Samuel Martin-Boche, Autoportrait d’après nature et autres poèmes
AUTOPORTRAIT D’APRÈS NATURE
Si j’étais peintre, je mettrais dans mon tableau :
ma signature, en bas à droite de la toile blanche, commençant
par la fin, puis au centre un arbre renversé, de telle sorte
qu’il retourne ses racines vers un ciel de tourmaline, avec ses doutes
irisés en suspension, auquel je fixerais quelques étoiles mortes
comme un feu pour attiser la nostalgie et mieux souligner le silence ;
sur le côté un indien en charge de la lune (hors du cadre),
guetteur stoïque, bras croisés, cerclés par le réel, témoin
muet de ma suffisance ; à sa gauche un livre ouvert à la page
du crime ou des réconciliations, issue ou échappatoire de l’esprit,
parce qu’il est la seule fenêtre peinte ;
plus loin sur sa droite, un miroir brisé dont les morceaux épars gisent
au sol (ou est-ce le ciel ?), au cas où il lui prendrait
cette envie barbare de déchirer l’espace pour s’arracher à l’ennui ;
et dans un dernier coup de pinceau, lorsqu’une fois lancé
le geste ne peut arrêter son élan d’oiseau qui l’emporte,
(comme ces bouquets de phalanges chez Garouste
si démultipliées qu’elles semblent s’échapper des mains),
– comment ne pas tordre les figures et noyer absolument le paysage ?
DÉAMBULATIONS
L’œil attentif
tu arpentes la rue
et tu penses à tout ce qui s’évade
échappe à ton regard
de passant relatif
aux fenêtres qui se referment
aux rumeurs qui s’éteignent
gravies
des marches
à proportion
aux origines qui te seront à jamais source
d’inutiles spéculations
à la vie que tu traverses
sans pénétrer le mystère des choses
ni la singularité des êtres sans savoir
si le chat voisin la veille disparu –
si le restaurant fermé pour travaux –
ou si l’ouvrier demain
du haut de son échafaudage –
ignorant l’affiche salie sur la façade
S’enchevêtrant comme des branches
de chèvrefeuille ou comme
ce lierre dans l’absolu du ciel
le quartier t’échappe
par toutes ses issues
tes pas que les murs
répercutent vont
bégayant ton nom
se perd
dans la ville
LA SOIF DU CONSUL
Cioran
En quête du secret de l’être aux heures des conclusions qui hurlent
à la lune te prennent à la gorge tu vas cherchant dans
chaque gorgée incandescente de ton verre une réponse ô
poursuite d’absolu dont chaque gorgée plus amère semble-t-il te
rapproche davantage du centre tandis que la suivante sur le bord rongé
de la volonté reconduit ta soif et son obstination portant plus loin
l’énigme l’interrogation sur l’axe aveugle du monde sa révélation plus
éloignée semble-t-il au moment trouble où cette autre viendra répéter la
promesse passagère d’un accueil pour abriter le volcan et son mystère
l’angoisse de l’existence parmi les tiens et la connaissance
imparfaite nécessairement mais c’est une vérité
de noyé que tu cueilles au fond de ton verre vide
VISAGE DE LA NOSTALGIE
Et je pense à lui Thomas de Quincey au rendez-vous
manqué d’Ann pour toujours (16 ans) – pour toujours ! –
rejointe dans l’opium plus tard ou parmi les vapeurs
du rêve ou de Londres – brouillard prémices du progrès déjà sale
comme suie – au détour de l’hallucination sur tel grabat sordide
soit à bord de quelque malle poste pour distancer sur une route
secouée de cahots les persécutions
du remords et faire son deuil
de l’amour perdu deuil de la mémoire défaite ou de l’art
garant indigent de l’oubli
deuil de la vérité sous ses masques d’emprunt
deuil de soi de l’enfance au génie égaré dans la course
deuil de la naissance de l’avenir sans nous enfin le deuil
en abyme
le regret chez lui une respiration
CIRCULATIONS
Traversant l’esplanade te nommant et l’asphalte
brûlant comme ta vie écourtée
ce nom de jeunesse signe ou étoile dans nos nuits
sur le panneau une date 1939 puis ta mort –
Un livre de toi au fond de mon sac fantassin
ou piéton de la ville qui manqua être ta dernière
étape je pense aux destins croisés aux rencontres
qui avortent ces rendez-vous sans poignées de mains
En quête des traces de celui qui fut toi et ton corps
jamais retrouvé ni ton manuscrit
plus important que ma vie disais-tu
consultant le dédale des ruelles les squares
pour mieux borner les hontes du plein jour
tandis qu’autour le trafic s’ajuste patiemment
l’air saturé de pollens en cercle ou dispersés
puis accélérant le pas dans ma hâte de rentrer
pour le poème
sur la table et par ces premiers mots
ton nom Walter Benjamin
SEMAILLES
Allongeant ta déambulation tu joues à égrener le nom
des plantes vertueuses aux syllabes que tes lèvres
détachent très délicatement pour leur mystère
ou le respect naturel qu’elles inspirent
(leur prononciation gage de fortune)
eucalyptus asphodèle épilobe ou
potentille pétales de mots un
par vœu sous la langue
chaque serment frais
cueilli suppléant
son devancier
LÀ OÙ JE DOIS ÊTRE
Si vous me cherchez
là où je dois être
suivez les traces accrochées aux vents
flairez l’hésitation des confluents
puis derrière l’arbre aux fruits de soupçon
inspectez les parages
du regret retournez sur mes pas
habiterais-je le courant d’air ou l’éclaircie
frappez l’air de vos mains pour là où je dois être
prononcez mon nom à haute voix
empruntez les allées sans trajectoires car
la courbe conduit ma course là
où je dois être seulement
existe-t-il
DEMEURE DU POÈME
À l’intérieur du poème prenant place
et c’est parfois comme si familièrement
l’hôte avait laissé la porte ouverte
le pain est sur la table
un lit confiant rémunère tes efforts à l’inverse
d’autres appellent l’effraction et
le carreau cassé ta main
à tâtons seul guide dans l’obscur
les tiroirs un à un retournés
puis tes pas éconduits de pièce
en pièce chaque marche un examen
pour enfin le trésor au fond de la cave
sous la clé dormante