de «  performance  »  ? Elle préfère la parole «  acte  » ou «  action  ». Elle envisage ses actions comme un prolongement de son écriture poétique – et se place dans la permanence du questionnement de sa pratique. C'est un canal pour faire passer sa poésie, et il lui semble essentiel de chercher un équilibre entre l'impact visuel, les technologies utilisées, et le poème à faire passer dans la spontanéité, car pour elle, tout participe à la Circulation de la poésie. 

Formée au spectacle vivant, elle pratique l’art de la Performance depuis plus de 15 ans. Le travail avec l'Action Theater©, auprès duquel elle s'est aussi formée, nourrit profondément son art poétique. Elle travaille la composition spontanée / en temps réel : forme écrite, physique et orale – et elle questionne naturellement la poésie hors du livre et le rôle du poète dans le monde qu’il habite, au travers d'actes de poésie spectaculaire éphémères ou durables sur les territoires, pour et avec tous les publics. Ainsi naît La Demoiselle et cætera, forme spectaculaire et incarnée de sa poésie, avec  laquelle elle affirme la place du corps  qu'elle expérimente avec le concept de corpoliture (écrire avec son corps, le territoire comme page blanche) et d'oraliture (écrire avec la voix) au même titre que l’écriture. 

© Clément Démange.

Depuis 11 ans, et particulièrement depuis le déconfinement mai 2020 elle mène l'action de la demoiselle en gants de boxe,  son corps, mains et tête masqués, comme partie de son écriture  poétique : corps-crayon, et le territoire devenant la Page blanche. Elle insiste aussi sur le fait que dans ses actions, il lui faut maintenir la spontanéité – pas de répétitivité qui devienne mécanique – c'est le principe même de ces actes-performances.

Ce qu'elle cherche, c'est l'accord final qui résonne encore après la fin de la résonance, un silence encore habité par la musique – Sabine parle en musicienne, elle est aussi chanteuse lyrique et toute sa pratique en est infusée. 

Elle parle de ce ressenti face à une réalité urbaine et sociale modifiée par la pandémie – nouveaux marquages, modifications des espaces et de leur utilisation – et de l'urgence physique d'écrire qu'elle a éprouvée, tout en se retrouvant face à l'impossibilité de mettre les mots sur le papier : d'où l’exploration de l’écriture poétique dans cet état avec son corps crayon ou personnage-signe de la demoiselle en rouge. Elle choisit des lieux qui lui parlent lors d'un parcours aléatoire, et elle écrit avec son corps-crayon son ressenti en ce lieu – fixé par la photo d' Eric Clément Demange Il ne s'agit pas d'exprimer des concepts, il n'y a pas de mots, mais un flux sensible dans l'espace où elle baigne, qu'elle fait passer dans ses gestes. L'unique contrainte posée est celle d'une durée inférieure à 2 minutes  : comme des haikus visuels, les « cris demoiselle  », formulés par la corpoliture(mot qu'elle préfère décidément à celui de chorégraphie que je propose). 

Son travail est l'expression d'un exploration, d'une réflexion en cours. A la Ciotat, en 2020, le projet des cris lui faisait distribuer des papiers au public pour recueillir des mots à partir de ce qu'elle exprimait par son corps. Elle nourrit l'idéal d'un immense poème fraternel composé des mots ressentis par les écoutants.  C'est le sens de son manifeste P.P.F. (Projet Poétique Fondamental) : « une reconquête des espaces où le poète fait rejaillir le sensible dans nos réalités qui l’étouffent. Un sensible qui se nourrit de nos histoires personnelles, de mémoire collective et d’actualité récente.» 

Durant le dernier confinement de 2021, dans le cadre du forum Jacques Prévert, elle réalise avec Arthur Ribo  les « rêves ailés à deux plumes » proposant, en live sur facebook, un échange vidéo avec un public qui participe à la création conjointe des poèmes en proposant des mots qui s'insèrent dans le tissu créatif  : un texte appelant un mot, qui appelle un texte... 

"Dans le ciment", écriture et performance : Sabine Venaruzzo.
Plus de vidéos sur la chaîne.

A quoi servent ces dispositifs et ces actions  ? Sabine envisage un futur recueil écrit à partir des mots recueillis au fil des actions, mais elle pense aussi participer ainsi à la création de ce qu'elle appelle « un recueil en sensibilité augmentée  »  comme elle le nomme : « est-ce que ça sème des graines  ? » se demande-t-elle. Mettre des mots sur l'insaisissable qui est au cœur de l'échange, cartographier ces moments sensibles sur nos territoires , dit-elle, dans lesquels baignent ensemble performeuse et public, comme dans un liquide amniotique, et source de surprise autant pour la poète que pour les participants. Il importe de laisser sa place à l'imprévu – qu'elle se refuse à nommer «  improvisation  », mot qu'elle ressent comme péjoratif. Pour elle, ce qui compte, c'est l'état de présence au monde, qui est l'état même de poésie. 

Elle travaille ainsi également avec des enfants, et même en crèche, avec des tout-petits : elle souligne la magie de leur émerveillement en correspondance avec l’état de poésie dans lequel elle les plonge. «  l'opéra minuscule  » avec Caroline Duval est créé à partir de leurs performances et improvisations. 

Ce qui compte, insiste-t-elle, c' est l'état de présence à ce qui se passe ici et maintenant – l'état de conscience dans l'action, quel que soit l'acte artistique. Cette attitude, cette attention – et j'ai envie d'écrire ad- tension, elle la pratique aussi au quotidien, à travers la méditation. 

La marche symbolique de Vintimiglia à Nice, avec dans les valises, les mots des migrants sur les galets

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Un moment de la marelle, à l'aéroport de Berlin. © Clément Démange.

A propos de ses actions pour les migrants -  je citerai  la marche symbolique de janvier 2017 menée depuis Vintimiglia,((accompagnée par les musiciens Raphaël Zweifel et Gwenn Masseglia et filmée par le vidéaste Rémy Masseglia. Le court métrage poétique est projeté lors de festivals en France et à l’étranger.)) -  elle parle plutôt de «  poésie-action  » selon le terme de Chiara Mulas (plasticienne et photographe, compagne de Serge Pey), car l'intention politique y était très forte, tout comme pour une autre action – les Mots Charte(r)s - menée à l'aéroport Tempelhof de Berlin, en plein cœur de Berlin avec ses complices Eric Clément-Demange (photographe) et Benoît Berrou (musicien), toujours pour dénoncer la condition des migrants.

Elle y avait proposé une marelle de mots sur les pistes d'envol, puis avait inventé une marelle sur laquelle les enfants pouvaient jouer avec des avions de papier - évoquant ceux qui passent régulièrement le grillage derrière lequel sont parqués les migrants.  C'est alors, dans la rencontre et le geste, que se créent des moments poétiques : c'est avec eux que la performeuse envoyaient les avions sur la marelle d'envol, dans laquelle ils inscrivaient le mot qui importait pour eux - souvenir, mot d'espoir, mot tendre... 

Durant le confinement, c'est tout naturellement qu'est né le projet «  appel à poésie  ». Il tentait de proposer une réponse au problème qu'il posait : l'être ensemble en poésie même séparés, mais en lien grâce au réseau, à la toile et aux modernes moyens de communication. Une vidéo regroupe les nombreuses participations à cette performance collective (voir en fin d'article). 

 J'ajouterai, pour y avoir goûté,  les lectures chuchotées au creux de l'oreille (un quart d'heure? vingt minutes? Le temps m'a semblé suspendu) via le téléphone. C'est en mars 2020 qu'elle a ressenti la nécessité de créer une ligne téléphonique, Minute Poësie,  pour maintenir du lien social et poétique dans cette période d'isolement. Il s'agit bien de mon point de vue d'une autre pratique de performance de la poète, qui tient à cette démarche de contact sonore à travers la technique du "chuchotage" qui permet aux mots d'entrer dans l'intime de l'auditeur comme une voix intérieure. 

A Sète, où elle a eu l'occasion d'offrir ses actions de La Demoiselle Et caetera, Sabine a redoublé de questionnements, notamment, me dit-elle,  après un riche échange avec Jean Le Boel, éditeur de poésie, poète invité du festival,  et fervent tenant de la poésie dans le livre  : pourtant, insiste Sabine (dont le premier recueil vient de paraître aux éditions de l'Aigrette ((https://www.recoursaupoeme.fr/sabine-venaruzzo-et-maintenant-jattends/)), hors du livre aussi, se trouve la poésie :  le poète habite le monde, et y transporte sa charge poétique. Cette dernière, pense Sabine, passe par le rapport au corps écrivant, et par le souffle. Mais quand – à partir de quand, et où - peut-on parler de poésie  ? Le temps de latence, cette ouverture flottante dans laquelle se formera (peut-être) le poème final, est-il déjà poésie  ? Oui, sans doute, pense-t-elle, cette «  vacance  », cet accueil du monde en soi est un état de poésie, qu'il importe de transmettre. Mais son questionnement se prolonge  : qu'en est-il du poème lui-même, une fois créé  ? A-t-il une vie propre  ? A-t-il une «  pulsation cardiaque  » variable suivant le(s) lecteur(s), leur état émotionnel, le lieu et le moment de la diction... Un poème survit au poète, il est le fruit d'une sensibilité augmentée... mais un poème meurt-il aussi  ? (Ces questionnements sont repris dans le poème qui suit).) Et ne faut-il pas toujours le réanimer, au fond, par l'action du dire, du faire  ?  

Envisager avec elle la performance comme un défibrillateur poétique, peut-être  ? 

INDICATION VITALE
Sabine Venaruzzo

La fréquence cardiaque est le nombre de battements cardiaques par unité de temps. Disons par minute.

Selon les espèces animales, la fréquence cardiaque est très inégale. Ainsi pour la baleine, le plus gros mammifère actuel, la fréquence cardiaque est inférieure à 20 battements par minute ; pour les chiens, elle est comprise entre 70 et 90 battements par minute, pour les chats, elle est comprise entre 110 et 130 battements par minute au repos, pour le serpent, elle varie selon les températures optimales de chaque espèce de 20 à 70 battements par minute, pour les oiseaux elle varie de 93 pulsations par minute chez le Dindon au repos à plus de 1 000 pour les oiseaux-mouches en plein vol, pour la mouche à viande elle peut atteindre 375 par minute, avec des périodes de pause sans battements et pour la souris de 500 à 600 battements par minute.

Venons-en à l’homme.

Au confort, elle est d'environ 60 battements par minute et chez l’enfant de 80 par minute.

Chez l’homme en détresse, elle est d’environ 220 battements par minute.

Au-delà d’une certaine limite suivant l’âge, il est mort. Le poète est vivant.

Sa pulsation cardiaque varie suivant s’il est au repos, en détresse ou mort.

Le poème écrit par un poète vivant a-t-il une pulsation cardiaque ?

Le poème écrit par un poète aujourd’hui mort garde-t-il une pulsation cardiaque ?

Le poème écrit par le poète s’aligne-t-il à sa pulsation cardiaque suivant s’il est dans le confort ou en détresse ?

Le poème déclamé garde-t-il la même pulsation cardiaque qu’un poème écrit ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un homme ou une femme au repos à un homme ou une femme en détresse ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un homme ou une femme en détresse à un homme ou une femme au repos ?

La pulsation cardiaque du poème augmente telle s’il est déclamé par plus d’une personne ?

Un groupe d’hommes et de femmes peut-il augmenter la pulsation cardiaque du poème s’ils le déclament ensemble ?

Les pulsations cardiaques s’additionnent elles ?

Pouvons-nous parler de sensibilité augmentée ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes en détresse à toute une population au repos ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes au repos à toute une population en détresse ?

Quelle est la pulsation cardiaque d’un poème déclamé par un groupe d’hommes et de femmes en détresse à toute une population en détresse ?

Implose-t-il ?

Imaginons un poème écrit sous forme d’interrogations multiples. Disons qu’il a une pulsation cardiaque qui lui est propre.

Imaginons maintenant qu’une personne particulièrement sensible à ce poème lui écrive des réponses. Le poème s’enrichit alors de ces mots et se transforme. Il devient alors un autre poème, disons un poème fraternel ou solidaire. Sa pulsation cardiaque initiale augmente elle ?

Quid si plusieurs personnes écrivent d’autres réponses aux mêmes interrogations du poème initial ?

Pouvons-nous imaginer qu’un poème en sensibilité augmentée puisse exister ? Que deviendrait sa pulsation ? Existe-il une pulsation cardiaque maximale pour un poème initial ainsi transformé ? Existe-il un seuil au-delà duquel le poème s’auto détruit ?

Un poème peut-il mourir ?

"Appel à poésie" : florilège des participations vidéos à l'action collective proposée par Sabine Venaruzzo et Une Petite voix m'a dit